Marc Graciano
Nous aimons beaucoup les livres de Marc Graciano. Après moult péripéties, nous sommes parvenus à réaliser un long entretien pour le neuvième numéro d’Amer, revue finissante. Alors que nous conversions, lui écrivait son Johanne, moi je lisais de mon côté Chère pucelle de France ! de Han Ryner, Mémoires de Jeanne d’Arc de Marc Twain et Jeanne relapse et sainte de Bernanos. Il me reste toujours à lire La vie de Jeanne d’Arc, d’Anatole France et le Procès de Jeanne d’Arc de Robert Brasillach. Et pourtant nous n’avons pas abordé le sujet ! Ou très indirectement, lorsque nous avons évoqué à propos de son écriture Péguy (le Porche du mystère de la deuxième vertu). Évidemment…
Marc Graciano, la voie de Jeanne d’Arc.
Rencontre au Monte-en-l’air le 26 janvier à 19h30 : https://fb.me/e/5OMy8fKHF
Rencontre dans le Cher avec l’auteur de Johanne, plongée dans un Moyen Age d’allégories et de merveilleux, à la suite de la guerrière, à cheval pour rejoindre le Dauphin. (Libération du 14 janvier, texte intégrale).
« » Sur la carte de France, c’est au beau milieu. Rendez-vous pris à Saint-Amand-Montrond, dans le département du Cher. Depuis la gare, dix minutes pour gagner Noirlac, hameau où Marc Graciano a trouvé pied-à-terre vers la fin des années 90. Il passe vous prendre dans son fourgon ; le camion aménagé sans luxe permet l’itinérance et au besoin l’ancrage – deux plaques pour cuisiner, une couchette pour dormir, une tablette pour écrire : c’est l’essentiel. Le cinquantenaire a l’allure gaillarde et le sourire gamin, content de recevoir. Après les ronds-points, le bocage. La route mène à la solennelle abbaye locale devenue centre culturel et, pour lui, toile de fond. Sa maison est en face, mitoyenne, nichée dans une impasse. Graciano la présente comme «[s]a cabane». A l’intérieur, c’est l’effet chaumière : simple, joli, fonctionnel. Piles de bouquins sur table de ferme, un poêle, quelques volumes de la Pléiade au mur. Sur l’étagère, une petite figurine de Jeanne d’Arc dénichée à Domrémy-la-Pucelle fait la fière entre Pline l’Ancien et Homère.
On vient le voir dans son décor car il s’agit pour Graciano d’un moment comme certaines trajectoires d’écrivains en connaissent. Nouvel éditeur, sujet porteur : dans une œuvre chérie par un cercle fidèle et soutenue par les libraires, Johanne a le potentiel du pivot et sa couverture (dessinée par Georges Peignard) l’avantage d’une tête d’affiche. Puisque le titre laisse planer un doute, le volume retourné le dissipe : c’est un roman qui parle de Jeanne d’Arc, les racines de l’enfance puis son périple de Vaucouleurs à Chinon, plus de cinq cents kilomètres en onze jours pour retrouver le Dauphin. En chemin, la dénommée Johanne (prénom plus proche de la transcription du procès en latin, où elle est appelée «Johanna et Johanneta»), décrite par un narrateur-écuyer, rencontre adjuvants et opposants, embûches et mystères. Si le voyage est historiquement avéré, Graciano explique que les commentateurs passent en général vite dessus, le réduisant à une transition. Il en a fait à rebours sa matière principale, et ce précisément parce que le vide permettait d’être comblé. Par du merveilleux, de l’allégorie, un Moyen Age mâtiné d’heroic fantasy, par ce qui remplit son royaume depuis Liberté dans la montagne – premier livre signé en 2013 chez José Corti qui, en son temps, avait semblé jaillir dans le paysage comme d’une source en dormance.
