Appel : Presse, prostitution, bas-fonds
Presse, prostitution, bas-fonds
dans l’espace médiatique francophone, 1830-1930
Colloque international
Université Laval (Québec, Canada)
7-9 juin 2012
La « constitution [de la presse] est par nature la prostitution », affirmait Karl Kraus[1]. Bien que le phénomène remonte certainement à l’Ancien Régime, la culture médiatique de la modernité s’est constituée sur un malaise : à partir de la monarchie de Juillet, la presse ne cesse d’expier le péché originel que constitue l’association de la pensée et des pratiques lettrées au monde de l’imprimé périodique. Pendant un siècle au moins – celui que le présent colloque se propose de parcourir en France et dans l’espace francophone – l’imaginaire social reconduit et recycle les mises en scène d’une culture de l’imprimé prostituée à des impératifs commerciaux (augmenter les tirages) et sociaux (séduire les lecteurs). Pour autant l’association entre la presse et la prostitution ne se limitera pas dans ce colloque à une analogie. Il s’agira d’envisager les dimensions multiples et souvent interreliées d’un phénomène qu’il faut saisir globalement, et qui invite à revisiter certains grands enjeux de la culture médiatique : notamment la relation problématique que le journal entretient avec la littérature, la construction journalistique de certaines scènes urbaines caractéristiques (les boulevards, les zones périphériques, la maison close), les débats sociaux sur la place de la presse dans les démocraties, et même la poétique médiatique à partir du moment où l’enquête et le reportage modifient les manières de faire du journalisme. Ainsi, le colloque invite à considérer, sans s’y limiter nécessairement, divers axes qui permettront d’articuler la réflexion collective des trois journées de travail :
Le journaliste et la prostituée fictifs. Dès l’origine le journaliste est une créature suspecte mais déchirée, associée directement ou métaphoriquement à la prostitution du talent et de la plume, comme le symbolise la passion de Lucien pour Coralie dans les Illusions perdues de Balzac. Des lieux s’imposent à cette rencontre : le foyer des théâtres, le Palais-Royal où cohabitent libraires et prostituées, le salon. On s’interrogera sur la manière dont la littérature met en scène le couple que forment le journaliste et la prostituée, la permanence de cet imaginaire aussi bien que ses évolutions, notamment par les renouvellements énonciatifs des fictions de l’enquête journalistique dont La Maison Philibert de Jean Lorrain (1904) est un modèle. Il serait particulièrement intéressant de montrer de quelle manière la presse a été, pour la littérature dans son rapport à la prostitution, une forme de médiation incontournable et un réservoir de lieux, de personnages et de scènes.
Le journal prostitué. Le colloque sera l’occasion de s’interroger sur les discours critiques où camaraderie et prostitution de la pensée sont parfois très proches l’une de l’autre. La presse serait le lieu d’une transaction honteuse, celle où la littérature va chercher son public en retour de bénéfices économiques immédiats. Comme l’a bien montré l’anthologie établie par Lise Dumasy (1997), le roman-feuilleton est également au centre d’un discours moral et social quasi-unanimement dépréciatif sous la monarchie de Juillet, qui puise largement à un imaginaire de la prostitution. Sous la IIIe République, le débat se cristallise autour d’une presse qui aurait littéralement monnayé, notamment par le biais de la réclame, son indépendance. L’imaginaire de la prostitution se connecte alors avec celui des grandes affaires médiatiques qui secouent l’opinion. De manière générale et lorsque le réseau métaphorique convoqué le justifie, on pourra donc aborder le rapport délicat que la presse entretient avec l’argent, la manière dont elle « se vend » et la façon dont s’orchestrent les débats, éthiques et moraux, qui en découlent. Pourront aussi faire l’objet de présentations les réflexions qui porteront sur les libertés et contraintes du discours de presse en regard des différentes législations en vigueur, lesquelles évoluent considérablement entre 1830 et 1930, et qui ne sont pas sans conséquences sur la manière d’évoquer la prostitution.
