« Résistances de l’oralité au XIXe siècle »
Dossier de la revue Romantisme, 2021-2
numéro coordonné par
Victoire Feuillebois (Université de Strasbourg)
Jean-Marie Privat (Université de Lorraine)
Entre 1912 et 1914, Ferdinand Brunot mène un projet intitulé « Archives de la parole », dans lequel des voix sont captées à l’occasion d’enquêtes de terrain dans des régions rurales (les Ardennes, le Berry, le Limousin) et d’entretiens en Sorbonne avec des personnages publics (Guillaume Apollinaire, Émile Durkheim, Alfred Dreyfus) ou de simples particuliers. Entre fétichisation de la parole vive, populaire ou légitime, et conscience qu’une partie de ce patrimoine de voix est désormais en voie de disparition, la démarche de Brunot touche au cœur de l’ambiguïté qui entoure le statut de l’oralité à la veille de la Première Guerre mondiale : par son titre paradoxal des « archives de la parole », cherchant à inscrire cette matière labile dans l’histoire, elle rend en particulier sensible les relations complexes entre la sphère de l’écrit et celle de l’oral dans les révolutions culturelles et esthétiques du long xixesiècle. En effet, d’un côté, le xixesiècle est féru de voix et manifeste un intérêt très marqué pour toutes les formes de cultures orales – c’est d’ailleurs en 1842 que l’on trouve la première occurrence du terme « oralité », dans le traité d’Enrichissement de la langue françaisede J-B. Richard, occurrence qui, si elle ne garantit pas l’usage répandu du mot, suggère malgré tout un intérêt pour la notion.De l’autre, du triomphe de l’imprimé aux progrès de l’alphabétisation, la période est aussi définie par l’affirmation d’un régime scripturaire qui aurait définitivement rompu avec « le monde magique des voix » (Michel de Certeau) et trouvé ailleurs sa légitimité et ses sources d’inspiration, préférant ainsi la « littérature-texte » aux anciens modèles fondés sur la porosité avec la sphère de l’éloquence et la pratique du discours (Alain Vaillant).
On trouve ainsi dans les textes et témoignages contemporains comme dans les travaux de spécialistes sur le xixesiècle une double assertion contradictoire : le xixesiècle serait le siècle de l’écrit, ou bien le siècle de l’oral. Pourtant, la littérature du xixesiècle vit et rêve encore de pratiques orales alors que se stabilisent à cette époque le fonctionnement moderne de l’ordre des livres et sa régulation par des techniques commerciales : le « sacre de l’écrivain » du début du xixesiècle n’interdit pas le goût pour le récit de vive voix et on sait que l’étoile du conteur n’est pas celle qui brille le moins dans la galaxie Gutenberg. De la même manière, la diffusion sans précédent des images et la spectacularisation de l’espace urbain et des relations sociales ne s’accompagnent pas d’un recul des échanges oraux : on songe à la caricature de la Maison Aubert qui met en scène l’affichage du dessin quotidien devant une foule de badauds commentant le cru du jour, tandis que l’un des personnages se tourne vers le spectateur pour lui lancer avec gouaille : « Faut avouer que l’gouvernement a une bien drôle de tête ! ». Comme le souligne Roland Barthes dans « Leçon d’écriture », la part d’oralité des cultures modernes, dans leur versant populaire, mais pas uniquement, ne doit justement pas être trop vite enterrée : « La voix : enjeu réel de la modernité, substance particulière de langage, que l’on essaye partout de faire triompher ; la société moderne croit amener (on l’a assez dit) une civilisation de l’image ; mais ce qu’elle installe, en fait, partout, et singulièrement dans ses loisirs, massivement parlés, c’est une civilisation de la parole. »
Ce numéro de Romantismepropose donc d’aller voir au-delà de la querelle épistémologique sur une improbable essence écrite ou orale du siècle, en soulignant que ce qui définit le xixesiècle, ce n’est pas le fait de choisir entre deux formes de communication, c’est d’avoir à repenser la relation entre oral et écrit dans un contexte où le partage entre les deux se modifie au fil du siècle. On substituera donc à l’image d’une sphère écrite qui dévore petit à petit toutes les attributions de la sphère orale, comme à celle d’un prestige nouveau des voix qui les propulsent au plus haut de la hiérarchie symbolique, une réflexion sur le jeu complexe d’hybridation, de complémentarité et de conflictualité entre ces deux sphères qui caractérise un siècle marqué par les résistances de l’oralité. Ces résistances pourront être examinées sous plusieurs angles :
Axe 1 – Persistances et nouveautés. Quelle(s) oralité(s) pour lexixesiècle ?
