Nos complicités agissantes
Allez, on rouvre le rideau pour quelques heures, histoire de donner des nouvelles avant d’y retourner. Et un petit texte de Freddy Gomez de A Contretemps pour dire où nous en sommes et où nous ne sommes pas encore. Faites gaffe à vous et à la r’voyure !
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Le décor est désormais campé… D’un côté, un pouvoir arrogant jouant son va-tout, mais sans autre base sociale que le MEDEF et sa milice armée – dont le statut est maintenu et à qui on finira bien par payer les nombreuses heures supplémentaires qu’elle a faites pour éborgner des Gilets jaunes ; de l’autre, une forte mobilisation sociale et des bases syndicales à la fois déterminées – à la SNCF, à la RATP, dans l’énergie, dans les raffineries, dans les ports, dans l’éducation – et conscientes que leurs bureaucraties syndicales se demandent déjà, pour certaines du moins, comment trouver le moyen de sortir « honorablement » d’un conflit dur que, visiblement, elles ne contrôlent qu’à l’ombre de leurs montgolfières et, vaguement, sur les plateaux télés. Au centre du jeu, un Premier ministre dont, à vue d’œil, la barbe blanchit par plaques, comme autant de pustules exémateuses et à proportion des mensonges et des perfidies qu’il débite ; un cumulard en charge de la « réforme » des retraites contraint de démissionner pour collusions répétées avec le banditisme assurantiel ; un ancien responsable des ressources « humaines » chez Auchan, vandale de la grande distribution, le remplaçant comme chargé du dossier ; un Berger, passé maître dans l’art de la trahison, s’inventant une colère subite sur « l’âge pivot » d’une contre-réforme qu’il contresignera, bien sûr, avec ou sans, comme toutes celles qu’il a paraphées depuis qu’il est à la tête de son syndicat ; un président, enfin, qui, discrètement, consulte, Mister Larry Fink, dit Black-Rock, roi des fonds de pension américains, pour disserter d’équité capitalisable. Et chaque jour apportant son nouveau lot de bassesse – et de gloire –, l’appel à la trêve de la grève pendant les cotillonades lancé par les maîtres et acquiescé par deux de leurs valets syndicaux (un Berger et un Lescure) et, au quinzième jour de leur grève, le refus obstiné de leurs bases (conducteurs et contrôleurs cédétistes et UNSA à la SNCF et roulants de la RATP) de s’y soumettre. Dernière claironnade en date, abondamment relayée par les apologues des médias dominants : Jupiter, qui doit déjà capitaliser ses émoluments d’ex-banquier chez un pote de Larry Finch, renoncerait, par « cohérence politique », à sa retraite de président de la République. Soit.
C’est là une manière de voir les choses, mais pas la meilleure. Car ce qui se joue, derrière ce décor, c’est une partie longue où l’hypothétique et l’imprévu ont leur part, une grande part, à condition que la lutte en cours sorte des sentiers battus, ceux de la défaite assurée. Indubitablement massif et coagulant, ce mouvement s’installant dans la durée est, semble-t-il, en train de s’inventer ses propres connivences, ses propres formes d’action, sa propre logique débordante. On le sent dans les manifs, où, réinventés ou pas, les slogans des Gilets jaunes font un tabac. On le sent plus encore, chaque jour, au petit matin, sur les blocages de dépôts RATP, de raffineries, de lycées. On le sent sur les piquets de grève, dans les assemblées ouvertes, dans les regards qui se croisent, dans les fraternités qui s’expriment. On le sent même chez ceux qui subissent parce qu’il faut bien aller au boulot quand on ne peut pas faire grève soi-même. Oui, des liens se sont tissés, aussi improbables que durables, des réflexes aussi, salutaires, comme cette méfiance, déjà pointée, déjà justifiée et très largement ressentie à la base, des directions syndicales et des coups fourrés qu’elles pourraient préparer. On ne résiste pas, à ce propos, au plaisir de divulguer le libellé de cet admirable tag, décorant un abribus du côté de la parisienne gare de Lyon et graffité pendant la grande manifestation du 17 décembre : « Cent coups de martinet valent mieux qu’un coup de Martinez. »
