François Caradec par Christian Laucou
François Caradec est mort le 13 novembre 2008. Quelques semaines plus tard, début 2009, l’ami Étienne Cornevin (philosophe, professeur, éditeur, polygraphe & bibliotératologue) me contactait parce qu’il organisait pour ses étudiants, à Saint-Denis, une journée d’étude François Caradec. Il souhaitait ma participation au sujet de la typographie. Le texte ci-dessous est celui de l’intervention que j’ai donnée lors de cette journée d’étude. Retrouvé au fond d’un tiroir poussiéreux sous les attaches trombone, les cartouches d’encre à stylo, les enveloppes de tous formats et les tubes de colle, il ne m’a pas paru indigne d’être proposé ici. Du moins pas totalement.
François Caradec et la typographie
Quand Étienne Corne… vint me trouver pour m’annoncer cette journée d’étude autour de François Caradec, je lui coupai fort impoliment la parole pour lui dire : « C’est entendu, j’en suis ! » Enfin quand je dis qu’il vint… Étienne Cor… ne vint pas réellement. Il téléphona plutôt et par la suite il m’emmaila l’ordurateur, manifestation patente du progrès technologique.
Quand Ét. C. eut renoué le fil de sa parole coupée si impoliment, ce fut pour me dire : « J’ai pensé que tu pourrais traiter de François Caradec et la typographie ». Avec un illico qui confinait au tac au tac je répliquai : « Oui, bien sûr, pas de problème, ça baigne ! » Nous nous raccrochâmes violemment au nez mutuellement quelques minutes plus tard après avoir poliment pris de nos réciproques nouvelles.
Quand je fus seul à nouveau perdu dans l’immensité désertique de mes pensées profondes, je me surpris à actionner l’in petto improvisé d’un monologue intérieur : « Mais quel con je fais ! » me dis-je.
Quand j’eus silencieusement prononcé cette sentence définitive et quelque peu auto-ordurière, je décidai d’entrer dans une prostration proche de la léthargie ou, si l’on préfère, de l’hibernation hiémale et pléonastique du glis glis autrement nommé loir gris.
Quand je sortis de ce désespérant état d’immobilité désespérée, j’avais perdu trois cheveux et deux autres avaient blanchi totalement. Pour ne point aggraver cette dramatique situation, je me devais d’agir. Dans un premier temps je décidai de bouger imperceptiblement le pouce et l’index de la main droite1. Et cette simple, quasi invisible, mais salutaire manipulation remit en fonctionnement le siège de mes pensées et de mes réflexions.
*
Que vais-je faire maintenant ? Oui… que vais-je faire ? Ou plutôt, que vais-je bien pouvoir dire ?
Il est vrai que j’ai rencontré François Caradec pour la première fois voici un certain nombre de lustres. Mais des participants à cette journée ont partagé ses lumières depuis un plus grand nombre de lustres, ou l’ont fréquenté avec plus d’assiduité, ou les deux.
Il est vrai aussi que je ne méconnais pas totalement son œuvre et que, sans être tenté d’établir des Vies parallèles de François Caradec, ce qui serait parfaitement envisageable, je pourrais, par la bande comme celle des pillards qui jouent au billard, aborder superficiellement quelques sujets…
François Caradec et la ’Pataphysique,
François Caradec et l’argot,
François Caradec et la flatulence,
François Caradec et la pilosité féminine,
François Caradec et les travestis,
François Caradec et la bibliographie,
François Caradec et la littérature enfantine,
François Caradec et Alfred Jarry,
François Caradec et Henry Gauthier-Villars,
François Caradec et Georges Colomb,
François Caradec et Jane Avril,
François Caradec et les Raymond (Roussel et Queneau),
François Caradec et Boris Vian,
François Caradec et Isidore Ducasse,
François Caradec et Aldonse de Crac,
Et, bien sûr,
François Caradec et Alphonse Allais.
Qu’on se rassure : j’en oublie. Volontairement. Il me faut bien en laisser pour les autres. Qu’on se rassure encore : je ne vais traiter aucun de ces sujets. Pourquoi ? Parce qu’on ne me l’a pas demandé, pardi ! On m’a demandé : François Caradec et la typographie…
L’ennui – je fais ici publiquement un aveu qui va avoir pour moi, et pour mes auditeurs, de graves conséquences – l’ennui, c’est que je ne connais absolument rien à la question. Mais qu’on ne se méprenne pas…
Je ne méconnais pas François Caradec, je l’ai dit plus haut.
Je ne méconnais pas la typographie, je suis typographe.
François Caradec ne méconnaissait pas la typographie, il était typographe.