Figurine de Jeanne d’Arc, chez Marc Graciano. (Marie Rouge/Libération)
Il faut parler du style de Marc Graciano pour comprendre la singularité de cet auteur dans le catalogue contemporain. En parler tel qu’il en parle, un «flux», une litanie enveloppante, un flot empruntant au Dictionnaire du moyen français ses mots rares et vieillis, «haubert», «harnois», «camail», pour décrire des images et les encercler jusqu’à l’épuisement. Les histoires n’en sont pas, ou presque pas ; ce sont des rêves, des légendes, des rivières dans lesquelles on doit plonger pour apprendre à nager en reprenant seul sa respiration. Les phrases sont longues, sinueuses – et le sont de plus en plus. Son deuxième roman portait un fronton en appel à l’enchantement, une Forêt profonde et bleue (José Corti, 2015) et commençait ainsi : «La fille montait un étalon de race barbe et de robe alezan brûlée et c’était un jeune cheval maigre et fougueux au long cou et gracieusement arqué et c’était une monture rétive et ombrageuse»… L’héroïne endossait cape et fourrure de loup ; elle était suivie d’un groupe de cinq guerriers «qui tous l’idolâtraient».
«Environnement hostile»
C’est en écoutant une émission sur France Culture que Graciano a fait le lien. «Ils parlaient de ce mec, Champion [Louis Champion, ndlr] et de Jeanne d’Arc écuyère. Alors j’ai dressé l’oreille parce que ça me faisait penser à une situation que j’avais déjà traitée : une fille, seule, avec ses compagnons, qui voyage dans un environnement hostile…» Le livre de Champion date de 1901 et montre «qu’il fallait le faire : voyager de nuit, en cachette, et à cheval alors que tu n’as presque jamais fait de cheval, passer des rivières…» L’itinéraire se relie en pointillé (Vaucouleurs, Joinville, Auxerre, Gien, Sainte-Catherine-de-Fierbois, Chinon) ; c’est un fil conducteur. «C’est aussi un peu la faute à Charles Péguy, raconte-t-il attablé. J’avais lu sa première Jeanne d’Arc qui m’a plu, mais surtout j’ai beaucoup aimé le Porche du mystère de la deuxième vertu, c’est là qu’il personnifie l’espérance dans une petite fille. J’adore ce poème de Péguy, c’est ce que je préfère.» La première phrase de Liberté dans la montagne, en quelque sorte l’entrée de Graciano en littérature, était celle-ci : «Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière.» L’influence nouvelle tient en fait à une remarque jetée en l’air : «Je n’avais pas lu Péguy à l’époque, c’est un lecteur qui m’a dit : tiens, ça me fait penser à Péguy votre histoire de petite fille, et c’est comme ça que je l’ai lu.»
Plutôt que Charles Péguy, Johanne est placé sous l’égide d’Arthur Rimbaud. Rimbaud, «grande passion d’adolescence et de jeune adulte» évoque – dans un texte qui l’interroge à plus d’un titre – «la jeunesse et l’insolence de la jeunesse». Consulté pour l’occasion, le collabo Robert Brasillach attache lui aussi, dans le Procès de Jeanne d’Arc (1941), une grande importance à «cette part de naïveté, l’aspect champêtre, agreste, de l’enfance de Jeanne d’Arc. Brasillach dit qu’elle représente ‘’l’insolente jeunesse”, contre le clergé, contre l’ordre établi, contre les bourgeois… C’est assez étonnant de voir ça chez lui, avec ce qu’il est devenu… Après, chez les fascistes, il y a un anti-bourgeoisisme. Cela étant, j’ai été surpris par Brasillach, cette ‘’insolente jeunesse”. Ça fait penser à Rimbaud ça.» Du rapprochement entre carpe et lapin, il rit lui-même et fort. Quant à l’exergue rimbaldienne, lisons-la ; elle tient du manifeste : «Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre !»
