Catulle Mendès et la république des lettres
Classiques Garnier
PRÉSENTATION
Les commémorations dont notre époque est particulièrement friande ont ceci de bon qu’elles permettent de revisiter certains écrivains oubliés de l’Histoire. Revisiter, c’est se souvenir ; mais combien aujourd’hui se souviennent de Catulle Mendès ? En 2003 se tenait au Mans une journée d’étude consacrée à cet écrivain problématique1 que les auteurs du présent ouvrage ont tenu à honorer lors du 100e anniversaire de sa mort2, au cours d’un colloque intitulé « Catulle Mendès et la République des Lettres ».
Jusqu’à une date récente, les travaux sur Catulle Mendès étaient aussi rares que les lecteurs de ses œuvres. Après une vie tumultueuse et riche d’une production abondante, après avoir été mêlé de très près à la vie littéraire de son temps et aux grands courants comme le Parnasse, le Symbolisme ou le Naturalisme, il est tombé dans un oubli quasi-total dès le lendemain de sa mort accidentelle en 1909. Certaines rééditions récentes3attestent un regain de faveur du romancier et du nouvelliste, au moins dans le monde universitaire. Le présent ouvrage se propose de contribuer à la réhabilitation de l’auteur des Oiseaux bleus, dont l’œuvre, inégale dans son abondance, contient quelques chefs-d’œuvre.
Mon domaine de recherches, la première moitié du xixe siècle, Balzac, le romantisme, le dandysme, et tous les écrivains mineurs des années 1830, ne me prédisposait pas à faire la connaissance intime de Catulle Mendès que je connaissais plus pour le rôle qu’il avait tenu dans l’histoire littéraire que pour ses œuvres. Mais l’intérêt que je porte aux minores m’avait déjà conduit à m’intéresser à la fantaisie post-romantique sur laquelle j’avais organisé un colloque en compagnie de Jean-Louis Cabanès en 19994. C’est alors que le tout jeune fondateur de la Revue fantaisiste m’était apparu sous un éclairage nouveau et que j’ai entrepris de mieux le connaître. Est-ce un hasard si le jeune Catulle Mendès fonde une revue placée sous le signe de la fantaisie ? Une fantaisie qui se dérobe à toute tentative de définition, qui dépasse les frontières génériques, qui travaille le texte de l’intérieur, de quelque nature qu’il soit ! Une fantaisie qui pénètre les thèmes, les formes, les personnages. Si elle recouvre un certain libertinage qui valut à Mendès d’être censuré et même condamné, elle invite aussi à suivre certains déclassés vers un territoire excentré délimitant un champ littéraire hors normes. Les bohèmes, les excentriques, les anticonformistes, les inventeurs de formes nouvelles, s’épanouissent dans ce champ qui remet en cause la hiérarchie des genres déjà fortement ébranlée depuis le romantisme. Cela revient à dire que la fantaisie a partie liée avec la liberté ! La liberté de ton comme la liberté de mœurs ; la liberté d’invention comme la liberté d’affirmation de soi dans un champ qui paradoxalement regroupe aussi bien les « réalistes » que les « lyriques » ou les funambulesques. La seule condition étant le rejet sans concession de l’école du bon sens et d’une certaine littérature honnête, disons académique : celle que les fantaisistes attaquent en s’en prenant à un Ponsard, à un Dumas fils ou encore à Octave Feuillet, premier romancier à être élu à l’Académie Française. À ces modèles incarnant un classicisme vieillissant, trop sage et même timoré, marqué par une certaine stéréotypie thématique et narrative, on oppose un certain Musset et surtout Shakespeare ! On vagabonde en compagnie de Gautier, de Banville ou de Baudelaire, sur des terres moins arides où fleurissent clowns et funambules. Autant d’écrivains qui vont avoir sur l’inspiration de Catulle Mendès une influence déterminante.
Libre et refusant d’être prisonnier d’une forme unique, curieux de tout, de tous les genres, de toutes les formes, Mendès fut traité de polygraphe ou de « polyphile ». Dilettante, si l’on veut, mais au sens où Baudelaire employait ce mot ! Amateur, sans doute, mais universel, loué pour son talent poétique, autant que pour ses fictions ou ses essais ! Et en même temps, critiqué, jalousé, vilipendé.
En effet, dès qu’on se penche sur la vie et l’action de Mendès, on se heurte immédiatement à un sujet hautement controversé. Ses contemporains l’ont loué, admiré, considéré comme un « grand » poète ou romancier ; il a connu la notoriété, la consécration, pendant une quarantaine d’années ; en même temps qu’il fut rejeté, considéré comme superficiel, appelé, par allusion au maquillage trop voyant de sa dernière femme, le « gardien du fard »… L’estime que lui portaient Victor Hugo, Verlaine ou Mallarmé ne suffit pas à effacer les opinions extrêmes de certains détracteurs qui, tel Léon Bloy, dans Le Désespéré, accumulent les critiques, les insultes et les propos méprisants. On comprend aussi ce que le rejet de Mendès doit à l’antisémitisme virulent d’une partie de l’intelligentsia à la fin du xixe siècle.