La réflexion sur les résistances de l’oralité permet dans un premier temps de restituer aux pratiques dix-neuviémistes leur diversité, au-delà du stéréotype de la parole conteuse venue du fond des terroirs et recueillie avec soin par le texte littéraire ou par les recherches folkloristes d’un Arnold van Gennep. D’une part, les usages de l’oralité au xixesiècle sont marqués par une pluralité de sources, de langues et de formes : la littérature du xixesiècle résonne des cris de la ville (Baudelaire) ou de hurlements de nourrisson (« La Complainte du fœtus de poète » chez Laforgue), comme elle regorge de scènes de parole ritualisées, de la confession (par exemple celle opérée par les prêtres de Zola) à la conversation mondaine (Balzac s’inspirant du genre anglais desconversation piecesquand dans « Une conversation entre onze heures et minuit » il évoque « la distance qui se trouve entre la parole et l’écrit »), de même qu’elle fait entendre tout un panel de langues au-delà du français, à l’heure où le roman se fait l’écho des patois et des dialectes, mais aussi où la diglossie devient snob. On retrouve cette dimension vocale jusque dans les formes les plus associées au développement des techniques modernes fondées sur l’échange rémunéré du texte entre un auteur individualisé et un lecteur anonyme et potentiellement universel : le xixesiècle est une période de renouveau de la nouvelle, de l’invention de la chronique, notamment dans le contexte du développement de la presse, laquelle ne se prive pas de rendre audibles les « voix du lecteur » sur le support du journal.
Dans cette pluralité, qu’est-ce qui provient d’un effet de persistance (on pense à l’oralité insurrectionnelle de la rue, ou à l’oralité religieuse, de même qu’au maintien de pratiques et de genres littéraires traditionnellement associés à la voix ou à l’éloquence, comme les lectures à haute voix des salons et cénacles, les propos de tables ou intercenales d’où procède par exemple La Maison Nucingen, ou le genre du dialogue, entre grands hommes ou entre animaux, qui continue de constituer un moment décisif de l’apprentissage des lettres, notamment en contexte pédagogique) et qu’est-ce qui correspond à de nouveaux territoires de l’oralité ? Car le xixesiècle ouvre des espaces littéralement inouïs, par exemple grâce aux progrès techniques qui mettent la voix parlée au centre de la représentation théâtrale et posent les bases de l’« imagination sonique » moderne (Jonathan Sterne), ou à travers la pratique du voyage en Orient, avec sa scène topique où le voyageur écoute à distance les récits des bédouins. La récurrence de ces conteurs orientaux masculins remet en cause le clivage genré traditionnel entre écrit et oral, tandis que le siècle fait résonner d’autres voix que celle des anciens à la veillée : des « Gens » de Daumier où figurent en bonne place des enfants jusqu’au célèbre Gavroche, l’idée d’un langage générationnel et d’une oralitéspécifique aux plus jeunes est bien présente à cette époque. Le siècle invite ainsi à revisiter certaines représentations figées de l’oralité, mais aussi à prendre en compte une vision large de la communication par la parole : dans cette perspective, le rôle sémiotique, dramatique et anthropologique du silence (ou du blanc) ne saurait par exemple être sous-estimé.
Il ne s’agit pas simplement d’une ambition de cadastre : se mettre à l’écoute des voix du xixesiècle montre que la matière même de l’oralité ne se réduit pas à une simple opposition entre « oral » et « écrit » et, partant, dépasse la simple perspective de la mise par écrit d’un patrimoine oral : elle renvoie à la fois à des cultures (exotique, première, enfantine, folklorique, etc.), à des rites (la prière, la demande en mariage, le témoignage au tribunal, pour lequel en 1868, le juriste Charles Noguier déclare que « L’oralité du débat est donc la règle fondamentale, absolue et j’ajoute : la règle nécessaire », etc.), à des genres de discours (comptine, berceuse, oraison, chanson, etc.) ou à des pratiques ordinaires (du cri de révolte inarticulé à la conversation mondaine explorée par Balzac) multiples.
Axe 2 – Les conflictualités entre oralité et scripturalité
On pourra aussi s’intéresser au sentiment de conflictualité entre oral et écrit qui se manifeste au xixesiècle et partant, dans une perspective plus poétique, aux phénomènes de déconnexion entre le texte et l’oralité sur laquelle il prétend s’appuyer qui en découlent. Du « Ceci tuera cela » hugolien à la distinction entre « littérature-discours » et « littérature-texte » opérée par Alain Vaillant, on sait que l’opposition entre les deux sphères, réelle ou supposée, constitue au xixesiècle une zone de friction sur le plan esthétique : si le lyrisme entre en « crise », c’est bien que les poètes ont le sentiment de la disparition de leur domaine propre, mais aussi de leur instrument d’expression, tandis que les diverses tentatives d’oraliser la prose que connaît la période sont une réponse à l’angoisse de la disparition des conteurs et à l’appauvrissement de l’existence sur lequel Walter Benjamin attire plus tard l’attention.
