Aux fleurs arctiques, la question de l’organisation
Le texte qui suit vous permettra de lire la traduction actuellement en cours d’un texte de Jason Mc Quin qui nous a semblé utile au débat :
Que faire aujourd’hui de la question de l’organisation ?
Parcourir l’histoire des expériences confrontatives et révolutionnaires permet de constater une grande variété de positionnement sur la question de savoir comment s’organiser (ou refuser de le faire). Malgré les apparences, l’importance de cette question ne réside pas seulement dans des questions de contingences tactiques (rien de plus efficace qu’une armée… mais on a pu voir le type de révolution dont une armée est capable!), car la manière dont on s’organise donne forme aux rapports qui se construisent dans les luttes et les expériences révolutionnaires, et aussi parce que, qu’on le veuille ou non, c’est bien souvent cette manière de faire qui se transmet d’expérience en expérience.
La question est parfois ouvertement posée, parfois elle ne l’est pas, souvent ce qui en est dit formalise une réalité bien plus complexe, voire la contredit. Ne pas la poser en prétendant l’avoir déjà résolue dans un corpus doctrinal auquel il suffirait de se conformer revient en général à promouvoir des pratiques et fonctionnements autoritaires dont le vingtième siècle et son léninisme devrait avoir conduit à faire sérieusement table rase. Et pourtant, alors même que les années 70 ont initié une critique sans appel de ces fonctionnements partidaires et, au-delà, des travers produits par la volonté de construire des Organisations, on en retrouve aujourd’hui ici ou là des relents inattendus.
« Que faire ? » ou plutôt peut être « comment faire ? » en attendant la révolution et pour qu’elle advienne : la question reste ouverte et son déni n’apporte bien souvent pas de meilleures solutions que sa résolution forcée. Il est évident qu’elle se pose de manière d’autant plus intéressante que la situation qui l’impose l’est aussi. Dans le désert, la tentation des ratiocinations stériles est tenace. La réduction des enjeux en période de disette produit aussi des ravages : savoir comment faire tourner les tâches ménagères dans un squat n’est pas exactement du même ordre que se demander comment vivre et se battre pendant la Commune. Il reste qu’on touche aux mêmes types de questionnements et qu’on donne en général à ce qui est proposé une valeur universelle.
C’est effectivement en période de disette révolutionnaire que sort aux Etats-Unis un texte qui va être abondamment traduit et servir de bible à toute une aire alternativiste qu’on pourrait dire post-révolutionnaire. La tyrannie de l’absence de structure de Jo Freeman qui part du constat que le refus de se structurer n’empêche pas qu’une structure existe dès lors qu’on fait quelque chose à plusieurs, veut tout simplement, en prenant la question de manière complètement anhistorique, revenir au bon sens de la bonne gestion formalisée comme solution non seulement efficace mais plus anti-autoritaire que le laisser-aller du refus de l’organisation (qui produirait automatiquement la reproduction des travers autoritaires des rapports de ce monde). Sortant des milieux alternativistes, cette brochure devient aujourd’hui une référence en termes d’organisation subversive, comme un retour critique qui remettrait de l’ordre face à des expériences trop libertaires, trop « anarchiques », non sans conséquences sur les manières de faire anti-autoritaires. Et voilà balayées toutes les critiques du Parti, les subtilités autour de la question de savoir si on peut s’organiser en refusant l’Organisation, les réflexions autour de l’affinité comme point de départ de l’action, toutes ces élaborations théorico-pratiques qui nous intéressent justement par leurs contradictions et polémiques utiles. Encore une fois on nous propose une solution à une question qui n’a d’intérêt sans doute que si elle reste ouverte.
C’est ce que nous voudrions discuter sur la base critique du texte de Jo Freeman et en lien avec la traduction en cours à la bibliothèque du texte de Jason McQuinn qui y répond : « A Review of The “Tyranny of Structurelessness”: An organizationalist repudiation of anarchism »
On y parlera donc de ce que peut signifier « s’organiser dans des perspectives anti-autoritaires », de savoir si cette expression a un sens ou s’il faut refuser jusqu’au terme lui-même, et surtout des risques qu’il y aurait à refermer cette question sur des théories ou des pratiques qui prétendraient l’avoir résolue.
