Le Corps défait !
LE CORPS DEFAIT, études en noir de la littérature fin-de-siècle, inédits de Charles Grivel, réunis par Ian Geay, édition Les âmes d’Atala, 2019, 150 pages, 11 euros
« J’ignore quelles retenues opaques et quels insondables écueils ont finalement concouru à l’inaccomplissement de ce projet, et je ne sais toujours rien de la déraison qui le hante, ni ce qui a gouverné l’amputation de plus de la moitié de son corpus » (Ian Geay p. 11)
Corneille appelait son Illusion comique un « estrange monstre », et la formule pourrait être reprise à l’identique pour qualifier l’ouvrage qui se cache sous un titre somme toute classique…
Le « corps défait », c’est le corps du texte en grande partie lacunaire et troué, dont le co-rédacteur Ian Geay nous confie les aléas éditoriaux, puis… vitaux si l’on peut dire ; Charles Grivel s’est éteint le 14 mai 2015, mais la « longue et douloureuse maladie » qui a eu raison de lui n’est sans doute pas la seule cause de ce « livre in-terminé » ; ce qui demeure des huit articles originellement prévus, ce sont les trois contributions reproduites ici, mais précédées des titres et pages blanches de ce qui aurait dû/pu être les cinq autres… sur, respectivement, « l’avant-propos », puis « La représentation du nu dedans », ensuite Lorrain (deux articles), et enfin Rachilde ; à la fin, l’article qui aurait figuré remanié s’intitule L’excès, la décadence ; mais seules trois pages blanches en témoignent, car la façon dont Charles Grivel aurait amené ou réécrit ce texte déjà paru n’est pas connue.
Les trois qui « seuls demeurent » portent sur Villiers de l’Isle-Adam, Gourmont, et Edmond de Goncourt. Il y est, comme souvent, bizarre et fulgurant, comme le montre ce court extrait : «Villiers de l’Isle-Adam a aussi l’audace de concevoir son sinistre pendant Tribulat Bonhomet, dont le nom dit assez de quelle irrémédiable schize il est la risible victime » ; ailleurs, concernant cette fois Gourmont et ses « luxures », l’expression est encore frappante, et puissamment traversée de ce « sombre » dont il avait le secret : « le tout sexuel est le cas. Mais le tout sexuel est également aléatoire ( …) en raison des organes même qui sont censés en permettre l’exercice ».
S’ajoute quand même en « annexe » une réflexion sur Dolmancé de Jean Lorrain, puis en « Annexes » un texte non prévu pour le volume, mais pertinent aux yeux du concepteur : Le Bois de justice ; le plus savoureux reste la lecture de la formidable « préface », sous la plume de Ian Geay donc, qui s’autorise d’un très bel exergue de Denis Mellier (« quelque envie que j’en ai, je ne pourrai pas lui dédier ce livre »)… puis donne à la fin brièvement la parole à Sarah Mombert : « comme son écriture, sa parole n’était pas toujours limpide, mais elle était éclairante et suggestive ».
On notera aussi que la quatrième de couverture reproduit le texte d’insertion qui accompagnait les annonces de publication… restées vacantes ; on y apprend que « le corps est celui qu’on ne possède pas », ce qui sonne assez lacanien ! Et ce sont quelques mots d’Alain Vaillant qui soulignent encore, en bas de cette quatrième, l’énigme chaleureuse du dire grivélien : « (…) un texte de Grivel : toujours trop elliptique, trop dense, trop erratique ».
Les quatorze pages qui ouvrent l’ouvrage racontent l’histoire belle, triste, gaie, tourmentée… de ce volume projeté, retardé, repris, puis laissé ; c’est un memento mori, mais fantaisiste, amical, admiratif, occupé, remuant ! Bref, l’encorbellement parfait pour les textes réellement parvenus, comme pour les fantômes des autres (fantômes bien incarnés, quand même, car tous téléchargeables en l’état sur le site de l’édition). La couverture, superbe, montre un corps en effet morcelé, mais en même temps « relié », rattaché… comme cette œuvre singulière qui nous redonne Charles Grivel infiniment présent, infiniment vivant ; il m’a fait personnellement l’honneur de siéger à mon jury d’habilitation, aussi j’en puis parler : j’attends toujours le texte de la conférence qu’il avait prononcée lors d’un colloque que j’organisai sur Leroux – où il avait été resplendissant sur Mister Flow et le Roi Mystère… mais il a fallu publier, sans lui ; procrastination ?
Mieux vaut écouter son ami Ian Geay, qui nous confie : « Suspendre l’écriture était peut-être le moyen le plus sûr pour tenir en respect le point final ». Et le constant rappel de son sujet favori, Dracula, nous dit aussi autre chose : la littérature est en effet comme le « vol du vampire », mais un vampire bienfaisant, assoiffé de sens et de vie – cette vie que le présent ouvrage lui rend éternelle.
Isabelle-Rachel CASTA
Nous remercions vivement Isabelle-Rachel, ainsi que Cahier Robinson où est paru cette belle recension.
Le corps défait est toujours disponible à la commande ICI.
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15/04/2020