Louis Janover
Libertalia : Tu as beaucoup travaillé sur le surréalisme, tu as connu Breton et Péret, tu es un lecteur attentif et passionné des poètes qui ont inspiré les surréalistes (Lautréamont et Nerval). Comment présenterais-tu ce mouvement littéraire, artistique et politique à une personne qui souhaiterait entrer dans l’œuvre ?
Louis Janover : C’est vers 15-16 ans, alors que je me débattais dans un milieu où le PCF dominait toute la pensée critique, que j’ai découvert les deux noms qui m’ont marqué à jamais : André Breton, Antonin Artaud. C’est par leur rapport en partie conflictuel que s’est défini le caractère révolutionnaire du surréalisme et de cette confrontation unique naît la fascination que le mouvement exerce maintenant dans l’histoire.
« “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » Faisaient-il deux pour Marx et pour Rimbaud ? La formule d’André Breton est aujourd’hui partout reprise pour clore le débat historique sur le caractère révolutionnaire du mouvement. En réalité, c’est devenu une manière de se débarrasser du problème pour ne pas avoir à montrer en quoi consiste cette unité et ce qu’il en a été dans l’histoire.
Crevel avait fait le même rapprochement au même moment, en juin 1935, dans le discours qu’il devait prononcer au Congrès des écrivains. Cette fusion du changer la vie et du transformer le monde donnerait donc à l’expression poétique son contenu révolutionnaire sans qu’il soit besoin d’une mise en œuvre politique. Mais tout dépend alors de ce que l’on entend par critique révolutionnaire et à quel endroit se situe la ligne névralgique entre ce que Breton appelle des mots d’ordre. Le seul fait de les nommer ainsi, ce qui leur assigne cette place, montre que la question est de savoir comment s’opère l’unité dans la pratique.
C’est par la médiation de l’art que les nouvelles valeurs sont intégrées aux transformations culturelles en cours dans la société ; c’est par cette subversion que sont mis au jour les moyens de faire triompher la modernité. Changer la vie se conforme alors au rôle qui échoit aux artistes dans le domaine de la subversion, à la place qu’ils occupent dans le renversement des codes de la morale bourgeoise. Par son rejet explosif d’un certain héritage le mouvement artistique devient un des vecteurs de cette transformation et l’accent mis sur l’importance de ces changements détourne ainsi des réalités de l’aliénation, qui prend des formes nouvelles.
Artaud, qui n’a jamais défini le changer la vie et le transformer le monde par le rapport au politique, mais par l’exigence de « naître aux cieux du dedans », va échapper à la réduction à l’art, et le théâtre ouvre sa révolte sur la vie. Artaud ne se départira jamais de cette tension intérieure du collectif, alors que Breton la transposera dans le domaine politique, laissant ainsi le champ libre à la création artistique. Benjamin Péret donnera son ton à la critique surréaliste, et Le Déshonneur des poètes sera en quelque sorte le Manifeste d’après-guerre, la suite et fin de Position politique du surréalisme.
Les jeunes gens qui découvrent le surréalisme vont forcément remonter à la ligne historique qui définit cette exigence radicale. Et se demander comment les deux parties vont se trouver séparées dans la pratique et comment le changer la vie porté par le mode d’expression artistique a pu cristalliser cette révolte contre l’ordre moral et faire du surréalisme ce qu’on a pu appeler le mouvement artistique le plus important du XXe. La divergence va s’approfondir avec le temps. Tout ce que le mouvement pouvait faire et dire va se voir subordonné à son rôle dans le milieu littéraire et artistique.
Désormais changer la vie et transformer le monde réoccupent dans le surréalisme les places qui leur étaient imparties. Le surréalisme s’est installé à demeure pour s’imposer dans l’espace qu’il pouvait occuper. Qui se passionne aujourd’hui pour la poésie et s’interroge sur ce que signifiait « le non-conformisme absolu » dont se réclamait Breton dans le Manifeste doit répondre à cette question qui définit la place de « L’écrivain devant la révolution » — et des poètes dans le monde littéraire et artistique que le surréalisme met en cause.
Dans le désert mental il n’est jamais de pays conquis ! La remarque de Roger Gilbert-Lecomte s’applique en premier lieu à ce domaine où tout est à repenser à partir d’une nouvelle généalogie de la révolte. Car le pire n’est-il pas de croire ou de faire croire que l’on a opéré la conquête.