LE TEXTE TRADUIT:
La Tyrannie de l’absence de structure :
un rejet de l’anarchisme au profit de l’organisation
Une lecture critique
An organizationalist repudiation of anarchism » in Anarchy: A Journal of Desire Armed
cherchent à justifier leurs amalgames entre la théorie anarchiste et le
gauchisme, ils déterrent sans surprise le texte, désormais daté, La Tyrannie de l’absence
de structure de Jo Freeman. Dans le contexte du récent engouement pour la Plate-forme
organisationnelle de l’union générale des anarchistes (de Piotr Arshinov et Nestor Makhno)
exprimé par certains anarchistes, moins auto-critiques et plus gauchistes que d’autres ,
on assiste à une prolifération de la diffusion de l’attaque à peine voilée de Freeman
contre les théories anarchistes de l’organisation sur des sites anarchistes.
L’organisation irlandaise ouvertement plate-formiste Workers Solidarity
Movement a réédité le texte sous forme de brochure, et l’a rendu disponible en format
pdf sur son site. Une recherche rapide sur Google nous permet de trouver 322
occurrences du texte, le plus souvent sur des sites anarchistes, majoritairement
gauchisants – par exemple : International Anarchism, NEFAC, Onward, et dans des
sites d’archives comme la Spunk Library. Ce texte est aussi populaire en tant qu’outil
explicite pour dénigrer l’anarchisme [« anarchist-bashing »], sur des sites tels que le Ken
Knabb’s Bureau of Public Secrets, World Socialists, des sites des franges réformistes
ou étatistes du mouvement écologiste, l’International Socialist Organisation (ISO), et
quelques sites d’autoritaires ou de réformistes pacifistes desséchés. A contrario, on
pourrait au mieux le citer comme une curiosité historique des débuts du renouveau du
mouvement féministe à la fin des années 60 et au début des années 70. En effet, étant
donné que le texte est une attaque des « groupes sans structures » de la phase de
conscientisation [« consiousness-raising » ] dans les milieux féministes [ selon les termes de
Jo Freeman, NDT], c’est la manière la plus sensée de le citer – tout du moins si on le lit
vraiment.
« pourquoi les organisations ont besoin de structure pour assurer leur caractère
démocratique. » En réalité, tout le monde (au moins depuis le déclin de la phase de
conscientisation [renvoi à la note 3] du mouvement féministe) est d’accord avec
Freeman quand il s’agit de dire que la question structure vs. absence de structure a
toujours été agitée comme un miroir aux alouettes : tous les groupes sociaux, qu’ils
soient formels ou informels, ont, une certaine forme de structure. En réalité, le point
de vue du texte pourrait plutôt être formulé ainsi : « en quoi les organisations
politiques formelles sont meilleures que les formes d’organisations anarchistes. » Cette
seule raison devrait suffire à considérer que, quand des anarchistes auto-proclamés se
réfèrent à ce texte ou le publient sur leur site sans recul critique, ce n’est pas si éloigné
du fait de citer des tracts marxistes-léninistes ou staliniens sur la nécessité des partis
politiques. Au mieux c’est confus et dénué de sens, au pire c’est une trahison des
principes anarchistes.
lit comme comme un coup porté à la sociologie[sic], un coup bien argumenté mais
incompréhensible de délire et d’absence de logique, digne d’une schizophrène à
tendance paranoïaque [sic]. Chaque page suinte la peur de la liberté, de l’amitié et de
la vie sociale, autant que la fétichisation des relations stériles, réifiées et
contractualisées (vidées de toute vie et de toute spontanéité). Il va sans dire que
l’auteure n’est pas, et n’a jamais été, anarchiste. A la lecture du texte, on a l’impression
qu’elle ne considère pas que l’anarchie puisse être un idéal social envisageable pour
qui que ce soit de rationnel, et encore moins un idéal qui puisse se réaliser. Bien
qu’elle ait participé au Free Speech Movement de Berkeley, une biographie un peu
rapide indique que c’est en tant que critique des éléments radicaux du mouvement
qu’elle l’a fait. Elle a également participé au mouvement des droits civils et à la
renaissance du mouvement féministe, mais, répétons-le, jamais en tant que libertaire
radicale. Elle est désormais avocate et politologue, et affiche un intérêt sans cesse
renouvelé pour le monde complètement réifié des partis politiques, monde dans lequel
la « tyrannie » n’est plus vraiment un problème pour elle puisqu’il n’y a plus
d’insidieux « groupes sans structure » dont il faudrait s’inquiéter.