Quelles résistances le domaine des lettres oppose-t-il à ce sentiment de la perte et quelles conséquences pour décrire une poétique de l’oralité au xixesiècle ? On sait aussi, depuis l’étude canonique de Walter Ong en 1982, qu’il existe une « oralité seconde », propre aux sociétés lettrées et qui diffère de celle présente dans les cultures qui ne (re)connaissent pas l’écriture. La textualité opère donc une scission au sein même de l’oralité et, lorsqu’elle emprunte à la sphère des pratiques, elle restitue un objet qui se distingue clairement de son état originel et se révèle capable de modifier la nature même de l’oralité. Le xixesiècle constitue un terrain d’enquête particulièrement fertile pour penser la possibilité de telles manifestations spécifiquement textuelles de l’oralité : on songe par exemple au fait que le développement de la presse de l’époque rend audibles les « voix du lecteur » dans le support du journal ou, encore une fois, au modèle du « voyage en Orient », qui de Lamartine à Nerval fait la part belle aux situations de contage, tout en s’assurant que l’auteur en est bien identifié comme le narrateur du récit viatique.
L’intérêt du xixesiècle pour ces effets de voix tend également à suggérer que la représentation de l’oralité dans le texte permettrait de combler un manque de l’écrit, de faire quelque chose que la diégèse ne fait pas. Pour cerner ces bénéfices de l’oralité, on s’interrogera notamment sur les effets de hiérarchisation entre oralité et écriture présents dans les textes, qui suggèrent que sans ses récits directs et ses « conteurs phosphoriques » (José-Luis Diaz), les textes perdraient de la valeur ou de l’effet : ainsi, le chanvreur sandien dispose d’une aura charismatique qui se légitime par un surplus de savoir, lié à l’âge ou à l’expérience et que le livre prétend d’abord modestement transmettre ; chez Barbey d’Aurevilly, la position surplombante du conteur lui permet d’occuper une posture de domination érotique sur son auditoire ; chez Gautier journaliste, la voix est indispensable pour combler le fossé avec le lecteur que le support médiatique peut sembler creuser. La hiérarchisation s’opèrerait ici en faveur de la voix : l’oralité apparaît comme une matière volatile, qui peut se refuser à la transposition par écrit (c’est la « trappe de la scription » évoquée par Roland Barthes), mais aussi comme une ressource à la disposition d’auteurs qui voient dans le conteur un étai pour toucher le lecteur, sans pour autant que cette dissymétrie entre la vitalité orale et la distance de l’écrit soit forcément définitive et stable.
Axe 3 – Résistances historiques et culturelles : les valeurs de l’oralité
Mais ces résistances de l’oralité n’engagent pas uniquement une lutte de type esthétique ou poétique : elles recouvrent aussi des valeurs qu’il convient d’explorer pour cerner ce qu’elles ont de spécifiquement dix-neuviémistes. Dans ce contexte, la présence de la parole se donne principalement à se comprendre comme une nostalgie de l’âge d’or ou un souvenir de la parole originelle : elle engage donc un processus de lutte contre l’évolution des sociétés modernes, contre le progrès ou la science. On la voit par exemple à l’œuvre dans la « romance sans parole », dont l’oralité n’est pas à trouver dans des effets de parlure, mais du côté d’une déconstruction de la syntaxe traditionnelle et d’un déphrasé de la parole qui veut reconstituer la musique de la langue. On la retrouve aussi dans la polyphonie des ragots et des rumeurs chez Barbey, antidotes directs au progrès contemporain, mais elle a aussi son rôle dans les conflits politiques, des « voix du peuple » de Michelet au rôle du « droit à la parole » dans les luttes pour la démocratie aux États-Unis : elle n’exprime donc pas uniquement la nostalgie du passé, mais accompagne et soutient aussi les évolutions historiques du siècle, par exemple lorsqu’elle devient un marqueur social ou politique lisible pour chacun.
On pourra enfin mettre en valeur les écarts entre pratique et poétique en interrogeant la manière dont les mises par écrit des pratiques orales sont reçues en retour chez ceux à qui elles sont empruntées ou destinées. À ce titre, la notion d’« auralité », qui met l’accent les interactions avec l’auditoire et le rôle de la communauté dans la construction du sens de l’œuvre, permet de s’interroger sur la place accordée à l’oralité en contexte. En mettant l’accent sur l’attitude responsive active des auditeurs et plus généralement sur le travail d’écoute individuelle et collective, elle engage à penser la réception comme une pratique où la poétique de l’auralité peut être l’objet de dispositifs stylistiques et de dispositions fictionnelles, comme par exemple chez Lamartine : « Je rouvris le livre et j’achevai la lecture […]. Graziella resta immobile et sans geste, dans l’attitude où elle était en écoutant, comme si elle écoutait encore. ». La fascination pour les cultures orales peut alors être source et ressource de la fiction écrite.
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Les propositions, d’environ 5000 signes et portant de préférence sur des sujets non monographiques, sont attendues pour le 15 décembre 2019 et doivent être envoyées aux deux adresses suivantes :
jean-marie.privat@univ-lorraine.fr et feuillebois@unistra.fr
La réponse du comité scientifique interviendra à partir de janvier 2020 et les articles complets, d’une longueur maximale de 30.000 signes espaces et notes comprises, seront attendus pour le 1erjuin 2020.
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1/07/2019