François Caradec ne me méconnaissait pas, nous avons bavardé plus d’une fois ensemble. Mais nous n’avons jamais parlé de typographie.
Nous avons parlé de ’Pataphysique, parfois, et plus rarement de ce Collège par lequel nous nous étions rencontrés.
Nous avons parlé de feuilles de gingko biloba en nous promenant dans le parc Montsouris à une époque où j’en collectais pour en faire un livre.
Nous avons parlé d’Alphonse Allais et de Charles Cros et aussi de Nina de Villard qui plaisait bien à ce dernier, à une époque antérieure où je lui avais demandé d’établir un petit dossier autour d’une lettre que j’avais trouvée d’Allais à Cros sur la pile physiologique sans métaux à deux liquides. J’y reviendrai.
Nous avons parlé de littérature et de littérateurs fin-de-siècle.
Nous avons parlé de Calembours.
Mais nous n’avons jamais parlé de typographie. Enfin… presque jamais.
Il m’avait annoncé, en 1986, la sortie chez Ramsay des Ornements, attributs de commerce, culs-de-lampe, allégories, sujets divers, passe-partout, etc. 1830-1895. Un reprint du catalogue de vignettes de chez Deberny & Peignot dont il avait fait la préface. Mais je vivais plus souvent à la campagne qu’à la ville à cette époque et j’ai tardé à acheter la chose. J’ai tellement tardé que lorsque je voulus l’acheter, elle était épuisée. Pour les vignettes, je m’en fiche, j’ai la première impression, mais je n’ai toujours pas lu sa préface. Et ce n’est pas de nos jours que je pourrais le faire : l’ouvrage, sur le marché de l’occasion cote entre 75 et 100 euros ce qui dépasse de loin mes possibilités financières actuelles.
Beaucoup plus tard, en 2002, c’est lui qui écrivit États d’âme l’article critique anonyme de la revue Histoires littéraires no 12 au sujet des sorties presque simultanées chez Fornax de la réédition de Mes États d’âme ou les sept chrysalides de l’extase du vicomte Phébus, Retoqué de Saint-Réac et du numéro de la revue du Collège de ’Pataphysique sur le même ouvrage, article où il renvoyait dos à dos les « théories opposées » au sujet de l’auteur, en les rejetant toutes les deux. Nous nous sommes vus peu après la publication de son article et nous en avons parlé. Nous nous sommes mis d’accord sur un fait indéniable : cet ouvrage hors norme possède une merveilleusement chouette typographie dégoulinante dans un style décadent particulièrement accusé.
Cette typographie dégoulinante et nouillesque est un merveilleux enchaînement pour aborder une œuvre typographico-littéraire que nous appréciions copieusement tous les deux chacun de notre côté (mais dont nous n’avons jamais parlé) : celle de George Auriol, typographe, calligraphe, auteur gai (avec un « i », pas un « y ») et professeur à l’école Estienne. Des recherches autour de cet homme, il tira un ouvrage publié en 2004 chez Plein Chant : George Auriol, 42 contes mêlés de typographie. Un petit aparté pour vous confier sous le sceau du secret (n’allez surtout pas le répéter) tout le bien que je pense du catalogue de Plein Chant et toute l’affection bourrue que j’ai pour Edmond Thomas, celui qui l’a bâti de ses seules mains aidées de ses seules machines à imprimer et de sa seule et unique bibliothèque patiemment constituée. Ne le répétez pas car il est de bon ton de se haïr ou de se mépriser entre éditeurs. Les 42 contes en question est un petit chef d’œuvre d’impertinence éditoriale mené avec pertinence. Expliquons. Dans un livre imprimé « ordinaire » la typographie est l’une des composante de l’aspect du livre. Elle concourt à la lisibilité (du moins, c’est souhaitable) et à l’esthétique du livre. Dans les 42 contes, elle remplit ce rôle, de manière parfaite et en parfaite fusion avec l’auteur et son œuvre mais en plus, elle est partie intégrante du contenu du livre. François Caradec et Edmond Thomas ont réussi là un prodige : faire que la typographie fasse l’occupation du livre des deux côtés de la barrière à part presque égale, contenant et contenu. La typographie haussée au même rang créatif que la littérature et s’« entremêlant » à elle. Cela n’avait jamais été tenté ainsi. Le sujet s’y prêtait. Le résultat aurait pu être raté, c’est une perfection.
