Bien connu des amateurs de livres rares et atypiques, Jacques Noël, le libraire d’Un Regard moderne, rue Git-le-cœur à Paris (6e), s’est éteint le 1er octobre.
La disparition inattendue de Jacques Noël, le libraire du Regard moderne à Paris (6e), a affecté la communauté des amateurs de livres rares et iconoclastes, comme en témoignent les nombreuses réactions postées sur les réseaux sociaux. http://www.livreshebdo.fr/article/le-libraire-jacques-noel-est-decede
Un ami, un ami cher est parmi nous la veille. Et disparu le lendemain…
J’ai vu Jacques pour la dernière fois il y a quelques semaines, je venais lui amener, fier comme un gosse, un exemplaire du Livre des trahisons sur le quinquennat de la gauche, à lui qui, à chacun de mes passages depuis un an, me demandait en revanche l’état d’avancement de mon essai sur Le Splendid. J’ai eu le temps de lui dire que je l’avais fini. J’ai eu le temps de lui remettre le premier ouvrage dans lequel j’ai eu l’honneur d’être publié. Je n’aurai pas eu le temps, en revanche, de lui exprimer à nouveau ma reconnaissance éternelle ; combien il est, a été et continuera à être pour moi un des rares cas vivants de sainteté que j’aurais eu la chance et le bonheur immenses d’aimer et de côtoyer : une intransigeance, une persévérance et une foi infinies mêlées à des rires espiègles fracassant les maux, des caresses dans le dos guérissant l’accablement de notre époque, et des cafés ou des sucreries pour ponctuer nos échanges comme autant d’ambroisies régénératrices. Un des derniers livres, ce jour-là, avec lequel je suis reparti dans ma poche était Socialisme-Satanique de Jean-Louis Costes, un opuscule de quelques feuillets à peine qui, je le pressentais, ridiculiserait d’une certaine manière tous les efforts de notre livre de quatre cent pages sur le gouvernement Hollande…
Jacques a semé dans l’âme de beaucoup. Et avec lui, les livres servaient à se connaître vous et lui. Il les disposait entre vos mains en pensant à chaque fois que les vôtres pouvaient être les bonnes ; celles pour qui ce livre, cette revue, cette BD, ce fanzine, avait été imprimé. Il se trompait rarement ; parfois il était seulement trop en avance…
Son antre troglodyte exigu, si les touristes aimaient au grand dam de son hôte le prendre en photo sans même y entrer, sans même y ouvrir un livre, c’est qu’il était faite pour le collé-serré, les battements de cœur palpables avant tout dans les yeux. Jacques aura au fond moins vendu de livres qu’il n’aura été le foyer centrifuge d’amitiés indéfectibles – car, au fond, les livres aussi restent des sortes de rencontres…
Moins de gens se déplaçaient depuis les récents attentats et cette apoplexie l’emmerdait beaucoup. Les temps étaient de plus en plus durs, mais surtout de moins en moins cléments pour un Mohican tel que lui. Mais si le fauve était parfois las, il n’en avait pas pour autant perdu son mordant, en particulier quand il s’agissait de congédier les vautours qui se pressaient de plus en plus périodiquement pour lui proposer, sous couvert de prolonger le « prestige » du lieu, de lui racheter son commerce, son fond et ses murs…
Quand on arrivait à l’angle de la rue Gît-le-Coeur, on avait une chance sur deux de voir sa silhouette noire rehaussée de sa crinière blanche en train de lire ou de fumer un clope sur le seuil de sa librairie. Il n’attendait pas, bien qu’il attendait beaucoup : il guettait. Quand il vous apercevait, le voilà qui rentrait presque immédiatement d’abord à l’intérieur, comme par pudeur…
Sa librairie m’évoquera toujours la boutique intrigante et magique de cette BD de Fred, L’histoire de la dernière image, et lui, le ‘Baron Tzigane’ qui prenait le héros par la main dans un voyage halluciné de sa propre psyché. Dedans, ça dansait, ça fouettait le regard ; c’était l’anti-caverne de Platon. Plutôt un long film ininterrompu, un mash-up sans cesse plus affolant dont les dessins, les images, les mots procrastinaient les limites de votre âme. Il régnait une gloutonnerie enfantine dans sa librairie. On se retrouvait bel et bien entre gosses dans une piaule qu’on savait ne jamais être rangée… alors qu’elle l’était. Chaque chose exactement à sa place, vous y compris.
