A Marcel Moreau
L’hommage de Raoul Vaneigem à l’écrivain Marcel Moreau qui vient de décéder dans un Ehpad de Bobigny (Seine-Saint-Denis) :
La vie te salue, Marcel,
Tu n’as jamais cessé de la célébrer et elle te tient quitte de ces oraisons funèbres que la frénésie du profit multiplie avec une hâte redoutable. A la tristesse de ton départ forcé se mêle une rage. Elle aussi se propage et il me tarde qu’elle réduise au silence et balaie de notre vue la tourbe des assassins dont la sottise et la bouffonnerie ne masquent plus l’ignominie. Que l’on te fasse entrer dans le bilan comptable et complaisant des mortalités participe de ce mépris de l’humain auquel les peuples du monde ont résolu de mettre fin. Car tu n’es pas la victime d’un virus, tu es tombé sous les coups de ce terrorisme d’État qui verse des dividendes aux gestionnaires du profit et envoie à la casse les hôpitaux, les écoles, les services publics. Rien ne serait plus ridiculement odieux qu’une justice populiste et vengeresse qui songerait à décapiter des pantins dont les têtes sont interchangeables. En revanche, c’est au nom des libertés de la vie pleine et entière qu’il faut anéantir ces impostures que sont la liberté du commerce, la liberté d’exploiter, d’opprimer, de tuer.
Dors en paix, Marcel, on y arrivera.
En toute amitié,
Raoul
Né en 1933 au sein d’une famille ouvrière, en Belgique, Marcel Moreau exerce de petits métiers avant de devenir correcteur de presse à Paris où il s’installe en 1968. Paru en 1963, défendu par Queneau, publié en extraits par Paulhan dans la NRF et par Simone de Beauvoir dans Les Temps Modernes, son premier roman, Quintes (1963), aux échos kafkaïens, fait l’effet d’une bombe dans le milieu littéraire. Marcel Moreau poursuit depuis une œuvre exigeante, née de la secouante rencontre entre le corps sauvage de sa jeunesse et les mots. Alternant des proses romanesques hallucinées, sensorielles, d’un érotisme incandescent, et des essais opposant sur un mode lyrique la toute-puissance des instincts à une modernité exsangue, Marcel Moreau plonge dans le baroque des passions et invente une écriture de tremblements (de l’être), somptueuse, dansante, libératrice. Je crois avec une ferveur accrue que la seule aventure qui vaille est nécessairement intérieure. Que chaque homme se doit de devenir le monstre dont il possède en lui, ravagées, mutilées, maudites, toutes les composantes.
Il avait participé à la revue des camarades du Sabot.
Passage de La Pensée mongole, paru en 1972, extrait relu et corrigé pour Le Sabot #1, en 2017.
« La création littéraire doit être sabotage de ce qui est. Conçue autrement, elle est complice de l’ordre établi, c’est-à-dire d’un principe de rétrécissement de l’homme, et d’un facteur de laideur universelle. Mais une simple présence physique, sans création, atteint au sabotage si elle en met le prix. Le saboteur détruit. Mais le sabotage esthétique, à l’endroit où il a détruit, dresse aussitôt la beauté qui servit à détruire. Le saboteur esthétique dit : “Aujourd’hui il n’y a plus rien de grand à construire et il y a beaucoup d’inepties à détruire. Et pourtant on construit. Pour la première fois dans l’histoire des œuvres, il est plus innocent pour les destructeurs de détruire que pour les constructeurs de construire. À notre époque, toute construction nouvelle est solidaire des constructions qu’il faudrait détruire, toute création sans sabotage ajoute à l’insigne médiocrité de ce qui s’est créé pour rien. Moi, saboteur, je fais l’impossible pour que les destructions que je propose aux hommes aient plus de style que les constructions n’en ont !” Ainsi parle le saboteur, l’homme qui, souverainement, a décidé de se libérer, en réponse à ceux qui lui reprochent de ne savoir que détruire.
À sa suite je dirai qu’il nous appartient de détruire si nous ne voulons pas être détruits à notre tour. Ceux qui refusent de détruire offrent tout l’homme en sacrifice à ceux qui le réduisent. Le mouvement destructeur est conservateur de l’essence humaine, c’est une exubérance tragique au service d’une valeur éternelle.
Le sabotable est partout. Il veut le rabougrissement de l’homme, il veut sa peau, son âme, son impulsion merveilleuse et terrible. Il veut la réduction de l’homme en chose. Plus que la subversion, le sabotage est d’une efficace sans exemple. La subversion implique une rupture à laquelle le saboteur ne se résigne que malaisément. La subversion peut déporter l’homme trop loin, hors de la loi qu’il hait, l’en exclure. Le saboteur colle à l’objet de sa haine. Il a le nez dessus, il en connaît toutes les parties, il progresse, se libère en elle, comme un mal sournois. Elle ne peut se débarrasser de lui. Elle pèse sur lui, mais son visage est couvert de crachats. Souvent la subversion est distance. Le sabotage est étreinte, rapprochement immonde des deux corps qui se détestent.
Comment devenir le cancer de la société, de la loi, sans cesser d’être un homme, plus qu’un homme, un libérateur ? Car il ne s’agit pas d’appeler la maladie en soi, il s’agit d’être soi-même la maladie, de l’incarner magnifiquement. Voilà comment je me figure le saboteur, le saboteur esthétique, celui qui oppose la beauté terrible des œuvres à la laideur des oppressions. »
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6/04/2020