Au regard de certains commentaires de l’auteure à propos d’elle-même et du
type de personnes qui, en général, sont séduites par ses arguments, il apparaît
clairement que La Tyrannie de l’absence de structure attire principalement des intellos asociaux,
voire anti-sociaux, intéressés par la politique, mais peu sûrs d’eux ou qui ne
veulent pas (ou ne peuvent pas) gérer des relations sociales qui ne sont pas fondées sur
des règles écrites, des prescriptions ou des rôles formalisés. Les ambiguïtés, la
spontanéité et l’informalité qui sont le propre des relations amicales partagées et des
liens qui regroupent les gens tendent à provoquer des formes d’anxiété chez ce genre
de personnes que la sécurité, la hiérarchie, le leadership et la discipline des
organisations autoritaires sont faites pour soulager.
sont exposés à des luttes de pouvoir qui induisent la plupart des travers qu’on observe
plus facilement et fréquemment dans les organisations formelles. On peut difficilement
lui donner tort. Mais dans son esprit, les dangers qui planent encore et toujours sur les
petits groupes informels éclipsent inévitablement les problèmes de base qui
surviennent si rarement dans les organisations formelles, comme les partis politiques !
C’est sûr que ces derniers ont l’intelligence de se parer de règles explicites, de chefs
déclarés et de formalités de gestion qui maximisent leur efficacité tout en minimisant
les excès irresponsables, élitistes et non démocratiques face auxquels les groupes
informels sont de pauvres proies sans défense.
paranos, schizo et nauséabonds d’opportunisme que lorsque des publications de
gauchistes autoritaires les répètent comme des perroquets (comme par exemple sur le
site de l’ISO). Dans ce genre de publications, ces arguments sont utilisés comme des
matraques pour défoncer ces sales petits anarchistes indisciplinés, mais quand même
assez dictatoriaux pour laisser aux autoritaires une égalité des chances d’être élus dans
le carré de tête du mouvement anarchiste !
En réalité, les écueils potentiels qui inquiètent le plus Freeman dans le cadre des
groupes informels sont beaucoup plus prégnants, virulents et destructeurs dans les
grandes organisations formelles. Simplement, ceux qui adulent et promeuvent ce genre
d’organisations ne se soucient pas de la possibilité de ces dérives. Ceci, en partie parce
que d’autres problèmes spécifiques aux organisations formelles sont plus évidents,
mais également parce que de telles personnes ne se soucient pas, et se sont jamais
vraiment soucié, des problématiques fondamentales liées à la question de la liberté, sur
le plan personnel comme sur le plan social si ce n’est en tant que représentation
politique réifiée, (et donc falsifiée).
La critique kafkaïenne de Freeman est spécifiquement centrée autour de quatre
problèmes :
petits groupes libertaires informels, fonctionnent comme « un écran de fumée qui masque
la mise en place incontestée d’une hégémonie des puissants et des mieux lotis sur le reste du
groupe. » Et cela parce que « dans la mesure où la structure du groupe est informelle, les
accords tacites sur la base desquelles les décisions sont prises ne sont connus que de peu de
personnes, et la conscience des enjeux de pouvoir se limite à ceux qui connaissent ces accords. »
C’est pour cela que « pour que tout le monde puisse s’impliquer dans un groupe donné […] la
structure doit être explicite et non implicite ». A l’évidence, il est possible que le problème
présumé puisse apparaître, très exceptionnellement. Mais il est également évident que
« les puissants et les mieux lotis » établissent plus fréquemment une « hégémonie
incontestée sur le reste du groupe » lorsqu’ils fondent des groupes formels ou en prennent
le contrôle, parce que c’est carrément plus facile. Après tout, pourquoi perdre son
temps à créer des écrans de fumées pour cacher une hégémonie bancale sur de petits
groupes informels quand il est plus simple de s’instituer dans des positions de
pouvoirs au sein d’organisations fonctionnant de manière formelle ? En fait, cet
argument de Freeman dit, en substance, que certaines personnes se laissent dominer
parce que seuls les dominants connaissent la structure des groupes informels. C’est
manifestement ridicule : il n’y a rien d’opaque dans la structure des groupes informels;
elle varie en fonction de la manière dont se négocient les relations intersubjectives et
les attentes réciproques. De plus, ceux qui acceptent d’être dominés dans des groupes
informels l’accepteront aussi dans des groupes formels — et probablement plus
facilement et plus fréquemment, pour la simple raison que l’appareil instituant la
domination sera présent d’entrée de jeu.
petits groupes informels que dans les organisations formelles. Cette affirmation repose
sur une définition absurde de l’élitisme : « les élites ne sont rien d’autre que des groupes
d’amis qui en viennent à avoir une activité politique commune ». Et donc, « un individu, en
tant qu’individu, ne peut pas être élitiste » (puisqu’un individu n’est pas un groupe
d’amis !). Mais alors, il n’y aurait pas de véritables problèmes avec les élites capitalistes,
politiques ou internationales; à moins, bien entendu, qu’elles ne soient effectivement
composées de groupes d’amis à qui il arrive mystérieusement d’avoir une « activité
politique commune » ! Et ces idioties sont écrites par une future chercheuse en sciences
politiques ! Et on nous parle d’« écrans de fumée » pour cacher l’« hégémonie des
puissants et des mieux lotis » ! Nous n’aurions donc qu’à nous inquiéter d’élites
formées exclusivement de groupes d’amis, selon Freeman. Et tout le reste serait
tellement égalitaire dans les organisations plus « démocratiques » comme les partis
politiques qu’on aurait même pas besoin d’en parler.