Par ailleurs, le rôle que Catulle Mendès a joué dans la république des lettres au xixe siècle et au tournant du siècle a forcément exacerbé haines et passions. Ses contemporains n’ont pas toujours su séparer le bon grain de l’ivraie. Certains ont pu voir en lui un écrivain habile et talentueux, un prosateur subtil et parfois précieux ; mais c’était quelquefois pour souligner l’influence qu’ont exercée sur lui ses maîtres : Victor Hugo et Baudelaire, pour ne nommer que les plus importants. Son inlassable activité de journaliste l’a placé au cœur de la vie littéraire de son temps et de ce que lui nommera « la République des lettres », dans la revue éponyme.
On a dit de Catulle Mendès que c’était un écrivain décadent faisant défiler tout le cortège des mythes et des fantasmes que la Décadence emprunte à Gautier, à Baudelaire, à Barbey et à d’autres. On a dit qu’il était emblématique du style fin-de-siècle, reconnaissant dans Mademoiselle de Maupin l’œuvre fondatrice d’un goût décadent et mariant avec plus ou moins de bonheur l’artificialisme baudelairien et la rigueur parnassienne. On a dit aussi que c’était un homme dont le talent consistait à sentir quelles étaient les formes littéraires susceptibles de lui assurer le succès.
Mais l’œuvre de Catulle Mendès est, on le sait, très abondante et variée ; non seulement par les genres, puisque Mendès a touché à tout, poésie, romans, contes, théâtre, livrets d’opéras, essais, articles de journaux ; mais aussi par la quantité ! Si l’on compte les nouvelles et les contes parus dans des revues, avant d’être regroupés parfois dans des recueils, on approche des mille titres ! Qui peut se targuer d’avoir lu la totalité de cette œuvre foisonnante et, il faut le répéter, inégale. Lesrééditions sont rares et le nombre de textes que Gallica met à notre disposition sur internet reste très largement en deçà de ceux qu’on peut consulter à la BNF. Les amateurs de livres rares trouveront sur ebay et sur certains sites de librairies virtuelles de quoi nourrir leur goût de l’insolite ; mais les moissons restent maigres et les œuvres trouvées de celles que certains collectionneurs, par amour du sulfureux, conservent dans leur enfer personnel, sans vraiment tenir compte de leurs qualités. L’écrivain immoral voire pornographique, chargé, disait-on, d’une mission de démoralisation publique, l’auteur licencieux qui, pour un texte, Le Roman d’une nuit, comédie libertine de cinq cents vers, a séjourné un mois en prison, a recouvert d’un voile tenace le poète et le romancier plus profond qui a fait pourtant de la transgression un principe de création littéraire, quitte à feindre de la condamner par une morale superficielle et convenue.
Cette veine de son œuvre regroupe des contes galants, de petites débauches, où, comme l’écrit Octave Mirbeau « sous les fleurs de perversité et les voluptés féériques et précieuses des boudoirs, perce parfois le piquant d’une ironie et l’amer d’un désenchantement5 ». On a aussi des pièces de théâtre comme Justice, qui ont pu être considérées comme malsaines, dangereuses et corruptrices et contre lesquelles certains appellent à la répression. Catulle Mendès est ainsi appelé maître en voluptés et même en sadisme6 ! Mais, d’un autre côté, on a le défenseur de Victor Hugo, l’éditeur de Zola, dans La République des Lettres, l’introducteur de Wagner, le romancier prolifique, le conteur et le nouvelliste, l’auteur de romans policiers qui portent sa marque propre… et on n’en finirait pas d’énumérer ses œuvres et ses talents.
Dans les études qui suivent, il ne sera pas question de passer en revue l’ensemble de cette œuvre aussi foisonnante et variée, que ce soit dans la forme ou dans les thèmes, mais d’en évoquer certains aspects à travers le rôle joué par Mendès en tant que journaliste et critique littéraire, comme à travers quelques exemples empruntés aux romans importants et aux nouvelles de Mendès, destinés à mettre en lumière aussi bien son art que les thèmes majeurs et souvent décadents de ses écrits. Ces études sont enrichies de quelques lettres inédites7 qui éclairent en particulier les relations que Mendès a entretenues avec l’un de ses éditeurs, Georges Charpentier.
C’est dire que nous avons surtout retenu l’œuvre en prose, de loin la plus abondante. Catulle Mendès a été un journaliste éminent, comme en témoignent les périodiques qu’il a fondés, la multitude d’articles qu’il a écrits et l’influence déterminante qu’il a eue dans le monde des lettres, grâce entre autres au Parnasse contemporain qu’il fonde en 1866. Mais déjà à vingt ans, il avait fondé la Revue fantaisiste avec une énergie et une fougue communicatives. Fanny Bérat, qui s’est intéressée à la littérature parisienne représentative de la presse du Second Empire, s’est penchée sur les débuts journalistiques de Catulle Mendès, largement placés sous le signe de la fantaisie comme en témoigne justement la Revue fantaisiste. S’appuyant sur les actes du colloque consacré à la fantaisie post-romantique8 en 1999, Fanny Bérat dégage les grands traits de la fantaisie telle qu’elle est apparue vers le milieu du xixe siècle et l’importance littéraire qu’elle a eue en promouvant des genres mineurs comme la nouvelle et tout ce qui était tenu jusqu’alors pour marginal. En ce sens, les premières productions de Catulle Mendès sont tout imprégnées des caractères essentiels de la fantaisie : goût pour le détail, apparente frivolité, brièveté, discontinuité, irruption excentrique du narrateur. La prose journalistique s’en trouve ainsi à la fois « poétisée » et surtout modernisée. Les Rondeaux parisiens en sont, selon Fanny Bérat, une parfaite illustration dans la mesure où ils représentent un équilibre entre tradition et modernité, entre article de presse et poésie, à la base de la formule si féconde du poème en prose que Baudelaire fera triompher.