Quiconque le suit de près aura sans doute relevé que, dans sa dimension la plus active, ce mouvement de grève prolonge, par ses impulsions mêmes et les convergences qu’il objective, la belle expérience des Gilets jaunes. Et, de la même manière, il confirme partie de ses intuitions, notamment sur la nécessaire désidentification des luttes. En allant plus loin, on pourrait même dire qu’il admet, au moins implicitement, que, si, dans tout mouvement social d’ensemble, le blocage de l’économie reste le seul levier capable d’inverser le rapport des forces, celui-ci ne peut désormais être envisagé qu’en associant des volontés plurielles, qu’en additionnant des déterminations multiples, qu’en conjuguant des énergies diverses confluant vers l’objectif commun : la paralysie, depuis son centre jusqu’à sa périphérie, du système marchand de production et de distribution. C’est là un constat d’évidence que les syndicalistes de base ont eu, jusqu’à maintenant, beaucoup de mal à admettre. Il est pourtant directement lié à l’atomisation organisée du monde du travail, à ce qu’il est devenu après avoir été reconfiguré par le capital. Il peut y avoir combinaison des forces, coalition des puissances, adjonction des singularités, mais personne ne peut plus croire sérieusement aujourd’hui que, par sa propre conscience et sa seule force, « la Classe » soit, par elle-même et pour elle-même, capable de créer, à elle seule, les conditions d’une grève générale, ni même généralisée. Si le blocage du pays reste possible, et il l’est probablement, il ne peut l’être que par la paralysie des transports (c’est déjà fait et que ça dure), par l’obstruction des flux de marchandises, par l’occupation sauvage de l’espace et par la démultiplication des actions directes de tous types. Dans ce cadre, et dans ce cadre seulement, les leçons politiques des ronds-points auront porté leurs fruits. Et l’on ne peut que constater que ce n’est pas encore tout à fait le cas.
Si l’on devait ne retenir qu’une leçon des Gilets jaunes, celle qui les contient toutes et qui par avance les avalise, c’est l’idée, foncièrement antipolitique, qu’il n’est d’unité pratique dans un mouvement que si, dans sa diversité revendiquée, il se pense, d’une part, comme puissance obstinée d’insubordination sociale et, de l’autre, il se montre capable d’imposer son propre tempo à la lutte prolongée qu’il entreprend. La difficulté du moment, c’est qu’à partir de l’instant où la lutte se ré-identifie comme opposition frontale, duale, entre syndicats – bases et directions confondues – et pouvoir, la maîtrise du temps revient, de facto, à ceux qui gèrent le conflit : les directions syndicales et le pouvoir. Dans ce cadre, le pouvoir est toujours le plus fort. Il peut jouer l’apaisement ou le pourrissement. Dans le cas qui nous mobilise, il jouera, c’est clair, le pourrissement, puis l’épuisement. La limite de ce mouvement est là. Soit il est capable de sortir de ce cadre et de la stricte logique syndicale qui le sous-tend, en s’émancipant de ses carcans, en élargissant sa base et en constituant ses propres instances décisionnaires autonomes de coordination des diverses luttes en cours ; soit il sera vaincu par épuisement.
À l’heure qu’il est, un seul choix s’impose. C’est celui d’une gilet-jaunisation aussi large que possible du mouvement, de l’inventivité créatrice, de la confrontation diversifiée, de la désobéissance active, du bordel conjointement organisé – avec grèves quand c’est possible, sans grèves quand ça ne l’est pas –, du dépassement, de l’occupation de l’espace partout, de la fin des acquiescements, des rencontres ouvertes, de la généralisation des actions directes, de la redistribution généralisée.
Ils ont la force armée ; nous avons le nombre.
Ce sont des experts-comptables ; nous sommes le vent qui peut les abattre.
Ou l’eau qui peut noyer leur monde.
Le temps est venu de conjuguer nos complicités agissantes !
Freddy GOMEZ
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27/12/2019