« « Star » system » ( avec ses étranges guillemets autour de « Star »). Même en tenant
compte du fait qu’elle restreint ses analyses au milieu féministe, cet argument est
ridicule dans le cadre d’une société spectaculaire-marchande où l’institution de stars
abonde dans l’ensemble des sphères de la vie sociale alors que pourtant le fardeau des
groupes informels ne pèse nulle part aussi terriblement que dans le milieu féministe
des années 60 et 70. Une fois encore, les nombreux travers potentiels qu’elle prête au
Star system sont autant présents, si ce n’est plus, là où règnent les organisations
formelles. Mais peu lui importe, car les seules mauvaises stars sont celles qui se créent
dans le contexte des groupes informels.
C’est évident, une fois de plus, à condition que l’on raisonne en termes de
participation au système politique formel et étatiste. En effet, les groupes informels ne
seront jamais bons à lancer des campagnes de financement qui rapportent des
millions, ni à créer des partis politiques ou des organisations de masse. Néanmoins,
comme tous les anarchistes le savent, les organisations libertaires sont capable de
mettre en place et l’ont effectivement fait tout ce qui est nécessaire pour que les
individus et les communautés vivent dans des formes de société libres, égalitaires et
conviviales — que ce soit de façon durable dans les communautés de chasseurscueilleurs
ou de façon plus transitoire dans les périodes révolutionnaires modernes. Ce
n’est pas parce que les groupes anarchistes sont souvent petits et informels qu’ils ne
peuvent pas avoir recours et n’ont pas eu recours à certains éléments d’organisation
formels à chaque fois que cela a été nécessaire et approprié.
démocratiques ». Et là, enfin, elle a véritablement quelques chose à dire même si la
plupart de ces suggestions sont, dans l’ensemble, tout autant adéquates pour les
groupes informels que pour les organisations formelles et peuvent fonctionner dans
les deux cas. Elle propose un système de tirage au sort, qui a été utilisé à de
nombreuses reprises par les groupes anarchistes informels au cours de l’histoire. Puis,
on trouve la « délégation » des « tâches spécifiques », la « rotation des tâches », « l’attribution
des tâches selon des critères rationnels », la « diffusion de l’information à tout le monde, aussi
souvent que possible » et « l’accès égalitaire aux ressources dont le groupe a besoin ».
L’ensemble de ces principes est bien plus souvent respecté par les groupes libertaires
informels que par les organisations formelles, si ce n’est dans leur frange la plus
radicale, qui inclue les organisations anarchistes formelles. Et ces principes peuvent
être recommandés à toutes les organisations, qu’elles soient formelles ou informelles.
Je n’ai pas pris en compte les deux suggestions de Freeman qui sont explicitement
fondées sur une vision autoritaire de l’organisation : « distribuer l’autorité au plus grand
nombre de personnes raisonnablement possible » (cette proposition étant en elle-même une
mise à l’index des anarchistes, puisqu’elle inclue de manière évidente l’autorité
politique dans son raisonnement). Et « exiger que ceux auxquels l’autorité a été déléguée
soient responsables devant ceux qui les ont désignés ». Allez dire ça aux politiciens que vous
élisez, bande de tocards ! Etant donné les dizaines d’années durant lesquelles elle a
travaillé au sein du parti démocrate, Freeman reste dans le déni des ravages bien plus
répandus et dévastateurs des tyrannies du capitalisme, de l’idéologie étatique et
organisationnelle.
La Tyrannie de l’absence de structure est un flop. En tant que pamphlet anti-anarchiste
pour les politiciens de tous bords, ce texte aura toujours son utilité. Quant à ceux qui
sont sincèrement anarchistes, ils y reconnaitront un document inutile fonctionnant
comme un « écran de fumée » qui masque les multiples abus potentiels inhérents aux
organisations formelles (y compris les organisations anarchistes), et particulièrement
dans leurs variantes intentionnellement autoritaires. Nous devons rester vigilants face
aux relations d’autorité, de hiérarchie, de domination et d’exploitation dans toutes les
sphères de la société. Mais ce n’est pas dans les organisations informelles que vous
devez vous attendre à les trouver en si grand nombre.
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31/05/2019