Cette échoppe avec son requin en vitrine de la BD de Fred, c’est ça pour moi « Un Regard Moderne ». Chesterton écrivait que les plus belles pages de Robinson Crusoé étaient l’inventaire des objets qui avaient réchappé du naufrage. « Le plus beau des poèmes est un inventaire », concluait l’auteur anglais. A chacun le sien désormais ; inventaire et poème. Peu importe puisque le seul point commun indéfectible entre tous sera celui de nos amis trouvés ou amenés là-bas…
Jacques Noël est mort à la suite d’une rupture d’anévrisme dans la nuit du 30 septembre. Cette nuit, j’ai pu le revoir en rêve, j’ai pu encore entendre son rire, et rien que pour ça, ce matin est du coup moins gris. Si les nerfs ont lâché, jamais son cœur, lui, n’aurait flanché. Ce cœur, comme chacun sait, qu’il avait gros comme un radeau.
Jacques Noël vient de partir. Il avait inventé la librairie comme porte vers l’autre monde – on entrait au Regard Moderne rue Gît-le-coeur et on basculait dans des univers parallèles. On se perdait dans des espaces entre les espaces. On était comme Alice dans le terrier, tout était toujours trop grand ou trop petit et Jacques – énigmatique et impérial comme un Chat de Chester – nous passait des livres qui officiaient comme des gâteaux ou des boissons qui nous faisaient changer de taille.
Je ne sais plus si c’est Jean-Christophe Menu ou si c’est Placid qui m’en a parlé la première fois, tout début 1988. J’avais douze ans. Je suis entré dans sa précédente librairie, Les Yeux Fertiles, rue Dante ou Danton (à l’époque je les confondais, je n’avais pas lu le premier ni étudié le second) à la recherche de ce Graal nouveau : le graphzine. C’étaient des opuscules tirés à des poignées d’exemplaires, avec des images superbes, des visions sidérantes. Je connaissais déjà Bazooka, mais j’ai découvert Pascal Doury,Didier Captain Cavern, Y5/P5, Philippe Lagautrière, Jacques Pyon à travers des livres et des revues achetés chez lui. Autant dire que j’ai découvert la vie à travers les yeux qu’il nous fabriquait… Quels agencements improbables il laissait advenir ou provoquait par ses piles insensées de livres associés. J’ai passé un temps fou à chercher un livre caché derrière une pile de livres et un graphzine perdu dans un infra-rayon entre deux infra-rayons. Entre 1988 et 1991, il n’y avait pas un samedi où je ne me suis pas rendu dans sa librairie. Et je l’ai retrouvé en 1998, quand j’ai fait une autre revue, Spectre. Il est le premier libraire à qui je l’ai apportée. Je lui ai apporté quelques exemplaires de Spectre et je suis ressorti avec une pile de livres liés à Burroughs (mon écrivain-obsession à l’époque, et Jacques Noël en connaissait un rayon sur l’ancien habitant de la rue Gît-le-coeur). On trouvait tellement tout au Regard Moderne que c’était presque trop. Comme des joueurs invétérés ou des hommes en manque, on en aurait laissé notre chemise tant les merveilles et les raretés apparaissaient et semblaient soudain totalement indispensables. Personne n’était capable de nous faire vouloir impérativement un livre comme Jacques Noël, au point de ne plus savoir ensuite comment ce livre avait pu atterrir chez nous. Maintenant j’apprends que “le monde a perdu le meilleur libraire du monde” via le Facebook de Guillaume Dumora du Monte en l’air, autre meilleur libraire du monde.
Jacques Noël vient de partir… Je me console en me disant qu’à chaque fois que je ne me souviendrai plus de l’origine d’un livre présent dans ma bibliothèque, je penserai à lui.