«Langue enfant»
Dans un entretien récent à la revue franco-belge anticapitaliste Ballast, Marc Graciano indiquait tendre vers une langue «noëlle», en particulier pour «ce que j’écris en ce moment sur Jeanne d’Arc». Mais c’est quoi au juste, demande-t-on sur place, cette langue «noëlle» ? «C’est la langue enfant. C’est cette idée de récréer, de repartir des origines, ou des supposées origines. Je ne voudrais pas qu’on croie que je cherche à imiter une langue ancienne, ce n’est pas purement réactionnaire. Ça n’aurait pas de sens de seulement utiliser la langue du XVe siècle.» Le danger serait de virer pastiche, or ce n’est pas le genre de la maison. «Ce n’est pas les Visiteurs. L’idée, c’est de renaître, refaire les choses à neuf. Noël, étymologiquement, c’est nouveau. Je ne sais pas si ça a été utilisé comme adjectif dans le passé, mais je pense que oui. Je crois que, quand un nouveau roi était sacré, on criait : ‘’Noël ! Noël !’’»
«C’était l’hiver et il neigeait à pierre fendre» sont les premiers mots de Johanne (dans la mesure où le point final n’arrive que quelque soixante-dix pages plus loin, mieux vaut arrêter de citer après la première virgule). Pour composer ce chapitre primordial, «L’Enfance», Graciano a été piocher dans la sienne. «Moi, ce n’était pas en Lorraine, c’était en Dordogne. J’ai vécu dans un petit bourg. Mon grand-père avait une ferme à quatre-cinq bornes de la ville. Dès que j’avais du temps libre, je prenais le vélo et j’allais chez lui. Je m’immergeais dans la campagne. C’était la Dordogne paumée. Tu n’avais pas de monoculture ; c’étaient des petits bois, des petits prés. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’était resté intact depuis le Moyen Age, mais il y avait un aspect extrêmement rural que j’ai utilisé pour recréer le décor de l’enfance de Jeanne d’Arc.» Jeune, Graciano chassait les grives «à la braconne», mais c’était surtout «livresque». Après Marcel Pagnol à la lampe torche, il découvre Maurice Genevoix, Henri Bosco, Jean Giono, des écrivains qui tous cultivent un rapport à la nature et à la paysannerie. Aujourd’hui, il ne s’imagine plus tuer un animal, s’y «identifie» trop. En 2019, toujours chez José Corti, il sortait un roman-conte au titre-haïku : Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne.
Autant qu’une Arche de Noé, Johanne est plein d’animaux, et ce sont eux qui offrent au livre certains de ses passages les plus réussis. A l’âge tendre, il y a ce cochon qu’on ligote et qu’on tue, «grognant d’abord d’un air amical et curieux» avant que ses «cris de fureur et d’angoisse» se transmuent en «ronflements graves» et que gicle son «sang pourpre». En témoin, Johannette songe à cette jument qu’elle affectionne, baptisée «Souris» pour son «pelage murin» et pour la blague. Appuyée contre son gros ventre, elle sent «le mouvement immense et régulier, comme le sac et le ressac de l’océan». Lorsqu’il faut partir, l’enfance derrière soi, en l’an 1429, c’est sur un autre destrier qu’avance «notre précieuse voyageuse, notre princesse paysanne». Les vignettes se succèdent : «le prieur», «le passage»… Dans le chapitre «l’agnelage», une brebis met bas et nous voilà suspendus à la scène, tour à tour poussant, tirant et nous dégageant enfin vers la lumière, le poil «si mouillé qu’il semblait celui d’une loutre au sortir de l’onde». Plus tôt, un souvenir : la fillette garde les vaches paternelles, une guêpe lui tourne autour. Elle ne ferme pas la bouche, au contraire l’ouvre grand et laisse l’insecte lui butiner les molaires, y voyant une bonne occasion de les détartrer. On imagine parfaitement ce plan serré, face caméra, cadre et lumière ; un formidable plan de cinéma.
