A corps perdu
Une nouvelle revue anarchiste est née de la nécessité de dépasser l’agitation du quotidien pour prendre le temps de la réflexion, et de la volonté de réinventer un espace commun de débat à partir de contextes particuliers. Une autre manière en somme de contribuer à la guerre sociale en cours sans pour autant faire l’économie de la praxis qui nourrit chacune des pages de cette revue. Celle-ci se place derechef dans une optique individualiste, en annonçant vouloir porter une perspective anarchiste qui parte de l’individu pour la relier à l’antagonisme social quotidien, et dans une optique internationale, puisqu’elle regroupe des textes écrits en différents coins de la planète… Les rédacteur/trices d’A corps perdu précisent que les articles publiés doivent leur présence au sein de cette publication à un contenu qu’ils ont jugé d’intérêt, sans qu’ils ne partagent nécessairement en entier leur forme ni que cela signifie en soi une affinité avec leur auteur. Précision utile ? Pour notre part, nous n’éprouvons pas toujours d’affinité particulière avec ce qui est écrit dans ces pages-là, ce n’est évidemment pas le but d’une publication qui porte à débat, mais nous manifestons un vif intérêt pour cette volonté d’ouvrir la réflexion. La question reste de savoir à qui, et à quoi. (Lire la suite)…
Mais, commençons par le commencement et ces dix coups de poignard à la politique qui est présentée comme l’art de la séparation, de la représentation, de la médiation, de l’impersonnel, de l’ajournement, de l’accommodement, du calcul, du contrôle, de la récupération et de la répression. Tout cela n’évoque rien d’autre en nous qu’une vieille règle de voyous qui se vérifie encore de nos jours : on ne sort pas un schlass pour ne pas s’en servir. A moins de fouetter le vent. C’est vrai qu’il souffle beaucoup aujourd’hui !
L’article suivant, lui, s’attelle à définir, non sans prétention, ce qu’est le terrorisme. Il se résume au final à cette petite devinette qui ouvre et clôt l’article : « entre le roi qui a fait massacrer la foule et l’anarchiste qui a tiré sur le roi, qui est le terroriste ? » A ce jeu-là -c’est celui qui dit qui y’est-, pas sûrs que nous y gagnons. Mais nous savons que la guerre est aussi une histoire de mots (et de virgule selon Krauss) : « Les mots ont toujours été sujets à une évolution de leur sens. Il n’est pas surprenant que le sens du terme terrorisme se soit également modifié. Il n’est toutefois pas acceptable qu’il contredise chacune de ses caractéristiques originaires, qui sont celles de l’aspect institutionnel et indiscriminé de la violence. » Cet article de Maré Almani, paru en 2002 dans le journal turinois Diavolo in corpo, trouve son extension dans le texte plus récent de Léon de Mattis, Etat et terrorisme, qui expose avec netteté l’étymologie politique du terme, en référence à la Terreur révolutionnaire française, rappelant que dans le Léviathan, Hobbes parle de « fear », mais également de « terrour » comme condition même de l’Etat et de l’exercice souverain du pouvoir : « La peur et l’intimidation sont les moyens ordinaires qu’emploie tout Etat pour l’exercice de sa domination, et ce quelques soient les buts idéologiques qu’il se donne officiellement. » Walter Benjamin ne parle pas vraiment d’autre chose lorsqu’il écrit : “ L’intérêt du droit à monopoliser la violence, en l’interdisant à l’individu, ne s’explique point par l’intention de protéger les fins légales, mais plutôt par celle de protéger le droit lui-même. ” L’Etat tend chaque jour à s’approprier le monopole de la violence par l’entremise de la menace, ce qui permet de révéler sa nature profonde. Le droit prévoit pour l’Etat la possibilité de sortir de ce cadre-même pour exercer une violence protectrice du droit et cette possibilité anomique du droit qui est de décréter l’état d’exception se dévoile finalement comme étant la règle de tout pouvoir étatique. Pourtant, le terrorisme, par un total renversement de son sens, a cessé de désigner la pratique de l’Etat, pour désigner, au contraire, la violence politique quand elle n’est pas le fait de ce dernier. Nous en sommes là. Et l’article de Léon de Mattis, paru dans Mauvaises intentions à l’époque de la première vague d’interpellation au sein de la pseudo-mouvance anarcho-autonome, au printemps 2008, de finir sur ces lignes, qui pourraient également être discutées :
« Ceux qui sont visés par l’emploi de ce mot ne doivent ni s’affirmer terroristes, ni se dédouaner d’une telle accusation. Il n’y a aucun rapport entre une violence politique qui s’affranchit dans la rue de l’oppression étatique et la stratégie mortifère de ceux qui veulent établir la dictature de leurs préférences politico-religieuses. Le « terrorisme » d’origine islamiste n’est pas à rejeter parce qu’il serait du « terrorisme », mais bien à cause des objectifs qu’il poursuit, qui n’ont rien à envier, en terme de volonté de puissance et d’oppression, à ceux de ses ennemis. Le mot « terrorisme », déconnecté de son sens originel et employé exclusivement avec une intention de dénigrement actif de la violence politique de l’autre, est devenu par excellence l’instrument de l’amalgame policier. Il est donc hors de propos, pour ceux qui ne se résignent pas à la marche absurde du monde capitaliste, de se laisser aller au piège d’une condamnation abstraite et générale du « terrorisme » ou, au contraire, d’admettre que cette qualification pourrait renvoyer à leurs propres actes : car, dans les deux cas, ce serait devoir réfuter ou approuver en même temps les gestes nés de la révolte et les agissements d’organisations qui ne rêvent que de créer de nouveaux Etats. C’est le mot lui-même qu’il faut bannir. »
Léon a raison : plutôt que de s’apesantir sur ce qu’est ou n’est pas le terrorisme, terme pour le moins équivoque, peut-être vaudrait-il mieux s’interroger sur ce que représente aux mains des Etats l’outil anti-terroriste aujourd’hui, ce qui permettrait de sortir du cénacle anarchiste qui, soit-dit en passant, tourne au carcan dans ces 74 pages rouges et noires. D’ailleurs, pour ceux et celles que les longs articles rebutent ou ennuient, vous pouvez toujours vous amuser à compter le nombre d’occurences du mot « anarchiste » ou « anarchie » dans la revue (si vous n’avez pas le temps, commencez par cet article). De quoi vous détendre camarades ! Pardon… compagnons !
