« Joris-Karl Huysmans fréquentait des filles d’un peu partout »
André Guyaux, professeur de littérature française à la faculté des lettres de Sorbonne Université, commissaire de l’exposition «Huysmans critique d’art» qui ouvre le 26 novembre au musée d’Orsay, a codirigé le volume Huysmans avec Pierre Jourde. Entretien paru dans Libération.
25 octobre 2019)
(Joris-Karl Huysmans dans la Pléiade, est-ce un événement ?
Son entrée a été attendue. «Pourquoi vous ne publiez pas Huysmans ?» demandaient ceux qui l’attendaient avec impatience. C’était un projet ancien. Si cela a pris du temps, c’est je crois par prudence à faire rentrer ce type d’écrivains du XIXe siècle qui ne sont pas de premier rang, comme des Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Villiers de L’Isle-Adam, pas comme les Balzac, Flaubert… Mais il n’est pas de cette sorte-là. C’est un écrivain plus complexe, par sa vie même. Il n’est pas tiède. Il polémique tout le temps. Les Goncourt sont un autre exemple. Leur Journal n’est peut-être pas politiquement correct, mais tellement important dans l’histoire littéraire qu’il pourrait figurer dans la Pléiade, comme le Journal de Julien Green.
Est-ce juste, dans ses textes, de ne distinguer qu’A rebours ?
C’est un peu réducteur. Il y a eu un moment À rebours. Le roman a été remarqué par le milieu littéraire, et à l’étranger par Gabriele D’Annunzio, Oscar Wilde. Il a eu une postérité immédiate. Mais Huysmans est quand même en retrait : il est persuadé qu’on ne le comprend pas. On prend À rebours pour un roman imaginatif et baroque, alors que lui dit avoir écrit le parcours d’un aristocrate névrosé de l’époque. Il est dans le même état d’esprit d’incompréhension à la réception de ses romans catholiques qui se vendent bien.
Ne trouvez-vous pas En rade plus intéressant ?
En rade est effectivement un de ses plus beaux romans selon moi, d’ailleurs Huysmans avait conscience de sa qualité. Chacun des textes de cet homme de phases et de ruptures a quelque chose. Dans À vau-l’eau, Jean Folantin fonde le personnage sinistre moderne, qui n’a pas d’issue, ne croit en rien et mange dans de mauvais restaurants. Une figure de légende, comme plus tard le Roquentin de Sartre. De même, Durtal, qui cherche la foi. Par ailleurs ses deux premiers romans naturalistes, Marthe et les Sœurs Vatard, sont meilleurs que bien des textes naturalistes d’écrivains qui entouraient Zola. Ils parlent du Paris ouvrier et des milieux interlopes…
Les fréquentait-il?
C’était un homme très libertin. Il fréquentait des filles d’un peu partout, dans les environs de la place Maubert. Il arpentait aussi beaucoup Paris, un point commun avec Baudelaire. Le poète assiste aux destructions du baron Haussmann. Huysmans, lui, observe la suite, le recouvrement de la Bièvre, sur laquelle il écrit une monographie (1890). Il a un côté parisien très insatisfait, jamais content. Il voulait toujours autre chose. Converti, il dit du mal des prêtres. Il n’aime vraiment que l’art religieux, la musique liturgique, le plain-chant. Quant à l’art moderne, il a pu être exagérément sévère mais il traverse toute l’histoire de l’art avec un jugement très juste. S’il est parfois réservé sur un Pissarro, parle de la banalité de Renoir, il comprend Gauguin et Cézanne, que presque personne ne comprend à l’époque. Il a un regard extraordinaire. Son musée, c’est notre musée.
Son œuvre est-elle autobiographique ?
Il n’est peut-être pas un vrai romancier. Il ne fait pas fonctionner l’imagination narratrice, comme les Balzac, Zola, Flaubert, Stendhal. Il n’a fait que se raconter lui-même. Il se documente aussi énormément. Il va voir les choses sur place, parle avec les paysans et lit beaucoup.
Son vocabulaire est particulièrement opulent…
Cette richesse a créé une situation particulière pour l’édition dans la Pléiade : nous avons mis des traductions lexicales de bas de page, comme s’il parlait dans une autre langue… Ce qu’on ne fait pas en général pour les écrivains de cette époque. Il aimait les mots, il en inventait. C’est très riche et en même temps très périlleux car cela peut constituer un obstacle pour la lecture.
Et son style ?
C’est la clé chez Huysmans : l’art d’écrire. Il a une phrase qui n’appartient qu’à lui, une expressivité particulière. «Il écrit des livres pour écrire des phrases», a dit de lui son ami belge Jules Destrée. C’est très vrai. Comme Flaubert, il n’y a que cela qui l’intéresse. Il n’y a que l’art qui compte, qu’il obtient par le travail. Ses manuscrits sont inextricables, corrigés à l’infini; il n’est jamais satisfait. Il doit toujours fournir aux éditeurs une retranscription de ce qu’il a écrit et il existe au moins deux manuscrits pour ses livres, parfois trois ou quatre. La Bibliothèque nationale de France possède le manuscrit de travail d’À rebours, qui sera visible à l’exposition au musée d’Orsay. Celui qu’il avait apporté chez son éditeur Charpentier a disparu.
Sa misogynie frappe…
Il y a pire que lui, les Goncourt ! Mais lui est misogyne avec une grande liberté. Il parle ainsi des peintres femmes sans le moindre préjugé. Il était très lié avec Myriam Harry, pour qui il tente de décrocher le Goncourt. Car on oublie qu’il a été premier président de l’Académie Goncourt. Il a vécu avec une femme longtemps, Anna Meunier, mais fait partie de ces écrivains célibataires du XIXe siècle, comme Flaubert, les Goncourt, Baudelaire…
Que peut apporter sa lecture aujourd’hui ?
Il compte pour les écrivains parce qu’il apprend à écrire, on y trouve un style. C’est un maître en littérature pour quelqu’un qui essaie d’écrire. Mais c’est aussi un professeur de pessimisme. Pour lui, «il faut désespérer du monde». Il n’aime pas la société.
Le rapprochement avec Michel Houellebecq est-il pertinent ?
C’est une parenté relative. Ils sont tous deux misanthropes. Mais il y a une vraie différence non littéraire : Huysmans est en quelque sorte passé à l’acte jusqu’à se convertir et à intégrer l’Église comme oblat. Tandis que Houellebecq n’a pas franchi le seuil qui va vers une autre vie. Ils ont aussi en commun l’intérêt pour Arthur Schopenhauer. Huysmans était un grand lecteur, à l’esprit éveillé : il voyait les choses avant les autres. Il a lu Schopenhauer avant qu’il soit bien connu et traduit.
A-t-on récupéré sa bibliothèque ?
À sa mort, il avait deux demi-sœurs qui ont hérité de ses droits d’auteur. Il avait rédigé un testament, dans lequel il distribue ce qu’il possède à une dizaine d’amis, trois tableaux par ci, deux gravures par là, ses livres…
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27/01/2020