Une quinzaine d’années après la Revue fantaisiste, ce fut le tour de La République des Lettres dont Michael Pakenham nous propose l’histoire et quelques aperçus nouveaux. Catulle Mendès, qui a été autant admiré que critiqué pour son travail à cette revue, fut toujours fidèle au programme énoncé dès le deuxième numéro : publier, en plus des auteurs français comme Flaubert, Maupassant, Alexis ou Huysmans, des auteurs étrangers, des poètes russes et serbes, des textes de Wagner, des auteurs anglais, comme Swinburne et Ingram. Mendès s’y révèle cosmopolite. Tout au long de la brève existence de cette revue, il donnera à des écrivains célèbres la tribune qu’ils méritaient d’avoir et il encouragera les jeunes poètes en leur permettant de se faire connaître.
Pour tenter de situer Catulle Mendès dans son époque et d’évaluer son audience, Évanghélia Stead nous présente sept lettres inédites de l’auteur à son éditeur Charpentier. Mendès est introduit, aux côtés de Flaubert et de Zola, dans une prestigieuse maison, réputée pour son modernisme. Ces lettres, pour peu qu’on les fasse parler, comme l’affirme É. Stead, nous font pénétrer dans l’univers de l’édition, et plus particulièrement, dans celui de Charpentier et de Dentu, deux maisons célèbres et concurrentes qui ont changé le visage de l’édition française à partir des années 1840. Elles nous permettent en particulier de voir, dans un vrai roman à rebondissements, le passage de Charpentier à Fasquelle. Ces lettres nous montrent surtout un aspect important de Catulle Mendès : sa conception d’un roman exigeant concentration et solitude. Malgré les reproches qu’on a pu lui adresser sur sa facilité et sur l’aspect superficiel de son style, nous voyons ici, comme le dit É. Stead, « le labeur de l’homme de plume », conscient des difficultés de la création romanesque. L’image du noceur que ses contemporains avaient de lui et que les Goncourt ont fixée dans leur Journal s’efface ici au profit de l’image d’un auteur occupé à noircir des feuillets, sans se laisser distraire.
Ce travail, Catulle Mendès l’accomplit dans tous les domaines. Le journaliste-chroniqueur se transforme en critique littéraire pour nous livrer dans son Rapport au Ministère sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900 (faisant suite au Rapport de celui qui fut son beau-père de façon éphémère, Théophile Gautier) une véritable histoire de la poésie du xixe siècle, ainsi que l’affirme Ida Merello. Mais contrairement à Gautier et aux idées répandues en son temps, Mendès rattache le romantisme français à la Révolution française, l’enracinant dans un terroir et un contexte historique particulier qui lui donnent son caractère spécifique. Il admet cependant, avec Gautier, l’existence d’un certain cosmopolitisme visible dans les influences étrangères venues d’Allemagne et d’Angleterre, reconnaissant à Mme de Staël le rôle important qu’on lui attribue habituellement. Allant plus loin encore et rapprochant les révolutions de 1789 et celle de 1830, il ne voit s’accomplir les destinées de la poésie française que grâce à la « Révolution populaire et militaire », une poésie gouvernée par l’idée de liberté. C’est cette idée qui, selon Mendès, assure à la poésie française son unité au xixe siècle, tous courants confondus.
L’observateur attentif et intelligent de l’histoire littéraire prouve aussi son aptitude à rendre compte d’un événement historique qui s’est déroulé devant lui, dans un texte peu connu et que nous présente Béatrice Laville : Les 73 journées de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871). Pour peindre la Commune, Catulle Mendès dont l’attitude oscille entre sympathie et réprobation, n’utilise jamais le faux masque de l’objectivité. Tantôt véhément à l’égard des Versaillais ou sarcastique ou simplement blagueur, tantôt lucide et critique à l’égard des Communards quand ils détruisent certains symboles, il veut être l’une des voix qui participe à la représentation de la mémoire collective. Il devient véritablement pamphlétaire quand il dénonce la violence de quelque bord qu’elle vienne. Journaliste à tout moment, mais journaliste sélectif, choisissant de passer sous silence certains faits ou au contraire mettant en lumière des aspects qu’on jugerait secondaires, afin de produire un effet de dramatisation. Le témoignage, fondé sur une perception discontinue de la réalité, donne au récit une forme fragmentaire et parfois disparate. Au final, Béatrice Laville voit dans ce reportage inédit une représentation fantaisiste de l’histoire. Mais une représentation mêlée d’admiration pour le courage et l’héroïsme des fédérés. Journaliste vivant l’histoire au présent, condamné à ne voir qu’un « coin du tableau », lucide sur l’absence de perspectives d’avenir, Catulle Mendès nous livre un récit dont la discontinuité renvoie à un monde fragmenté, mais dont l’importance est de donner à son lecteur la possibilité de penser l’histoire.