Les plaisirs du Boulevard. Le colloque s’intéressera au vaste corpus d’une presse spécialisée qui n’a cessé, sur le siècle envisagé, de se renouveler et de s’adapter à un contexte de plus en plus propice à la spectacularisation et aux divertissements. On abordera la presse demi-mondaine et prostitutionnelle, dont La Vie Parisienne sous le second Empire est l’une des grandes références. Un peu plus tard le Courrier Français et Gil-Blas, ancêtres de la presse people, rendent compte avec délectation de la vie publique des « cocottes » et des « horizontales ». Après la Première Guerre mondiale le genre se renouvelle grâce à la presse populaire et à la vogue des magazines ; ainsi de l’hebdomadaire Détective, lancé en 1928, explorant les lieux préférés du « milieu » – bars et boîtes de nuit de Montmartre et de Pigalle. La presse du théâtre et du spectacle est aussi directement concernée, et on ne s’interdira pas non plus de réfléchir aux différentes manifestations d’une presse pornographique qui ne se traduit pas invariablement par l’image « crue » mais relève d’un état de sensibilité historiquement situé (Angenot, 1986).
Les poétiques journalistiques. Historiquement, les genres de la chronique et du reportage sont les médiations journalistiques par excellence de la prostitution. Dès l’origine la chronique s’attarde aux lieux de plaisirs, tandis que l’imaginaire de la courtisane de haut vol teinte les représentations d’un Paris fantasmé. Plus tard le reportage plongera dans une réalité plus banale, plus sombre aussi. À la différence de la chronique qui insistait sur les marques de complicité avec le lecteur, le reportage se construit surtout sur des effets de décalage et de distance, proposant au lecteur la découverte des lieux interdits de la cité. Mais d’autres microformes encore – échos, faits divers, rumeurs et autres « on-dit » – investissent la page du journal et offrent leurs lots de nouvelles des milieux de la prostitution. On pourra donc s’interroger sur les divers points de vue et la variété des procédés discursifs dont use la presse à propos de la prostitution et des moeurs licencieuses. On pourra aussi interroger le journal comme dispositif poétique global (Thérenty) et se demander par exemple comment, face à la prostitution, se produisent des effets de heurts entre le point de vue argumenté de la chronique et le discours parfois plus brutal du fait divers.
L’urbanité inquiétante. Le colloque ouvrira également un axe de discussions autour de l’association entre la prostitution et la ville comme espace criminogène. L’urbanité inquiétante est liée depuis longtemps à la modulation des « douze heures noires » (Delattre), mais la presse populaire de la Belle Époque a fait du « récit de crime » (Kalifa) l’un des grands thèmes transsociaux de l’espace public. Au même moment commence à se dessiner, comme l’avait montré Louis Chevalier, un « Montmartre du plaisir et du crime », associant ombre sociale et festivités bohèmes. Si les images de Toulouse Lautrec ont imprégnées les esprits, on pourrait se demander si la presse n’a pas été la grande pourvoyeuse d’un imaginaire qui travaille à l’association du crime et de la prostitution. Les reportages sur les bas-fonds – dont celui de Joseph Kessel à Berlin, publié dans Le Matin en 1932, est resté le plus célèbre – contribuent à la consécration des journalistes vedettes que sont les grands reporters, tout en réactivant les topiques d’une ville anxiogène héritées du roman-feuilleton de la monarchie de Juillet.
Bien que centré sur la presse française, qui, avec la presse anglo-saxonne, a constitué un modèle journalistique majeur dans les sociétés occidentales du XIXe siècle, le colloque s’ouvrira à l’ensemble de l’espace francophone. Il accueillera les perspectives comparatistes de même que les études portant sur les transferts culturels et la circulation des imaginaires. On pourra tout particulièrement s’intéresser à la présence – sans doute plus tardive – de la prostitution dans la presse canadienne française, et notamment au phénomène des « journaux jaunes » (importation du « Yellow Journalism » des États-Unis) à partir de 1900 (Beaulieu et Hamelin). Le colloque s’inscrit dans la perspective d’une histoire littéraire renouvelée (Vaillant) ; il accueillera des réflexions portant aussi bien sur des corpus journalistiques que sur des fictions ou des monographies qui sont en interactions directes avec un plus large espace médiatique.
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Les communications seront de 25 minutes. Le colloque fera l’objet d’une publication sur la plateforme numérique Médias 19 (www.medias19.org).
Veuillez noter que des demandes de subvention seront déposées mais que les participants doivent s’attendre à participer aux frais de leur voyage et de leur séjour à Québec.
Faire parvenir les propositions de communication (coordonnées du chercheur + résumé d’environ 250 mots) avant le 1er septembre 2011 à Guillaume.Pinson@lit.ulaval.ca.
[1] Cité par Patrick Suter, Le Journal et les lettres, T. 1, Genève, Mètis, 2010, p. 33.
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17/08/2011