« On ne lit plus la poésie»
Vincent Wackenheim« On ne lit plus la poésie»
Lettres (1882-1906) de Jean Lorrain
Collection rassemblée et annotée par Éric Walbecq (Du Lérot, 2017)
Certains littérateurs tirent une notoriété post mortem de la publication de leurs correspondances,comprises comme des viatiques, comme si leurs livres ne présentaient pas toutes les qualités propres à assurer une solide postérité –les lettres et autres billets étant alors ces petits cailloux blancs qui bordent le chemin vers l’au-delà.Si on lit toujours avec profit et plaisir Monsieur de Phocas, Le Vice errant, La maison Philibert ou Monsieur de Bougrelon, ce qui réserverait à Jean Lorrain une place de choix au Panthéon des artistes dits décadents, nul doute qu’il aurait applaudi à la publication de la correspondance avec sa mère, avec le critique Gustave Coquiot, avec Gustave Moreau, Karl-Joris Huysmans ou Edmond de Goncourt, pour ces deux derniers grâce à l’œil attentif et connaisseur d’Éric Walbecq, qui livre aujourd’hui au Lérot, tirées de ses propres cartons, ces Lettres envoyées à d’illustres contemporains, et à d’autres moins illustres. L’ensemble forme une sortede monstre littéraire, sans cohésion autre que le classement chronologique (1882-1906)et l’appartenance, par essence due au hasard, à une collection. À des années-lumière de toute démarche rationnelle, on lira ces lettres et les notes qui les accompagnent comme on picore des chocolats, certains truffés de liqueurs improbables, douces ou amères, d’autres assez insignifiants,de la frangipane,juste là pour reposer le palais.Une collection de lettres, vous dis-je, comme Lorrain collectionnait les grenouilles. Les batraciens auront pour nom Jules Barbey d’Aurevilly, Charles Buet, Aurélien Scholl, Henri de Régnier, Gabriel Mourey, Anatole France, Jules Bois, Gustave Moreau, Léon Cladel, Alphonse Lemerre, Laurent Tailhade, Rachilde, Félix Fénéon, Gabriel Mourrey, Octave Mirbeau, Pierre Louÿs…, et il sera question –sinon de littérature –de scandales, de provocation, de haute stratégie littéraire, et des improbables rapports avec les éditeurs, les directeurs de journaux ou de théâtre, d’ordre notamment pécuniaires. Le tout assombri des misères de la vie, ces coups de boutoir que connaît Lorrain, dont la santé, au-delà de la syphilis, est pour le moins déficiente, et fortement invalidante, l’obligeant à une mortifère consommation d’éther, avec les néfastes conséquences qu’on imagine, à la fréquentation des villes d’eaux et au bistouri du docteur Pozzi. Avec en arrière-fond cette presse toute puissante à laquelle collabore Lorrain, notamment Le Journal ou L’Écho de Paris, voilà qui provoque ces inévitables petits arrangements entre amis, quelques procès, brouilles et fâcheries.Avant de basculer dans le théâtre et la chronique, ou le roman, Jean Lorrain, comme nombre d’auteurs,et parmi eux ceux qu’on qualifie de ««fin-de-siècle», débute sa carrière en s’adonnant à la poésie, d’obédience parnassienne et symboliste, dans la veine de Coppée et de Heredia, suivis d’autres plus ancrés dans le siècle, allant jusqu’à faire de ces premières publications poétiques des armes de communication, voire de guerre, au point qu’il est pour le moins courant de trouver des exemplaires du Sang des Dieux (Lemerre, 1882) de La Forêt bleue (Lemerre, 1883) ou de Modernités (Giraud, 1885), toujours enrichis du paraphe rageur de leur auteur, preuve d’un service de presse pléthorique et complaisant. Auteur fétiche, car sulfureux, raffiné et amateur de boue, capables d’amitiés longues (Méténier), d’inimitiés tenaces (Maupassant) et de réelles admirations (Moreau), doté par les dieux d’une plume acerbe, voire fielleuse, propre à traquer les ridicules, et au-delà, de ses contemporains, notamment s’ils ont l’outrecuidance de se pousser du col, Jean Lorrain, ne rechignant ni au scandale ni à la provocation, attire vers lui les comportements fétichistes et donc, moindre mal, les collectionneurs d’autographes: il est sans nul doute plus amusant de serrer dans ses tiroirs les billets des poètes décadents que ceux des militaires.De tout cela,ce choix de lettres rend parfaitement compte, en creux, en taille-douce et souvent à l’acide, telle celle-là destinée à Octave Mirbeau, toute empreinte de haine et d’injure «…vous n’avez jamais eu que des intérêts, de sales intérêts qui ont dicté toute votre sale conduite et la boue vous étouffe et le fiel vous étrangle…», qui montre Jean Lorrain prêt à la violence physique, au-delà de l’invective, lui qui luttait dans les foires, et avec succès, avec quelque fort de Halles à qui il faisait mordre la poussière.La collection recèle des pépites (à la manière des cabinets de curiosités qui sollicitent l’imaginaire), ainsi cette très belle lettre au peintre et illustrateur Vincent Lorant-Heilbronn, chargé de dessiner la couverture du Vice errant, recueil de contes qui paraît en 1902 chez Ollendorff. Lorrain ne mâche pas ses mots, et distille ses critiques:«Je vous le dis très franchement, votre lettre me flatte, me touche, mais le projet de couverture m’horripile». S’en suivent des indications très précises et comminatoires sur ce que veut Lorrain. On croirait entendre Baudelaire et Poulet-Malassis s’emporter contre le projet de frontispice de la deuxième édition des Fleurs du malque leur propose Félix Bracquemond:«Voici,écrit Poulet-Malassis à Baudelaire, l’horreur de Bracquemond. Je lui ai dit que c’était bien», avant de lui préférer Félicien Rops, mais pour Les Épaves, en 1866. «Je doute,écrit dans la foulée Jean Lorrain à son éditeur, évoquant le travail de Lorant-Heilbronn, que nous ne l’amenions au chef-d’œuvre mais en le châtrant jusqu’à l’os nous arriverons peut-être à en faire quelque chose, son inspiration est toujours mauvaise mais il a de l’assimilation». Voilà qui n’est pas faire preuve d’aménité à propos d’une couverture qui contribuera fortement à perpétuer l’image décadente, ou comprise comme telle, de Jean Lorrain. Et suis-je un cuistre, à vouloir traiter d’égalité Baudelaire et Lorrain?Il ressort de la lecture de cette correspondance l’impression délicieuse d’être en territoire exotique, et parfois suranné, où le connu et l’inconnu se côtoient, où le trivial alterne avec le sensible, où les demi-mondaines se confondent avec les actrices. Voilà qui fera paraître bien pâlottes les joutes à fleurets mouchetés de nos littérateurs, et nos propres vies (car enfin, diable, quand me suis-je battu en duel pour la dernière fois?). En 1905, un an avant sa mort, sollicité par le poète Jean-François Louis-Merlet,alors âgé de 27 ans,pour rédiger une préface à son recueil, Jean Lorrain, installé à Nice avec sa mère, va jusqu’à dissuader l’auteur de publier ses vers, au motif, lui écrit-il, qu’«on ne lit plus la poésie». C’est là, on le voit, pratiquer par une pirouette l’art de la provocation. Rien que pour cela, la lecture de ces lettres est un régal.
Note de lecture parue dans la vingt-troisième Secousse
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25/10/2020