Après le fondateur de journaux, le chroniqueur, le critique littéraire, l’observateur des événements de son temps, c’est au tour du romancier d’être interpellé. Cinq contributions vont nous permettre d’appréhender aussi bien certains choix narratifs de Catulle Mendès qu’une thématique récurrente. Partant d’une définition de Mendès donnée par Anatole France : « Il est poète et toujours poète, et quand il écrit des romans, c’est Apollon chez Balzac », Dominique Laporte s’intéresse à la façon dont Mendès, dans son œuvre en prose, présente de lui-même l’image d’un poète en proie à la difficulté de réaliser son idéal. Apollon visitant Balzac ou le rêve d’une « écriture poétique en prose » en quelque sorte. D. Laporte situe l’œuvre narrative de Mendès dans le prolongement de la Comédie humaine et montre bien le défi du romancier de « faire une œuvre d’observation conforme à une vision personnelle et esthétique », tout en dépassant les « contraintes de l’écriture périodique dans la presse ».
L’œuvre en prose de Catulle Mendès tend à mettre en abyme sa position distanciée à l’égard de la littérature tout en s’inscrivant dans une réflexion sur le champ social à la fin du xixe siècle. Par rapport aux grands cycles romanesques qui s’achèvent dans la dernière décennie du siècle, celui de Zola, de Barrès ou d’Anatole France, les romans de Mendès semblent se mettre à distance de l’histoire politique et sociale contemporaine en faisant la satire des idéologies qui avaient cours dans la seconde moitié du siècle : d’un côté l’utopie révolutionnaire issue de la Commune et de l’autre la démagogie populiste du général Boulanger. Grande-Maguet et, différemment, Gog, véhiculent ainsi une satire qui raille le monde politique dans un combat qui se veut aussi éclairé et anticlérical.
Utilisant les accusations de contrefaçon que certains contemporains ont portées contre Catulle Mendès, Vérane Partensky s’interroge à propos d’une possible poétique de l’imitation reposant « sur un usage virtuose du stéréotype » ou d’une sorte de « jeu avec la référence littéraire ». Chez Mendès, l’enjeu est important. Il y aurait comme une mise en cause de l’« innocence » même de la littérature en soulignant « l’écart entre la modernité et les mythes auxquels elle prétend se ressourcer ». Cela se traduit par la création de types d’exception choisis soigneusement dans le registre de la transgression sinon de la perversité, une sorte de tératogonie commune aux écrivains de la décadence. C’est en se sens que certains romans de Catulle Mendès entretiennent avec l’intertexte décadent une relation étroite qui le situe, par la création de caractères insolites, exceptionnels, monstrueux ou grandioses, aux antipodes du roman flaubertien et en continuité avec les romans frénétiques du premier romantisme. Vérane Partensky dégage ainsi les liens qui unissent thématiquement Grande Maguet et Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe ; Méphistophéla et l’univers de Sade ou de Lewis ; Zo’har et le Melmoth de Maturin. Le roman mendèsien ne se soucie guère alors de la vraisemblance réaliste à laquelle contreviennent les accumulations de hasards plaçant le récit sous le signe évident d’une fiction ou d’une fantaisie, sans pour autant nuire à la bonne architecture d’un texte fidèle aux règles d’un genre. Tragique ou kitsch, le récit culmine parfois dans le macabre, signifiant ainsi le triomphe de la transgression.
C’est aussi de transgression, mais d’une transgression essentiellement sexuelle, que Jérôme Solal nous entretient en passant en revue trois romans de Catulle Mendès : Le Roi vierge, Zo’har et Méphistophéla. Sophor, assumant son homosexualité avec fierté, subvertissant l’image traditionnelle de la femme et revendiquant avec provocation son désir de virilité, fait coexister la transgression sexuelle avec une transgression sociale opérant autant par autodestruction (avec l’usage de l’opium) que par la désagrégation de la cellule familiale.
Dans chacun des trois romans étudiés, Jérôme Solal estime que la transgression sexuelle, prenant la forme du saphisme ou même de l’inceste, est présente ou exacerbée « à travers une représentation esthétique à caractère cérémoniel et passionnel ». C’est ainsi que « les trois récits exploitent des topoï largement balisés. Ils manifestent un exotisme, un romanesque, une noirceur et un goût de l’exacerbation qui les ramènent du côté d’un romantisme gothique, sans qu’à aucun moment l’auteur ne perde le contrôle d’un objet dont il tire brillamment les fils diégétiques ». Il existe un dynamisme de la transgression qui travaille aussi bien les thèmes que leur mise en œuvre. Dans Zo’har comme dans Méphistophéla, les sujets abordés, du saphisme à l’inceste, appartiennent sans doute à l’imaginaire fin-de-siècle, mais ils sont repris par Catulle Mendès d’une manière qui en radicalise les éléments sulfureux en les intégrant à une mise en scène théâtrale correspondant à une mise en abyme destinée à établir des relations étroites entre le décor et l’action. On peut ajouter également que la transgression réside aussi bien dans la folie perverse et méchante du chercheur de tares, une sorte de Faust qui serait son propre Méphistophélès, un « profanateur d’hosties ». Elle est dans la peinture d’une certaine monstruosité, dans le renouvellement de certains motifs trop usés comme celui de l’androgynie, dans le traitement d’un certain fantastique.