Le texte suivant est une critique en règle du livre de Walter Badier sur Emile Henry, de la propagande par le fait au terrorisme anarchiste, aux éditions libertaires. Rose Caubet revient sur l’itinéraire de celui qui est connu pour avoir frappé dans le tas et sur quelques éléments de sa biographie. Son portrait nous rappelle une nouvelle de Georges Eekhoud dans laquelle il dresse le portrait d’un anarchiste poseur de bombe, Bernard Vital : « Il lui manquait cette impassibilité de bon goût commune à beaucoup de ses contemporains les plus méritants, qui leur permet de trouver respirable l’atmosphère de suée et de sang qu’entretiennent autour d’eux les fouets et les tenailles de ce siècle très industriel. » L’intérêt de l’article réside non pas dans la réhabilitation du personnage Henry, mais dans le rappel de ce qu’a été véritablement la propagande par le fait à la fin du dix-neuvième siècle et qui ne peut se résumer à quelques explosions de bombes dans Paris, « alors qu’elle fut bien plus que cela. Elle n’était pas non plus seulement le fait de groupes anarchistes que l’on imagine organisés et coordonnés entre eux. Beaucoup des actes des anarchistes sont simplement inspirés d’actes s’exprimant déjà dans les milieux ouvriers. (…) C’est la proximité des anarchistes déclarés avec les trimardeurs, les voleurs, les faux-monnayeurs, les faiseuses d’anges, les contrebandiers que le bruit des bombes fait oublier ». Précisons que ce n’est pas tant le bruit des bombes qui passe sous silence et anéantit la dimension éminemment politique de la propagande par le fait que l’écho qui lui est donné dans la presse et la société civile, assourdissant, il est vrai. A.J.A.B. ! L’article se referme sur un troisième texte consacré au « terrorisme » anarchiste intitulé « Sur la responsabilité individuelle » qui vient nuancer les deux autres au nom de l’individu, sans jamais néanmoins en définir la notion : « Les Emile Henry qui ont peuplé et peuplent cette société sont souvent « sympathiques », sensibles, intelligents, de bons auteurs et des personnes courageuses, mais tout cela ne peut nous faire oublier le principe de base selon lequel on doit reconnaître à chacun sa propre responsabilité. Il n’est absolument pas acceptable qu’une seule vie soit sacrifiée au nom de l’action ou de la cause. En l’occurence, la cause -s’il s’agit de celle pour la liberté- perdrait toute valeur si une échelle de responsabilité n’y était pas reconnue, si elle portait dans l’action le principe militariste, celui qui frappe dans le tas ».
Amen. Voilà servi tout chaud la bonne vieille rangaine du respect de la vie et de la sacralisation de l’être humain. Désolé, mais on ne mange pas de ce pain-là. Trop carné !
