Domesticisme [toujours]
La livrée
Un secrétaire ne porte point de livrée apparente, et il n’a pas, à proprement dire, un domestique. Soit ! Pourtant c’est, je crois bien, ce qui, dans l’ordre de la domesticité, existe de plus réellement dégradant, de plus vil… Je ne connais point -si humiliant soit-il- un métier où l’homme qui l’accepte par nécessité de vivre, ou encore par le désir vulgaire de se frotter à des gens qui lui sont mondainement supérieurs, mais le plus souvent, intellectuellement inférieurs, doive abdiquer le plus de sa personnalité et de sa conscience… Vous n’êtes pas le serviteur du corps de quelqu’un, du moins pas toujours, bien que de l’âme au corps de ces gens-là la distance ne soit pas longue à franchir… Vous êtes le serviteur de son âme, l’esclave de son esprit, souvent plus sale et plus répugnant à servir que son corps, ce qui vous oblige à faire le coeur solide, à le bien armer contre tous les dégoûts… Le valet qui a lavé les pieds de son maître, qui le frictionne dans le bain, qui lui passe sa chemise, boutonne ses bottines et passe ses habits, peut encore garder, la besogne finie, une parcelle de son individualité, extérioriser un peu de son existence, s’il possèdeune certaine force morale et la haine de son existence, s’il possède une certaine force morale et la haine raisonnée de son abjection ! Un secrétaire ne le peut pas… La première condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction, implique nécessairement l’abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n’avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d’un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des votres, pourtant si chères ; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l’originalité, l’harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l’orgueil cruel d’un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l’ombre d’un autre… Moyennant quoi, vous êtes admis à vous asseoir, silencieux et tout petit, les épaules bien effacées, à un bout de sa table, grignoter un peu de son luxe, vous tenir, constamment, vis-à-vis de lui, de ses invités, de ses chevaux, de ses chiens, de ses faisans, dans un état de déférence subalterne, et recevoir mensuellement avec reconnaissance – car vous n’êtes pas un ingrat- un très maigre argent qui suffit, à peine, à l’entretien de vos habits.
Octave Mirbeau, Un Gentilhomme, Oeuvre posthume et inachevée.
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19/01/2009