Louis Janover
20 avril 2020
Libertalia : Tu évoques Antonin Artaud. Quels textes de lui nous conseillerais-tu en priorité ? Et pourrais-tu revenir à la généalogie du surréalisme et aux grandes étapes de son histoire, en évoquant notamment le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant ? Considères-tu, d’une certaine façon comme Nadeau, que l’histoire du surréalisme s’arrête en 1939 ?
Louis Janover : Commençons par énoncer les principes de base qui désormais se sont imposés au nom du surréalisme :
— Transformer l’art, le fondre à la révolution, voilà la parole qu’a fait entendre le surréalisme. Les artistes et écrivains ont expérimenté toutes les possibilités qui s’offraient au mouvement en transposant dans le domaine artistique, grâce à l’automatisme psychique érigé en méthode, l’exploration de tous les espaces que Freud a défrichés et qui une fois mis à jour et au jour ne dispensent plus guère de surprises. C’est l’intelligence de la vie intérieure dans son unité qui est en cause, l’idée que l’inconscient est un concept aussi peu clair que prêt à tout. La révolution est le mot de passe qui permet d’associer tous ces éléments de culture ;
— Aller jusqu’aux plus profondes profondeurs de la vie intérieure et de la révolte, a dit Artaud, car il parle de lui-même en faisant de l’écriture poétique le point de rupture qui entrouvre cet espace et en ébranle les fondements ;
— Au Second Manifeste du surréalisme, où l’ambition du surréalisme comme avant-garde s’expose au grand jour et au premier plan, et repousse les rivaux, le Grand Jeu notamment, répond À la grande nuit ou le bluff surréaliste, la seule ouverture qui permette de déceler un au-delà dans le surréalisme. C’est la raison pour laquelle, alors que Breton est surréaliste dans le premier Manifeste, Nadja ou les Entretiens, Artaud est surréaliste spontanément, dans les poèmes et écrits de jeunesse, L’Ombilic des limbes, Le Pèse-nerfs, Tric trac du ciel, sans avoir à rien nommer et sans intention de fixer les normes d’une avant-garde rivale du surréalisme.
— La « voie mi-libertaire mi-mystique », qui aurait été celle de l’auteur des Adresses surréalistes laisse en suspens le problème : qu’en eût-il été si le surréalisme avait su conserver la voie mi-politique, mi-poétique, la dimension éthique qui lui assurait cette fureur et cet élan unique sans lui imposer de direction ?
La critique qu’Artaud adresse aux surréalistes qui ont adhéré à la conception de la révolution, au « communisme », revient vers nous en un éclat, car l’idée même de révolution reste dans l’irrésolu, et pour cause, et cette irrésolution se pose dans les mêmes termes que ceux qu’expose À la grande nuit ou le bluff surréaliste (voir ci-dessous). « L’intérieur du surréalisme le conduit à la Révolution. C’est le fait positif. » Mais « ce ralliement au communisme », que certains d’entre eux ont refusé, qu’a-t-il donné à ceux qui l’ont fait leur ? Ce basculement vers « cette fausse vérité du réel immédiat », vers ces « bouleversements qui n’affecteraient que ce côté extérieur, immédiatement perceptible, de la réalité », qu’a-t-il apporté au surréalisme ? Et quand Artaud se place dans le débat d’alors du côté des « hommes libres », de « tous les révolutionnaires véritables qui pensent que la liberté individuelle est un bien supérieur à celui de n’importe quelle conquête obtenue sur un plan relatif », on peut penser qu’il n’est pas si loin de la position de Fondane. Et cette position, loin de rester sans résonance dans notre monde, rejoint tous les doutes et retraits en rapport avec la mise en cause d’un marxisme dont Rubel a montré le caractère réducteur. Si le marxisme-léninisme a instillé la contre-révolution dans le mouvement ouvrier, il n’a pas épargné la pensée et ceux qui en discutent tombent dans le même piège.
Toute l’aporie de l’avant-garde réside dans ce rapport, et la réponse d’Artaud conserve une intelligence et une force que l’on interroge rarement. Or, paradoxalement, c’est en s’éloignant de cette spontanéité de la révolte que le surréalisme a perdu son esprit d’origine, sans jamais retrouver le sens de cette unité. Changer la vie se réduira au principe : changer l’art en art surréaliste qui sera censé cristalliser toutes les formes de révolte, alors qu’il représentera le retour au monde inchangé de l’art. L’écart absolu a été progressivement ramené à un grand écart. Et le rapport au politique ne fera que creuser la distance en ouvrant les deux voies de l’avant-garde : transformer le monde/changer la vie, ces deux mots d’ordre s’additionnent mais ne se fondent pas.