Quel serait, dans ces conditions, la position de Mendès face à l’idéalisme et à la critique qui en a été faite à la fin du xixe siècle ? Valérie Michelet-Jacquod l’affirme : « L’idéalisme se confond bien, chez Mendès, avec la recherche d’un idéal de beauté et de pureté. » Mais dans le tissu romanesque du Chercheur de Tares, le personnage d’Arsène Gravache se distingue du héros romantique en cela qu’il est l’« agent actif de sa désillusion ». En produisant ce qui est susceptible de souiller ses pensées, il représente « une autre dimension de l’idéalisme, qui insiste sur le rôle actif de la conscience, centre créateur d’un monde personnel qu’elle colore à son goût ». Arsène Gravache serait un héros décadent en même temps qu’une sorte de disciple de Schopenhauer, caractérisé par une « hyperactivité cérébrale » et une hyperconscience. Penser, c’est créer une réalité et la projeter à l’extérieur de soi, la matérialiser d’une certaine façon. Mais penser le monde, c’est aussi tourner ses pensées sur soi dans un mouvement réflexif qui transforme le sujet-héros en un Narcisse à la recherche de lui-même, à la recherche du secret de sa conscience. Mendès se situe ainsi dans le courant anti-intellectuel de la fin du siècle, avec Rémy de Gourmont, Paul Adam, André Gide ou Théodore de Wyzewa, qui dénonce le rationalisme et se méfie des capacités de la raison. Valérie Michelet-Jacquod relit ainsi Le Chercheur de Tares à la lumière des critiques de l’idéalisme qui se développent à la fin du xixe siècle et définit la force du roman de Catulle Mendès dans « cette lyrisation de la souffrance de l’intellectuel » qui ne veut pas être dupe et cherche à tout prix à savoir. Le romancier utilise à cet effet toute une gamme de métaphores au premier rang desquelles se trouvent la dévoration et même l’auto-dévoration. En comparant le personnage du Chercheur de Tares au personnage d’Hugolin chez Gourmont et déjà présent chez Schopenhauer, Valérie Michelet-Jacquod insiste sur la mise en cause de la rationalité et sur l’aptitude de celle-ci à accroître « l’épaisseur du mystère plutôt qu’elle ne le dévoile ». Le héros de Mendès va essayer toutes les solutions que son époque lui offre, de la religion à l’amour en passant par l’argent, avant d’en voir l’inanité et de se résoudre au suicide. Même l’art et l’ascèse, solutions que propose Schopenhauer sont rejetées. Et l’on en arrive à une sorte de paysage décomposé caractérisé par l’image de la tache et de la dégradation. Le roman de Catulle Mendès illustre ainsi l’impasse de l’idéalisme qui a « exténué toute une génération ».
Pour illustrer l’étendue de l’inspiration et la variété des registres romanesques de Mendès, il suffit de se reporter aux Mères ennemies. C’est à cette œuvre double, roman et pièce de théâtre portant le même titre, que s’intéresse Marie-France David-de Palacio, nous transportant un siècle plus tôt, entre 1768 et 1772 dans une Lituanie opprimée et aspirant à l’indépendance.
Mendès est imprégné de la lecture de Mickiewicz. Son souci de documentation est tel qu’il ne néglige aucun détail relatif à l’époque, au lieu et aux personnages historiques évoqués. À cette veine réaliste, il faut ajouter une inspiration puisant aux sources de la vie personnelle de l’auteur, conjuguant ainsi mythes romantiques exaltant la lutte pour la liberté et mythes décadents dans la représentation de la corruption ou de la dégénérescence. Nous sommes loin des œuvres dominées avec plus ou moins d’ironie ou de fantaisie par les grands thèmes mendèsiens. Catulle Mendès devait tenir à ces Mères ennemies puisqu’il en a donné une version dramatique et une version romanesque, montrant par là une inspiration plus large, plus profonde et plus riche.
En abordant plus spécifiquement le conteur décadent, Jean de Palacio nous invite à suivre l’entreprise de grande ampleur que représente Le Nouveau Décaméron initiée par Mendès chez l’éditeur Dentu, grâce, entre autres, à des lettres inédites. Sur les dix volumes, neuf comportent une contribution de notre auteur : « neuf contes, un par journée à l’exception de la huitième ». Jean de Palacio éclaire bien le rôle important de Catulle Mendès non seulement dans la conception, mais aussi dans l’organisation éditoriale, en particulier dans le choix des illustrations et l’attention portée au travail du graveur. Si la dette de Catulle Mendès vis-à-vis de Boccace n’est pas aisée à établir, Jean de Palacio relève qu’il l’a lu et qu’il se comporte en « fidèle émule » de l’auteur du Décaméron, en n’hésitant pas à produire des récits lestes, jugés inconvenants et même immoraux. Pourtant, il s’agirait moins d’une imitation que d’une transposition, confirmant par là la culture italienne de Mendès considérée comme « une source d’inspiration plus profonde, même si elle reste mineure dans l’ensemble de l’œuvre ».
