Le Surmâle
Le Surmâle (1)Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre et se laisse piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
Rodogune (Corneille)MartineMonsieur, qu’est-ce que c’est qu’un surmâle ?
PapyrusC’est un futur contingent.
MartinePour sur que vous vous compromettez pas. Moi je crois que c’est quelque chose comme l’homme des casernes, le ur-mensch ou le petit tailleur de la légende allemande qui en tirait sept d’un coup.PapyrusL’homme des cavernes ou corps caverneux, Martine tuait et non tirait.
MartineTuait, tirait, vous ne faites que tarabuster mon attention d’un endroit à l’autre. Et puis c’étaient des mouches.PapyrusLes mouches sont des femelles.
MartineJe marche, mon père adorable, mais voilà qui vous a boucher une fissure, le Surmâle m’est apparu.
PapyrusTe gausserais-tu de moi gaupe.
MartineQue nenni. Ce fut au Jardin d’Acclimatation. Le drôle avait le mufle couleur aubergine. Le menton cruel et barbu, la face chaude, humide, son torse noueux aux mamelles viriles se vêtait d’un poil dru, deviné vivant de colonies et donnait l’illusion de M. Jules Guesde. Il se seyait sur deux fesses écarlates, talées, adornées de deux bouchons. Il était hideusement beau.PapyrusMais qui étais-ce ?
MartineUn hamadryas, et je pensais à l’ »Indien tant célébré par Théophraste (page 24). La singerie sous le chaud soleil trouillottait mille effluves. Deux belles dames, fleurant la peau espagnole se plantèrent devant la cage avec un intérêt amusé. Dès qu’il les vit l’hamadryas se mit à faire le misloque, à ne se tenir d’aise pas. Et le faquin, s’en fut décrocher je ne sais d’où une hampe zinzolin qu’il agita véhémentement.PapyrusCela Martine est une erreur, car le Surmâle peut faire l’amour, mais il ne peut pas aimer, or ce cynocéphale était capable d’un amour sincère et en son âme ressentait la noble impression. Tu sais que l’amour est l’évaluation du quotient sentimental d’un rapport ayant les sensations génitales pour dividende et le goût individuel pour diviseur. Or le Surmâle (quel joli titre nietzschéen) le héros de l’extraordinaire « roman moderne » de notre Alfred Jarry, est en dehors de l’Humanité, il est une Force envahissante dominatrice, une Volonté de Puissance (der Wille zur Macht). Pour André Marcueil, l’amour est un geste sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment (page 1).MartineAutrement dit un griphe. « Jamais malade, jamais mourir. » Il n’est ni Dieu, ni table, ni Arthur Meyer. C’est un menhir doublé d’une mitrailleuse automatique Hiram Maxim. C’est terriblement yankee en vous faisant courir un frisson fleur de poë. Pas XVIIe siècle pour un liard, mais chouettement moderne, l’homme que nous fera l’auto, le dirigeable Besançon-Farman et la pelote basque. Un Berthelot nous fournira de l’amour en tablettes, moyennant quoi, tout chacun sera Hercule à la coule. Et tu parles de repopulation ! Enfoncés Piot et Paul Strauss ?PapyrusErreur profonde, le Surmâle ne fait pas de petits. Encore un coup (pardon), il lui faut, non la femme classique en caoutchouc du lieutenant de vaisseau Péloti, mais une femme de fer, d’acier, d’électrodes et de dynamos que, par choc en retour, l’Extraordinaire rend amoureuse de lui. Mais oui, tourne tes yeux d’ovidée, les choses inertes vous peuvent aimer ou nuire. N’as-tu jamais constaté la méchanceté invétérée de tes pantoufles à se couler sous les meubles ? On t’a dit que les forces sont aveugles ; toujours et pas toujours, André Marcueil est un dynamis de la prodynamis, substance pyknotique, densation individuelle d’une substance unique. Il est une machine à faire l’amour, si on lui prenait son opposite, il est évident, suivant Darwin, que la plus solide rompra les reins à l’autre. Marcueil n’est pas un tailleur allemand et pourtant il en a 8g + x au tableau, ce qui fait du beaucoup à l’heure.
MartineEncore un coup de timbre, un tour de piste, c’est l’amorodrome ou course de fond. Je pense à Petrus Cornelius Rothomagensis et à sa Rodogune, et au nœud gordien du Surmâle.Des nœuds secrets et secrets nœuds
Sacrés nœuds et nœuds sacrés,
Qu’Hélène sacre et consacre
L’hommuncule au truc pique et repique.
De volupté pourtant point ne se paprique,
Car,
(Ainsi disait l’Évangile)
Il est plus facile,
De faire passer un chameau par le chas d’une aiguille,
Qu’une aiguille dans le chas d’un … vice-versa,
Chose que pourtant point ne m’explique
Et d’expliquer surtout point ne me pique,
Et qu’expliquerait Claudine,
Savoir l’Éros sans les Épines.Papyrus
Que veulent dire ces vers sybillins ?
Martine
Cela veut dire, que malgré le plaisir éprouvé par ce livre extraordinaire qui fera les délices des chauffeurs et de l’Automobile-Club (lire la course anhélante de la quintuplette contre une locomotive, avec un coureur mort), cela veut dire, malgré cette incise longue, que l’Être suprême nous préserve des Surmâles, car ce serait la fin de tout, de l’Amour, de la Poésie, des Rossignols et du Vergissmeinnicht, remplacés par une Énergie toujours bandée, mais aveugle, trop rigide pour vibrer simplettement.
PapyrusUn lingam atteint de cécité.
MartineJe ne comprends pas ce que vous voulez dire. Adieu, je baise votre main pathétique.
(1) Editions de la Revue Blanche.
JARRY (Alfred). L.A.S. « Alfred Jarry » à « Cher Papyrus ». S.l., 16 mai 1903. 3 pp. sur bristol vert d’eau, petit in-16 étroit (11,8 x 6 cm).
Désolé de ne pouvoir remercier son correspondant par un article dans la Revue Blanche, Jarry espère se …rattraper dans la Plume. Vous fîtes preuve d’une notable et curieuse perspicacité sur les rapports entre les deux Bretagne : ma grand-mère est une Dorset… note-t-il avant d’expliquer : …Je regrette de n’avoir pensé à vous relater ce que furent les Gueules-de-Bois. L’acteur qui incarna le Père Ubu n’eut point l’organe de l’emploi ; mais le général Lascy fut joué (en un rôle allongé et même spécialement construit) par le célèbre Anatole !…
Enfin, il ajoute …merci donc de ce que vous bibliographiâtes quant au Surmâle…
En novembre 1901 eurent lieu des représentations du cinquième cycle d’Ubu, par les marionnettes du « Théâtre Guignol des Gueules de Bois », au Cabaret des Quatz’arts. C’est M. Dickson qui prêtait sa voix à Ubu tandis que M. Anatole, interprétait, parmi plusieurs personnages, le général Lascy.
En 1903, Jarry commença de collaborer régulièrement à la Revue La Plume qui s’arrêtera en janvier 1904. La Revue Blanche avait cessé de paraître en avril 1903.
LIBRAIRIE DE L’ABBAYE – PINAULT – Jacques-Henri PINAULT, 27 & 36, rue Bonaparte – 75006 PARIS – http://www.franceantiq.fr/slam/Abbaye-Pinault
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10/04/2020