La question concernant Nadeau établit des clivages incertains. Disons alors que je considère que, mesurée à l’aune de la révolution surréaliste, l’histoire du surréalisme tel qu’en lui-même commence vraiment en 1939. La guerre va faire tabula rasa des irrésolutions et des obstacles. Tous les éléments sont désormais en place, à leur place. L’après-guerre marque la victoire du surréalisme, la victoire de l’art surréaliste, la défaite de la révolution surréaliste, car désormais la logique s’inverse et réintroduit la césure changer la vie/transformer le monde. Ces mots d’ordre se trouvent séparés par l’histoire et ne se rejoignent plus, sauf de manière verbale, comme incantation. Le PC est désormais le mouvement politique dominant dans le domaine intellectuel, mais son hégémonie ne s’étend nullement à la sphère artistique. C’est là que le surréalisme prend position, en participant à une transformation culturelle irrésistible après le nettoyage opéré à la Libération dans les milieux intellectuels qui, même soumis au diktat politique du Parti, conservent leur perspective littéraire et artistique dissidente. Les compagnons de route s’écartent quand un autre chemin garni de fleurs s’ouvre sur leurs pas. L’intelligentsia se recompose, elle en est aux balbutiements, mais il faut justement y voir la raison pour laquelle ses revendications se révèlent explosives : elle commence son œuvre de recherche idéologique dans tous les éléments à sa portée, et s’en prend par priorité à la morale héritée de l’avant-guerre. Dans ce domaine, le surréalisme est le point de cristallisation des revendications qui rassemblent toute la mouvance artistique libérée du carcan de l’ordre moral.
De ce point de vue, le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant ne modifie en rien, et dans son expression même, les données du problème tel qu’il s’est posé lors du Congrès des écrivains de 1935. S’ajouteront les discussions sur Trotski, qui se rattache à l’histoire du bolchevisme, et circonscrit le cercle de la réflexion sur Octobre et la révolution, sans oublier Kronstadt. Pour le reste, preuve encore que tout bouge pour donner le change, les deux « mots d’ordre » restent dans un double rapport et consacrent en fait l’espace de liberté que le surréalisme s’apprête à investir. Le groupe surréaliste n’a plus de barrière, l’espace s’ouvre devant lui de manière quasi spontanée, le monde change avec la vie. Le PC fossilisé dans son carcan bureaucratique, la culture artistique ne tient même plus compte d’un réalisme social totalement dépassé. Le surréalisme a gagné la partie sans plus avoir à combattre, son domaine a été creusé dans l’avant-guerre, et il s’installe naturellement dans son domaine réservé.
C’est à cet endroit qu’il nous faut rejoindre une autre logique, celle qu’Artaud avait fait apparaître, et l’on peut voir que toute sa pensée, irréductiblement hostile à cette « fausse vérité du réel immédiat » qui toujours oscille entre le mensonge et la vérité, choisit une autre voie, à rebours de « l’inutilité profonde de n’importe quelle action spontanée ou non spontanée. C’est le point de vue du pessimisme intégral. Mais une certaine forme de pessimisme porte avec elle sa lucidité. La lucidité du désespoir, des sens exacerbés et comme à la lisière des abîmes. Et à côté de l’horrible relativité de n’importe quelle action humaine cette spontanéité inconsciente qui pousse malgré tout à l’action » (Artaud).
Pierre Naville nous a porté également, mais par une autre voie, vers cette position radicale. L’échec y apparaît comme « forme subjective pure de la contestation de ce qui réussit », et la « valeur subjective de l’homme » comme forme privilégiée de la résistance « au cours objectif et triomphant des choses ». Grâce à ce refus, tous ceux qui entrecroisent leur critique finissent par créer un milieu social propre : « une société de réfractaires ». Cette réflexion sur l’échec guidera nombre de penseurs que rien ne semblerait unir, et qui feront resurgir la « fausse vérité » d’un réel immédiat, « fausse vérité » d’un mouvement dominé par une théorie qui a dénié à l’éthique et à l’utopie leur place dans l’histoire de la révolution. De ce point de vue, et cette dialectique nous éclaire sur ce qu’il en est aujourd’hui de cette histoire, sur la victoire du surréalisme et son échec, et sur la manière de l’aborder. Reste à savoir à quel endroit reprendre le fil du Manifeste abandonné par les surréalistes pour qu’apparaissent de nouvelles convergences et les formes inédites de rupture.
Louis Janover
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27/04/2020