François Caradec fut typographe, on l’a dit. Et il le dit lui-même (ce qui confirme) dans son entretien avec Éric Dussert pour le Matricule des Anges : « Je suis d’une génération difficile, celle qui a eu seize ans en 1940 et vingt ans en 1944. J’ai passé ma jeunesse sous l’Occupation. J’ai été obligé d’abandonner mes études à un moment où on se faisait rafler trop facilement, je suis devenu typographe. » Il fut aussi homme de lettres, sa bibliographie le prouve, il aurait donc pu utiliser à son profit, et bien avant moi, la formulation que je me suis appliquée et que j’ai utilisée sur une carte de visites : typographe et homme de lettres, ce qui revient au même. Noël Arnaud itou et avant nous tous ce cher pornographe de Nicolas Restif de la Bretonne. Mais revenons-en à François Caradec typographe, homme de lettres… et grand-père. Car il faut aussi être grand-père pour écrire un conte pour enfants tel que Le Voleur de lettres. Un grand-père qui s’intéresse aux apprentissages fondamentaux de sa petite-fille Camille et qui lui imagine une fort drôle histoire de chapardeur de lettres d’enseigne de commerçants qu’il entremêle d’un authentique cours sur la classification des caractères. Ce faisant il est le premier auteur a avoir mis en évidence, de façon badine, qu’une langue n’est pas qu’une orthographe et une grammaire ; qu’elle est aussi une typographie.
Mes propres travaux typographiques m’ont conduit sur les mêmes voies que lui. Et j’ai trouvé moi aussi la trace de chapardeurs dans la réalité (cf. plus haut) ce qui tendrait à prouver que son voleur de lettres sévirait toujours.
Finalement, Étienne Cornevin n’a peut-être pas eu tort de me confier ce sujet, bien que nous n’ayons jamais parlé de typographie avec François Caradec. Et puis, après tout, nous avons réalisé ensemble deux ouvrages composés à la main et imprimés en typographie. Je m’enorgueillis, avec le premier des deux datant de janvier 1983, d’avoir publié le plus court de ses ouvrages et celui dont le chiffre de tirage est le plus faible. Ainsi n’avons-nous pas trop contribué à l’inflation livresque qui était déjà d’actualité à l’époque. Une feuille de papier pliée en trois sous couverture, moins d’un millimètre d’épaisseur, une seule phrase et trente-trois exemplaires en tout. Nous sommes moins irréprochables avec le second, quatre ans plus tard, en 1987. Surtout moi. Après avoir composé et imprimé l’intérieur sans trop d’ennuis malgré une double composition due à un manque criant de plomb dans la casse, je passe à la couverture, conception dégoulinante (on n’en sort pas) en trois couleurs. Papier brun havane. J’imprime, première couleur, deuxième couleur, troisième couleur, tout est fini. Je contemple mon œuvre ravi, et je constate l’étendue des dégâts à la deuxième ligne sous Charles Cros. Voyage à Paris, achat de papier (jaune banane), réimpression. Par souci de mortification et dans le désir d’ériger la coquille, à l’instar de l’assassinat, comme l’un des Beaux-Arts, je fabrique deux exemplaires « havane », un pour François Caradec, l’autre pour moi. Il faut toujours garder trace de son crime, c’est ce qui aide la police (celle-ci étant une latine ombrée).
C’est à l’obligeance d’Éric Dussert que je dois d’avoir eu entre les mains la collection complète de la revue Jonas (qui parut entre janvier et juillet 1952), dirigée et probablement composée en grande partie (voire en totalité) par François Caradec. Je ne résiste pas à la tentation de vous mettre sous les yeux la dernière page du numéro 5 et dernier numéro. On y voit un drôlissime jeu sur le texte et la typographie (le corps que l’on change parce que le texte ne va pas rentrer dans la place impartie) sans oublier les clins d’œil au complice Noël Arnaud et à son Petit Jésus.
Au moment où je rédigeais ce texte, me parvenait un courriel de Patrick Fréchet. Le sujet : Caradec. En pièce jointe : un fichier contenant quatre poèmes de jeunesse de François Caradec, publiés en revue et tout fraîchement retrouvés. Les coïncidence n’existent pas, tout est minutieusement calculé par le hasard. Je cite donc un de ces poèmes ici, le plus court, daté d’avril 1946 :
Silence
Un silence-cloche que je réussis à convaincre, à blâmer par force. Par douleur. Réduire ma chair à deux points essentiels : ma vie et sa mort.
La petite souris grignote, grignote son petit morceau de lard, ma petite vie.
Beaucoup plus tard, dans son entrevue avec Éric Dussert, à la constatation : « Plus on connaît Allais ou Roussel, moins on en sait sur François Caradec. », il répondait : « Vous ne connaissez pas encore ma date de décès ? »
Maintenant on la connaît. Je ne suis pas bien sûr qu’on en soit content.
Christian Laucou
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2/05/2020