Mélie
C’était pendant le siège, vers 1871.
L’entrecôte de rat venait d’augmenter de 10 %, et la moindre friture de vermine coûtait les cheveux de la tête.
Les Parisiens faisaient contre fortune bon ventre, bien que peu entraînés à ce genre de nourriture. (Ai-je dit que les bouillons Duval n’existaient pas ?)
Mais quoi ! On se faisait une raison.
Au moment où commence ce récit, comme dit Georges Ohnet, tout animal domestique venait d’être décrété animal comestible. C’est alors que la Fourrière devint le restaurant le plus chic de la capitale.
Il y eut des gens dégoûtés qui renoncèrent à manger.
À cette époque, un fakir, venu à Paris avec Barnum, fit fortune en enseignant le jeûne en quatorze leçons (il employa d’ailleurs cette fortune à faire la noce, et mourut d’excès de table).
Enfin, dans l’armée – la Grande Famine ! – on bouffait des briques à la mode de camp.
Seuls, les époux Coulenbois mangeaient de la viande, et de la bonne, à tous leurs repas. C’était un vieux ménage débilité, auquel la viande était nécessaire.
Aussi, tandis que Paris crevait de faim à prix d’or, eux, les Coulenbois, se calaient les joues avec des côtelettes premières.
Ils n’étaient cependant pas riches.
Leurs ressources étaient même d’une modestie charmante. Et pourtant ils mangeaient de la viande tous les jours ; et pourtant la viande était hors de prix ; et pourtant leur budget n’était jamais dépassé ; et pourtant ils n’avaient pas un sou de dette.
Par contre, ils avaient une vieille servante dévouée.
Depuis trente ans à leur service, Mélie Mellot (retenez ce nom) adorait ses maîtres et les dorlotait comme poupons au maillot.
Mais c’était des poupons sevrés ; et Mélie, chaque jour, s’ingéniait à leur servir la viande saignante réclamée par leur fragile tempérament. Égoïstes comme tous les vieillards, ceux-ci ne cherchaient pas à savoir par quel prodige d’économie la pauvre fille arrivait à leur procurer, en ces temps de disette, la reconstituante nourriture.
Où trouvait-elle l’argent nécessaire ? Mystère. Écornait-elle un petit pécule lentement amassé ? Volait-elle ? Nul n’aurait pu le dire.
L’important pour les Coulenbois était de manger de la viande. Ils en mangeaient : le reste leur importait peu. Ils préféraient même ne pas approfondir.
Plus la misère grandissait dans Paris, plus les Coulenbois engraissaient. Ils avaient maintenant des petits ventres ronds et des joues pleines qui faisaient plaisir à voir.
Mélie, par contre, maigrissait de jour en jour.
Ce qui ne vous surprendra pas, quand vous saurez que la brave et digne fille se détaillait froidement elle-même comme viande de boucherie, pour conserver la santé à ses maîtres. Oui, avec l’héroïsme tranquille des Spartiates qui se faisaient dévorer le ventre et des Romains qui se faisaient rôtir les mains, la bonne des Coulenbois, chaque jour, se retranchait un rumsteck, une escalope, une côtelette, un rognon, voire le gîte à la noix !…
Avais-je raison de vous dire tout à l’heure qu’à tous les repas les époux Coulenbois mangeaient de la viande, et de la bonne ?
Donc ils engraissaient, et Mélie maigrissait en proportion.
Les deux vieillards, égoïstes comme tous les vieillards, ne s’apercevaient de rien. Au surplus, ils avaient la vue basse.
Un jour, la servante fit le service à cloche-pied.
Ce jour-là, les Coulenbois se régalèrent d’un gigot aux flageolets dont ils parlèrent longtemps.
Et puis, il y eut un pied de porc grillé, une merveille…
À quelque temps de là, Mélie leur parut d’une taille sensiblement réduite… Les Coulenbois pensèrent qu’avec l’âge leur vue baissait encore.
Un autre gigot obtint l’approbation du couple.
Puis ce fut une épaule de mouton, puis un jambonneau (qu’elle disait…). Mélie le servit d’une seule main. Un deuxième jambonneau fut servi, Dieu sait comment !…
Cependant, Mme Coulenbois trouvait la servante moins active. Le ménage n’était plus aussi bien tenu ; Mélie cirait mal les bottines et ne frottait plus les parquets. « Elle vieillit… » disait M. Coulenbois.
Un instant, il fut question des huit jours !
Pendant ce temps, la bonne accommodait ses restes !
Parfois, on lui disait :
« C’est dimanche aujourd’hui, Mélie ; mangez donc un peu de viande… »
Alors, la pauvre créature, obéissante, mais taciturne, rentrait en elle-même.
Abrégeons ces horreurs.
Le siège touchait à sa fin.
Le dernier jour, à l’heure du déjeuner, la bonne des Coulenbois ne parut pas dans la salle à manger. Inquiets tout de même, les deux vieillards allèrent à la cuisine.
Au milieu du buffet, sur un plat tapissé de verdure, la tête de la bonne, persil aux oreilles et au nez, était dressée, fumante…
Dans un petit mot, bien en vue, Mélie s’excusait de ne pouvoir la servir elle-même…
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Rip, « Contes peu courants, » in Excelsior, journal illustré quotidien, n° 53, samedi 7 janvier 1911.
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30/05/2019