Plus leste, plus proche des images que ses contemporains avaient véhiculées sur lui, plus conforme à sa réputation gauloise, apparaît un Mendès décadent qui ne pouvait pas ne pas s’intéresser au monde de la prostitution à l’instar de nombre d’auteurs de son temps. Noëlle Benhamou nous entraîne dans cet univers qui est surtout celui de la prostitution parisienne dont Mendès nous donne un tableau varié et complet, depuis l’éloge qu’une fille de joie fait de son métier, dans le conte « Mademoiselle Laïs », jusqu’aux exemples insolites des Monstres parisiens. Dans ce monde, Catulle Mendès est fidèle à sa propension à exclure toute banalité et à privilégier les êtres d’exception aux caractères insolites, seuls susceptibles de trouver une place dans ses récits. Filles sages devenues femmes entretenues ; gamine vendue par sa mère et qui révèle par la suite des dons d’entremetteuse ; jeune homme de vingt ans, beau et vicieux, se prostituant avec une sexagénaire ; multiples déviances et perversions ; tels sont les exemples qu’on peut citer dans cette galerie fascinante de « monstres ». Paris est présenté comme un « immense lupanar » où l’amour vénal est roi. Un vaste réseau d’entremetteuses pervertit les femmes mariées et les entraîne dans des « cabinets particuliers ». Tel homme marié et père de trois enfants se révèle être un proxénète qui « vit avec les filles, et des filles, dans une ignominie contente et patente ». Catulle Mendès nous offre un panorama de la prostitution parisienne, présentée dans sa monstruosité ; il va, pour illustrer ce thème sulfureux, choisir la forme du conte qui lui semble la mieux adaptée. De même il mettra en place un narrateur chargé de véhiculer une morale et de dénoncer le vice, conformément à une tradition littéraire qui brille par un libertinage étalé à toutes les pages. Le choix de la voix narrative et celui des thèmes, les personnages, surtout féminins, les champs lexicaux, les images et les figures, contribuent à présenter un univers marqué par l’imaginaire décadent. Tantôt réaliste et même naturaliste, proche de Zola, tantôt fantaisiste, Catulle Mendès utilise et mêle des registres différents et variés.
Ces êtres d’exception que sont les « monstres » mendèsiens nous montrent un goût marqué pour la démesure et l’hyperbole. C’est ce que cherche à établir Thierry Santurenne en interrogeant plus précisément « l’esthétique du paroxysme » dans l’œuvre de Mendès. Rejoignant l’esprit décadent de la dernière décennie du siècle, une œuvre comme Le Chercheur de Tares multiplie les exemples de frénésies que Vérane Partensky avait déjà relevés. Certes, « la peinture d’un monde en bout de course réclame de ces excès narratifs qui sont autant de métastases littéraires propres à figurer l’exténuation morbide du réel tel qu’il est senti par les auteurs fin-de-siècle ». Thierry Santurenne va donc interroger l’écriture de Mendès en réfléchissant sur les excès et les outrances qui la caractérisent. D’un côté, le romancier va exploiter des thèmes populaires tels que l’hystérie féminine ou l’association étroite de la passion amoureuse et de la mort ; d’un autre côté, il saura avec habileté subvertir les modèles que lui a fournis une certaine littérature en injectant de petites doses d’humour métalittéraire ou une « volonté de distanciation ironique ». Ce qui ne doit pas nous faire oublier le goût de Catulle Mendès pour la démesure et une certaine « théâtralité outrée », fût-ce dans ses œuvres narratives.
Cette outrance va souvent de pair avec un artificialisme que n’aurait pas désavoué Baudelaire. Dans Lila et Colette, Mme de Spérande fait une profession de foi d’artificialisme tout à fait remarquable. Liant l’artifice à l’excès, elle fait l’éloge du monde « pervers » du mensonge : « … j’ai faitde moi, tout exprès, résolument, pour le plaisir des yeux las des réalités, quelque chose d’exquisément faux ; j’ai subtilisé la féminilité presque jusqu’à l’invention d’un sexe… Ma chevelure rousse extasie grâce à l’excès de son invraisemblance. » Comme Baudelaire avait souhaité peindre la nature en rouge, elle envisage de donner un jour à ses dents lasses d’être blanches la teinte d’une laque noire ! À force d’utiliser d’« amollissantes pâtes » ou des « fards dévorateurs », sa peau s’est amincie jusqu’à perdre toute ressemblance avec la vie. Dans ces conditions et au milieu de ces artifices qu’un des Esseintes n’aurait pas désapprouvés, les fleurs naturelles, même rares et singulières, sont une injure aux floraisons des tapis, aux dessins arabesques des tentures, au parfum des dentelles ignoré des abeilles !