«Auteur du délit»
Au terme d’écrivain, Graciano préfère celui de réalisateur. «Pas réalisateur au sens où j’écrirais des livres comme on écrit un scénario. Ce que je veux dire par là, c’est que je cherche à réaliser une image, à la rendre réelle. En fait, c’est la définition première de poète, mais poète c’est difficile à dire. Si tu dis ‘’poète”, les gens disent ‘’pouêt-pouêt”.» Auteur à la limite, «au sens de l’auteur du délit, celui qui fait.» N’allons pas pour autant se figurer l’artisan besogneux. Son rapport à l’écriture est celui, dit-il, de «l’enfant qui joue» : «Il ne travaille pas, même s’il est passionné. Ça peut être éprouvant de jouer, mais ça reste un jeu – ce qui constitue une activité essentielle à l’enfant et à l’humain. Je ne suis pas là, devant ma page blanche, à me torturer l’esprit : chercher un mot, c’est savoureux.» Il accorde la valeur d’un ouvrage à la manière dont il est écrit, ce qu’il raconte vient ensuite. Ne goûte guère la neutralité qui était celle de son époque, Blanchot, Barthes, mais peut-être s’agit-il de sa part d’une «mauvaise compréhension». Contre le plombant circonstancié d’un Houellebecq, préfère l’ancestrale «force créative, positive, du langage», une forme de «foi». Et c’est sérieux : «aucune ironie, aucune causticité, aucun second degré», prétend-il, dans ses textes – c’est vrai et c’est faux : on y trouve du pas de côté dans l’incise, voire la possibilité d’une connivence que la rencontre confirme.
Si l’on fait les comptes, Johanne est son huitième livre. Bâtir une œuvre n’est pas la question, partant du principe qu’on ne jugera l’ensemble qu’a posteriori. Ce qui prime, c’est la recherche. En tant que lecteur, il attend d’abord de la littérature qu’elle «[l’] éveille», «si bien que les moments où je lis le mieux c’est le matin, quand l’esprit est non-pollué». C’est également le matin qu’il rédige. Le soir, il écoute la radio, boit du vin. Dans son autre vie, Graciano est infirmier à temps partiel dans un hôpital psychiatrique – profession qu’il aime et que son père pratiquait avant lui. «Je voyage en camping-car, alors quand j’ai envie d’écrire un truc, je m’arrête et j’écris. J’ai un siège qui pivote, pouf. Je pivote et j’écris. Des fois, un mot me vient, je m’arrête et je l’écris.» Dos à la route, il chevauche dans ses mondes intérieurs. » »
Depuis la publication de Liberté dans la montagne aux éditions José Corti en 2013, Marc Graciano a ouvert en une poignée de romans un monde fécond, qu’il a offert aux lecteurs. Son imaginaire ne ressemble à aucun autre. Nous plongeant souvent dans des temps anciens, il est marqué, comme l’auteur lui-même l’a confié un jour à un libraire, par l’omniprésence de la nature, la conscience de la violence humaine et de la mort, la nécessité des épreuves, l’importance de l’offrande, du soin.
Graciano & co est une porte d’entrée sur ce monde, peuplé d’images et d’âmes en quête, à la langue si riche et à la phrase si ample. Le texte Le Camp des loges nous livre un épisode rêvé de la vie de Jeanne d’Arc où cette dernière, au cours d’une chevauchée avec ses compagnons qui l’a exténuée jusqu’à la maladie, va trouver refuge parmi des gens vivant dans la forêt, et voir son corps prodigieusement régénéré par les soins d’une sorcière aveugle. L’entretien qui suit, mené en 2017 par la revue La Femelle du requin, permet de mesurer un peu plus encore la singularité de la voix portée par Graciano. Enfin, pour clôturer le recueil, six écrivains confient l’importance qu’ont pour eux les textes de cet homme qui marche, rêve et danse avec les mots.
Et retrouvez donc l’entretien fleuve avec Marc dans le dernier numéro d’Amer !
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19/01/2022