Bien connu des amateurs de livres rares et atypiques, Jacques Noël, le libraire d’Un Regard moderne, rue Git-le-cœur à Paris (6e), s’est éteint le 1er octobre.
La disparition inattendue de Jacques Noël, le libraire du Regard moderne à Paris (6e), a affecté la communauté des amateurs de livres rares et iconoclastes, comme en témoignent les nombreuses réactions postées sur les réseaux sociaux.
http://www.livreshebdo.fr/article/le-libraire-jacques-noel-est-decede
| WARREN LAMBERT |
Un ami, un ami cher est parmi nous la veille. Et disparu le lendemain…
J’ai vu Jacques pour la dernière fois il y a quelques semaines, je venais lui amener, fier comme un gosse, un exemplaire du Livre des trahisons sur le quinquennat de la gauche, à lui qui, à chacun de mes passages depuis un an, me demandait en revanche l’état d’avancement de mon essai sur Le Splendid. J’ai eu le temps de lui dire que je l’avais fini. J’ai eu le temps de lui remettre le premier ouvrage dans lequel j’ai eu l’honneur d’être publié. Je n’aurai pas eu le temps, en revanche, de lui exprimer à nouveau ma reconnaissance éternelle ; combien il est, a été et continuera à être pour moi un des rares cas vivants de sainteté que j’aurais eu la chance et le bonheur immenses d’aimer et de côtoyer : une intransigeance, une persévérance et une foi infinies mêlées à des rires espiègles fracassant les maux, des caresses dans le dos guérissant l’accablement de notre époque, et des cafés ou des sucreries pour ponctuer nos échanges comme autant d’ambroisies régénératrices. Un des derniers livres, ce jour-là, avec lequel je suis reparti dans ma poche était Socialisme-Satanique de Jean-Louis Costes, un opuscule de quelques feuillets à peine qui, je le pressentais, ridiculiserait d’une certaine manière tous les efforts de notre livre de quatre cent pages sur le gouvernement Hollande…
Jacques a semé dans l’âme de beaucoup. Et avec lui, les livres servaient à se connaître vous et lui. Il les disposait entre vos mains en pensant à chaque fois que les vôtres pouvaient être les bonnes ; celles pour qui ce livre, cette revue, cette BD, ce fanzine, avait été imprimé. Il se trompait rarement ; parfois il était seulement trop en avance…
Son antre troglodyte exigu, si les touristes aimaient au grand dam de son hôte le prendre en photo sans même y entrer, sans même y ouvrir un livre, c’est qu’il était faite pour le collé-serré, les battements de cœur palpables avant tout dans les yeux. Jacques aura au fond moins vendu de livres qu’il n’aura été le foyer centrifuge d’amitiés indéfectibles – car, au fond, les livres aussi restent des sortes de rencontres…
Moins de gens se déplaçaient depuis les récents attentats et cette apoplexie l’emmerdait beaucoup. Les temps étaient de plus en plus durs, mais surtout de moins en moins cléments pour un Mohican tel que lui. Mais si le fauve était parfois las, il n’en avait pas pour autant perdu son mordant, en particulier quand il s’agissait de congédier les vautours qui se pressaient de plus en plus périodiquement pour lui proposer, sous couvert de prolonger le « prestige » du lieu, de lui racheter son commerce, son fond et ses murs…
Quand on arrivait à l’angle de la rue Gît-le-Coeur, on avait une chance sur deux de voir sa silhouette noire rehaussée de sa crinière blanche en train de lire ou de fumer un clope sur le seuil de sa librairie. Il n’attendait pas, bien qu’il attendait beaucoup : il guettait. Quand il vous apercevait, le voilà qui rentrait presque immédiatement d’abord à l’intérieur, comme par pudeur…
Sa librairie m’évoquera toujours la boutique intrigante et magique de cette BD de Fred, L’histoire de la dernière image, et lui, le ‘Baron Tzigane’ qui prenait le héros par la main dans un voyage halluciné de sa propre psyché. Dedans, ça dansait, ça fouettait le regard ; c’était l’anti-caverne de Platon. Plutôt un long film ininterrompu, un mash-up sans cesse plus affolant dont les dessins, les images, les mots procrastinaient les limites de votre âme. Il régnait une gloutonnerie enfantine dans sa librairie. On se retrouvait bel et bien entre gosses dans une piaule qu’on savait ne jamais être rangée… alors qu’elle l’était. Chaque chose exactement à sa place, vous y compris.