On voit comment le décadentisme s’épanouit dans les territoires de l’artifice. Mais aussi dans la peinture de certains vices ou considérés comme tels. Le saphisme, étalé, radicalisé dans Méphistophéla, ou dans Lesbia ; un certain diabolisme, le culte du mal et du plaisir dans le mal, la peinture des effets de la drogue dans Méphistophéla, bien sûr, mais aussi dans un petit conte intitulé Le Mangeur de rêves qui montre l’irrésistible décadence d’un homme de trente ans qui en paraît cinquante. Comment en est-il arrivé là ? La cause en est clairement définie : la pâte verte, le haschich ! Le paradis artificiel ! Avant, c’était un homme heureux, un amoureux, un artiste. Il vivait dans la joie et l’espérance ! « Il était la jeunesse elle-même, épanouie et triomphante ! » Mais à cause de la drogue cette « fausse clé du paradis », il est devenu moins qu’une bête ! Il ne voit même plus la femme qu’il avait adorée ; elle a maintenant pris un amant qui fait régner sa loi. Il est devenu « non seulement imbécile, – mais infâme. » Il est pauvre, ne travaille plus. Ce n’est même plus un vivant, jusqu’au jour où passant sur un pont, l’occasion sera trop belle pour ne pas la saisir ; il se jettera à l’eau.
Comme pour compenser la présence d’un grand nombre de personnages démesurés, Catulle Mendès va créer des anti-héros. Et l’on en voit un autre dans Incendies, où, quoi qu’il fasse, un homme se heurte à l’indifférence obstinée des gens. Il évolue toujours dans une médiocrité telle qu’il ne lui arrive rien ! Il n’atteint pas plus le bien que le mal, le bonheur que le malheur ; ses intentions se brisent sur une réalité qui les neutralise. Le modèle héroïque, mis à mal par les naturalistes, est complètement anéanti ici. Dans le va-et-vient entre naturalisme et fantastique, Catulle Mendès fait ici un choix qui annonce l’apparition des héros absurdes au xxe siècle.
Ce qu’on peut observer, ce qui a souvent été observé par les contemporains de Mendès, lors de la parution de ses livres, c’est un mélange à l’intérieur d’un même ouvrage de tons, de registres, de genres différents. Parmi les plus notables de ces panachages, on trouve, dans un roman comme Gog, des scènes de la vie réelle alternant avec des scènes proprement fantastiques, qui nous promènent des coulisses des Bouffes Parisiens aux récits du livre d’Ézéchiel, ou encore des aventures de Mademoiselle Savate, dont le nom est tout est programme, à celles des archanges rebelles dressés contre Dieu dans un combat dont ils seraient sortis vainqueurs. Nous passons ainsi de l’espace de l’Apocalypse à celui, plus étriqué, d’un tripot mal famé. Le fantaisiste Catulle Mendès n’a rien perdu de ses premiers talents et, s’il promène quelquefois une loupe naturaliste sur une certaine réalité de son temps, il ne peut s’empêcher d’y mêler rêveries et même vagabondages philosophiques qui ont eu le don de charmer ses lecteurs.
C’est que la fantaisie de ses débuts semble être encore le moteur d’une inspiration qui fait fi de toutes les étiquettes, comme l’observait déjà Octave Mirbeau. L’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret nous montre ainsi « l’une des figures les plus complexes et les plus larges de la littérature ».
Pour illustrer, si besoin en était encore, la richesse de la palette mendèsienne, Patrizia D’Andrea se penche sur l’un des aspects les moins connus de l’inspiration romanesque de Catulle Mendès : l’ésotérisme et le spiritisme, fort en vogue au xixe siècle. C’est Gog qui a retenu son attention. Si certains titres de romans disent assez la présence de l’ésotérisme, Catulle Mendès ne manque pas d’ironie vis-à-vis des sciences occultes. Gog lui est ainsi l’occasion de peindre un monde en décadence, secoué par des crises de toutes sortes qui touchent aussi bien les classes sociales et politiques que l’Église ou les différentes activités de la société moderne. Or le spiritisme semble vouloir apporter des réponses à toutes ces inquiétudes et à ces crises.
Catulle Mendès met en œuvre le principe de l’inversion, récurrent dans la littérature décadente. La Bible nous trompe et le véritable Christ est l’antéchrist. Il faut également inverser nos croyances en la Vérité ou en la Vertu. Sur la décadence sociale ou sur la décadence poétique, révélées par l’éclosion et le développement du spiritisme, Catulle Mendès prend position. Il enrichit le roman de personnages hauts en couleur qui renforcent le caractère romanesque du thème choisi : mages charlatans et scélérats, prostituées, comme la Savate, au cœur d’une séance spirite évoquant de manière fantasque un au-delà sollicité par des adeptes involontairement comiques. Patrizia D’Andrea montre bien les différents aspects de ce roman gouvernés par la volonté de Mendès de peindre « les extrêmes détournements de l’esprit ».