Passons sans attendre au texte suivant, que l’on nous dit avoir été écrit à Montevidéo. Il s’intitule Le droit à la paresse et à l’expropriation individuelle et date de 1933. Nous retiendrons de sa lecture le liminaire et lapidaire « Tais-toi ! », qui résume la verve piquante de son auteur, Briand. Une question néanmoins nous taraude : pourquoi ne pas avoir conservé le titre original « Afirmacion », si plein de promesses et de soleil ! Nous regrettons également l’absence d’une notice sur ce texte et son auteur, mais ce sont là, vous l’aurez remarqué de bien basses remarques en regard de ce texte nerveux derrière lequel nous nous effaçons : « Dans le fond des mines, à côté de machines monstrueuses, dans les entrailles infernales au milieu de produits malsains, la mort est toujours aux aguets. Des corps qui deviennent phtisiques, des poumons empoisonnés, des membres lacérés, des corps courbés, les yeux privés de lumière, les crânes écrasés, c’est là ce que gagnent les honnêtes travailleurs par milliers avec le pain trempé de sueur. Pas de pitié pour eux, aucune morale, aucune religion pour émouvoir le profiteur qui amasse ses millions sur des crimes quotidiens qui permettent d’obtenir un peu plus de profit et de remplir ses caisses de quelques centimes supplémentaires. Faut-il en plus l’entourer de notre tendresse, vider notre sac lacrymal sur la malchance qui peut tomber sur la tête de l’un d’entre eux grâce au hasard forcé par l’action de l’un d’entre nous ? «
Nous revenons ensuite à un article de réflexion, intitulé Les cendres des légendes, pour en finir avec l’apologie illégaliste dans lequel on s’intéresse à la figure magnifiée du rebelle ou du bandit chez les révolutionnaires de tous poils, ou sans cheveux. En gros, on nous y explique que « l’illégalisme, aussi bien comme mythe que comme pratique, n’a absolument rien de différent du légalisme » et que « la rage d’un aliéné ne changera pas plus la société qu’un résigné », car « la question n’est pas combien on est enragé, combien on est pauvre et malheureux, quels et combien de délits on accomplit, mais plutôt la qualité des actes et leur pourquoi ». Le passage le plus intéressant est peut-être celui où l’auteur, Il Mungnaio Menocchio, tente d’expliquer le nihilisme actuel et de recontextualiser le recours aux légendes du passé, Mesrine et compagnie, pour combler le vide des esprits et celui des coeurs, le vide des « hypothèses et des espoirs ». Mais cela mériterait de plus amples développements, l’article, en l’état, pouvant paraître péremptoire dans sa brièveté.
A corps perdu propose ensuite un dossier consacré pour ce premier numéro aux luttes menées autour des questions de l’immigration et des sans-papiers. Le premier texte, le plus intéressant à nos yeux s’intitule Toucher au coeur – à propos des rackets sur les immigrés et part du constat de la présence et de l’investissement, ces dix dernières années, de nombreux anarchistes dans les luttes sus-citées, et du fait qu’elles aient conduit souvent à une répétition d’impasses ou à une impuissance en terme d’interventions possibles. Ces internationalistes enthousiastes constatent que « des méthodes de lutte [comme] l’auto-organisation, le refus des médiations institutionnelles ou l’action directe deviennent alors soudain beaucoup plus relatives lorsqu’il s’agit de sans-papiers » et enjoignent à se « sortir des impasses d’un activisme plus ou moins humaniste qui voudrait mettre en sourdine toute autonomie radicale au profit d’une agitation qui ne ferait que suivre les échéances du pouvoir ou les logiques des seuls acteurs supposés légitimes des luttes, alors que c’est la liberté de tous qui est par exemple en jeu avec les rafles ». Bref, « offrir des possibilités d’action réelles à tout un chacun, quel que soit le nombre » dans une perspective offensive qui fait plaisir à lire. A l’assaut de Ceuta et Melilla s’attaque ensuite au concept édifiant d’ « Europe forteresse » rappelant qu’ « il y aura toujours des forêts et des montagnes d’où partiront les assauts contre ce monde de mort. Des confins des déserts au cœur des métropoles ». Ce qui semble effectivement probable. Le dernier article, Beau-comme-des-centres-de-retention-qui-flambent, écrit à la cendre, semble briller quant à lui de mille feux ! La revue se termine sur quelques compte-rendus de bouquins et une présentation pour le moins rafraîchissante du groupe « De Moker », la jeunesse rebelle dans le mouvement libertaire hollandais des années folles. Un journal anarchiste batave, Alarm, présentait la publication du groupe « La Masse » en ces termes : « Le journal combat donc l’organisation syndicale, car » les syndicats collaborent à l’endormissement des travailleurs ». Huit de ces jeunes anti-syndicaux ont déjà comparu devant la justice pour agitation et atteinte à la sûreté de l’Etat. Cette revue est donc très prometteuse. La jeune génération doit avoir le salariat en horreur, elle doit devenir fainéante : voilà l’effondrement de la bourgeoisie ». Voilà qui est intéressant, non ?!
De quoi lire donc, en version papier, en ligne ou en version pdf. Que demande le peuple ? Oui, je sais…
Sommaire:
Oui, mais…
Dix coups de poignard à la politique
Qu’est-ce que le terrorisme?
Emile Henry et la propagande par le fait
Sur la responsabilité individuelle
Le droit à la paresse et à l’expropriation individuelle
Les cendres des légendes – pour en finir avec l’apologie illégaliste
Dossier: Etrangers de partout?
Toucher au cœur – à propos des rackets sur les immigrés
A l’assaut de Ceuta et Melilla
Beau comme des centres de rétention qui flambent
A ceux qui ne sont pas restés au chaud pendant la tempête
Commentaires déplacés
Où en sommes-nous ? et autres textes
Del tiempo en que los violentos tenían razón
Incognito – ervaringen die de identificatie tarten
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Le groupe ‘De Moker’ – la jeunesse rebelle dans le mouvement libertaire hollandais des années folles
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19/01/2009