Cette échoppe avec son requin en vitrine de la BD de Fred, c’est ça pour moi « Un Regard Moderne ». Chesterton écrivait que les plus belles pages de Robinson Crusoé étaient l’inventaire des objets qui avaient réchappé du naufrage. « Le plus beau des poèmes est un inventaire », concluait l’auteur anglais. A chacun le sien désormais ; inventaire et poème. Peu importe puisque le seul point commun indéfectible entre tous sera celui de nos amis trouvés ou amenés là-bas…
Jacques Noël est mort à la suite d’une rupture d’anévrisme dans la nuit du 30 septembre. Cette nuit, j’ai pu le revoir en rêve, j’ai pu encore entendre son rire, et rien que pour ça, ce matin est du coup moins gris. Si les nerfs ont lâché, jamais son cœur, lui, n’aurait flanché. Ce cœur, comme chacun sait, qu’il avait gros comme un radeau.
| PACÔME THIELLEMENT |
Jacques Noël vient de partir. Il avait inventé la librairie comme porte vers l’autre monde – on entrait au Regard Moderne rue Gît-le-coeur et on basculait dans des univers parallèles. On se perdait dans des espaces entre les espaces. On était comme Alice dans le terrier, tout était toujours trop grand ou trop petit et Jacques – énigmatique et impérial comme un Chat de Chester – nous passait des livres qui officiaient comme des gâteaux ou des boissons qui nous faisaient changer de taille.
Je ne sais plus si c’est Jean-Christophe Menu ou si c’est Placid qui m’en a parlé la première fois, tout début 1988. J’avais douze ans. Je suis entré dans sa précédente librairie, Les Yeux Fertiles, rue Dante ou Danton (à l’époque je les confondais, je n’avais pas lu le premier ni étudié le second) à la recherche de ce Graal nouveau : le graphzine. C’étaient des opuscules tirés à des poignées d’exemplaires, avec des images superbes, des visions sidérantes. Je connaissais déjà Bazooka, mais j’ai découvert Pascal Doury,Didier Captain Cavern, Y5/P5, Philippe Lagautrière, Jacques Pyon à travers des livres et des revues achetés chez lui. Autant dire que j’ai découvert la vie à travers les yeux qu’il nous fabriquait… Quels agencements improbables il laissait advenir ou provoquait par ses piles insensées de livres associés. J’ai passé un temps fou à chercher un livre caché derrière une pile de livres et un graphzine perdu dans un infra-rayon entre deux infra-rayons. Entre 1988 et 1991, il n’y avait pas un samedi où je ne me suis pas rendu dans sa librairie. Et je l’ai retrouvé en 1998, quand j’ai fait une autre revue, Spectre. Il est le premier libraire à qui je l’ai apportée. Je lui ai apporté quelques exemplaires de Spectre et je suis ressorti avec une pile de livres liés à Burroughs (mon écrivain-obsession à l’époque, et Jacques Noël en connaissait un rayon sur l’ancien habitant de la rue Gît-le-coeur). On trouvait tellement tout au Regard Moderne que c’était presque trop. Comme des joueurs invétérés ou des hommes en manque, on en aurait laissé notre chemise tant les merveilles et les raretés apparaissaient et semblaient soudain totalement indispensables. Personne n’était capable de nous faire vouloir impérativement un livre comme Jacques Noël, au point de ne plus savoir ensuite comment ce livre avait pu atterrir chez nous. Maintenant j’apprends que “le monde a perdu le meilleur libraire du monde” via le Facebook de Guillaume Dumora du Monte en l’air, autre meilleur libraire du monde.
Jacques Noël vient de partir… Je me console en me disant qu’à chaque fois que je ne me souviendrai plus de l’origine d’un livre présent dans ma bibliothèque, je penserai à lui.