Les travaux entrepris ces dernières années sur l’œuvre de Catulle Mendès ont permis de voir ce que ses contemporains, même les plus favorables, n’avaient pas assez de recul pour voir, l’originalité, la maîtrise dans l’art de conter. Outre les romans réédités comme La Maison de la Vieille (entre autres par Michael Pakenham qui nous a fait l’honneur d’une contribution) ou Méphistophéla présenté par Jean de Palacio, outre L’Homme tout nu, présenté par Patrick Grainville comme un chef-d’œuvre de « sensualité païenne » où « le désir fait flèche orgiaquement de toutes les faims », une « fable philosophique », un roman historique, un « récit picaresque9 », les contes de Catulle Mendès ont été redécouverts, par Jean de Palacio encore, dans Les Oiseaux bleus et, tout récemment, par Éric Vauthier qui en a publié certains dans un recueil portant le titre de l’un d’eux, Exigence de l’ombre. Catulle Mendès se révèle comme un romancier solaire, exubérant, dionysiaque, dévergondé, et en même temps un romancier noir, ténébreux, diabolique même, porté à révéler la part obscure de ses personnages. Nous sommes loin des petits récits libertins à la manière des conteurs du xviiie siècle. Les contes cruels que Catulle Mendès a publiés dans Monstres parisiens, Le Rose et le Noir ou L’Héautonparatéroumène révèlent un conteur de premier plan qui se situe dans le sillage d’un Villiers de l’Isle Adam qu’il admirait plus que quiconque. Le rose bonbon des petits récits libertins se fonce jusqu’à devenir le rouge sang des perversions sadiennes. Catulle Mendès marie avec bonheur la cruauté avec le fantastique et l’humour noir avec le diabolique. Ce type de récits révèle sous les apparences équilibrées, simples et honnêtes d’un personnage socialement bien intégré, l’existence d’une couche souterraine dominée par des pulsions destructrices. Cette variation sur le thème de Dr Jekyll and Mr Hyde ne doit pas nous étonner, quand on sait que la nouvelle de Stevenson est de 1886. À titre de comparaison, Le Possédé et La Nuit de noces datent de 1885, comme le recueil Le Rose et le noir dont elles sont tirées. Ces nouvelles, ainsi que par ailleurs certaines des nouvelles policières comme Rue des Filles-Dieu, 56, rééditée par Francis Lacassin dans son ouvrage Premières enquêtes, un siècle de romans policiers, sont marquées par l’ambivalence et l’incertitude du sens, ce qui en fait un genre prolongeant les contes d’Edgar Poe et préfigurant certains des meilleurs récits policiers contemporains.
Tous ces éléments comme ceux que l’on peut regrouper dans la catégorie plus large de la Décadence disent assez l’intérêt qu’il y a aujourd’hui à redécouvrir un auteur injustement oublié et qu’un ouvrage comme celui-ci peut contribuer à sortir de l’ombre en insistant non seulement sur la place éminente qu’il a occupée dans la République des lettres, mais aussi sur l’étrange modernité de certaines de ses œuvres.
Et, avant de terminer, je ne peux résister à la tentation de vous citer un passage assez savoureux d’une modeste biographie de Catulle Mendès écrite en 1908 par un certain Adrien Bertrand, écrivain, journaliste, mort en 1917 à 29 ans, prix Goncourt en 1914. Sourions à l’enthousiasme d’un jeune homme de vingt ans, mais admirons la clairvoyance de la plus grande partie du portrait qu’il brosse :
En lisant l’œuvre géante de Mendès, on lit Heine l’immortel, Heine de l’Intermezzo, mais avec quelque chose de plus élégant, de plus raffiné dans la forme. – On lit, en lisant ses contes, les auteurs licencieux du dix-huitième siècle, Cazotte, Crébillon fils, le Chevalier Parny et Gentil-Bernard, avec un peu d’Edgar Poë. – On lit Baudelaire et Banville, et Hugo. Car c’est l’originalité et le génie de Mendès d’embrasser dans son œuvre l’œuvre de ses devanciers, en restant toujours lui-même.
Caractère étrangement complexe et mystérieux, Catulle Mendès est à la fois naïf et pervers, mâle et féminin, robuste et souple, pur et malsain. D’un même amour il aime la nature brutale et forte, l’azur du ciel, l’azur de l’eau, et les maisons maudites et les boudoirs enfiévrés, eux aussi d’azur et d’or ; d’une même passion le chant des oiseaux et celui des femmes, l’odeur saine des fleurs et celle artificielle des parfums ; d’un même culte l’Art éternel et la Volupté, éternelle également !
À notre époque encore, après toute l’œuvre qu’il laisse derrière lui, sans fatigue aucune, il reste merveilleusement jeune et fécond dans sa triomphante vitalité10.
Jean-Pierre Saïdah
1 Cette journée a donné lieu à la publication des actes, deux ans plus tard, sous le titre Catulle Mendès : l’énigme d’une disparition, La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2005.
2 Les études qui suivent sont issues d’un colloque qui s’est tenu à Bordeaux, ville natale de Catulle Mendès, les 17 et 18 septembre 2009.
3 Voir à la fin de ce volume la bibliographie.
4 Cf. La Fantaisie post-romantique, textes réunis et présentés par Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2003.
5 Le Figaro, 29 juin 1888
6 Cf. Louis Bethléem, Les Pièces de théâtre, Éd. de la Revue des lectures, 1924.
7 Ces inédits sont présentés par Michael Pakenham, Évanghélia Stead et Jean de Palacio.
8 La Fantaisie postromantique, textes réunis et présentés par Jean-Louis Cabanès et Jean-Pierre Saïdah, Presses Universitaires du Mirail, 2003.
9 Patrick Grainville, L’Homme tout nu, Éditions Libres-Hallier, 1980.
10 Adrien Bertrand, Catulle Mendès, Paris, E. Sansot et Cie, 1908, p. 38-39.
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10/11/2019