La guerre des pauvres (chez Actes Sud ah ! ah !)
Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs.
É. V.
Dans La Guerre des pauvres, Eric Vuillard relate une révolte populaire qui a embrasé l’Allemagne au XVIe siècle. Elle est menée par Thomas Müntzer, un prêtre radical qui appelle le peuple à se révolter contre l’Église et les princes. Le récit débute avec les origines misérables du personnage.
Eric Vuillard : « Les gens sont mécontents de leur sort et surtout ils veulent s’en saisir eux-mêmes. »
Histoire de Thomas Müntzer. Son père avait été pendu. Il était tombé dans le vide, comme un sac de grains. On avait dû le porter la nuit sur l’épaule puis il était resté silencieux, la bouche pleine de terre. »
Eric Vuillard : »Thomas Müntzer, tout d’abord est d’une famille pauvre, mais il se trouve qu’être orphelin jeune aggrave la situation et la famille va tomber dans l’indigence. »
Cette révolte, que les historiens nomment soulèvement de l’homme ordinaire, fait écho à un autre mouvement, celui des « gilets jaunes ».
Eric Vuillard : « Des petits artisans, des commerçants, des petits bourgeois, des paysans, un ensemble hétérogène de gens se sont soulevés en 1524 et 1525. Aujourd’hui, on assiste à quelque chose de comparable. On peut écrire l’histoire et même un roman de deux manières. On l’écrit en général comme quelque chose de terminé. Les romanciers connaissent la fin de leur histoire, ils ont déjà écrit le plan. Et puis les historiens travaillent sur une période alors bien sûr, elle s’effrange dans le passé et dans ce qui lui succède, mais au fond ce sont des périodes closes. Le sentiment que j’ai eu au contraire, c’est d’écrire une histoire qui n’est pas terminée. C’est ça qui a déterminé la façon même de l’écrire, le style. En écrivant une histoire qui n’est pas terminée, vous en tant que lecteur et moi en tant que j’écris, on est fatalement embarqué. »
Alors tout avait pris feu. Les chênes, les prés, les rivières, le gaillet des talus, la terre pauvre, l’église, tout. »
Le livre raconte aussi l’émancipation des peuples grâce à l’invention de l’imprimerie, qui permet d’apporter la contradiction face au dogme de l’Église.
Dès l’âge de 15 ans, il avait fondé une ligue secrète contre l’archevêque de Magdebourg et l’Église de Rome. Il lisait les Épîtres de Clément, le Martyre de Polycarpe, les Fragments de Papias. »
Eric Vuillard : « Au fond l’élément important n’est pas tant de quoi il parle que cet élément de culture. Ça signifie au fond que la culture, la lecture, peuvent être émancipatrices. Dans le cadre d’une culture très encadrée qu’est la culture chrétienne du XVIe siècle, d’une culture hégémonique, qui a le monopole du savoir et de la vérité, on peut trouver au fond des ressources en elle et contre elle. »
https://www.franceculture.fr/litterature/les-coulisses-du-prologue-de-la-guerre-des-pauvres-deric-vuillard
Les bourgeois entendirent prêcher Müntzer, à l’église Sainte-Marie ; mais au retour d’Egranus, qu’il avait remplacé, on le nomma à l’église Sainte-Catherine, paroisse des tisserands et des mineurs. Là, Müntzer dut côtoyer le groupe des prophètes de Zwickau : Storch, Stübner, Drechsel. Ces trois ombres s’agitaient de toutes leurs forces, baignant dans l’extase, les visions et les songes, guettant les moments où le Bon Dieu leur parlait directement. La grande querelle était de prôner un baptême volontaire et conscient. Oh ! ça paraît un peu démodé cette idée de baptême, ce rationalisme de fous furieux, cette Aufklärung des burettes. Mais c’est une réaction à la corruption de l’Eglise, à l’irrationalité de la doctrine et des sacrements. Car ils lisent autre chose qu’Augustin et Thomas d’Aquin les fous furieux de Zwickau, ils lisent Érasme et Nicolas de Cues, ils lisent Raymond Lulle et Jean Hus, ils polémiquent, ils argumentent, ils veulent se tenir nus dans la vérité.
Ainsi, la ville est partagée en deux. Il y a d’un côté les patriciens, à Sainte-Marie, de l’autre, à Sainte-Catherine, la plèbe. La raison et la pureté, ce sera pour les pauvres : c’est devant eux que Müntzer commence à s’agiter, c’est là que sa blessure s’avive. Il parle. On l’écoute. Il cite les Évangiles : « Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. » Il croit pouvoir lire les textes tout simplement, à la lettre ; il croit en une chrétienté authentique et pure. Il croit que tout est écrit noir sur blanc dans saint Paul, qu’on trouve tout ce qu’il faut dans les Évangiles. Voilà ce qu’il croit.
Et c’est cela qu’il va prêcher aux pauvres tisserands, aux mineurs, à leurs femmes, à tous les misérables de Zwickau. Il cite l’Évangile et met un point d’exclamation derrière. Et on l’écoute. Et les passions remuent, car ils sentent bien, les tisserands, que si on tire le fil toute la tapisserie va venir, et ils sentent bien, les mineurs, que si on creuse assez loin toute la galerie s’effondre. Alors, ils commencent à se dire qu’on leur a menti. Depuis longtemps, on éprouvait une impression troublante, pénible, il y avait tout un tas de choses qu’on ne comprenait pas. On avait du mal à comprendre pourquoi Dieu, le dieu des mendiants, crucifié entre deux voleurs, avait besoin de tant d’éclat, pourquoi ses ministres avaient besoin de tellement de luxe, on éprouvait parfois une gêne. Pourquoi le dieu des pauvres était-il si bizarrement du côté des riches, avec les riches, sans cesse ? Pourquoi parlait-il de tout laisser depuis la bouche de ceux qui avaient tout pris ?
Cinquante ans plus tôt, une pâte brûlante avait coulé, elle avait coulé depuis Mayence sur tout le reste de l’Europe, elle avait coulé entre les collines de chaque ville, entre les lettres de chaque nom, dans les gouttières, par les méandres de chaque pensée ; et chaque lettre, chaque morceau d’idée, chaque signe de ponctuation s’était retrouvé pris dans un bout de métal. On les avait répartis dans un tiroir de bois. Les mains en avaient choisi un et encore un et on avait composé des mots, des lignes, des pages. On les avait mouillées d’encre et une force prodigieuse avait appuyé lentement les lettres sur le papier. On avait refait ça des dizaines et des dizaines de fois, avant de plier les feuilles en quatre, en huit, en seize. Elles avaient été mises les unes à la suite des autres, collées ensemble, cousues, enveloppées dans du cuir. Ça avait fait un livre. La Bible.
Ainsi, en trois ans, on en fit cent quatre-vingts, pendant qu’un seul moine, lui, n’en aurait copié qu’une. Et les livres s’étaient multipliés comme les vers dans le corps.
Or, le petit Thomas Müntzer lisait la Bible, il grandit avec Ézéchiel, Osée, Daniel, mais c’était l’Ézéchiel de Gutenberg, l’Osée de Gutenberg et son Daniel ; et après avoir franchi le branlant pourri qui bâillait et raclait par terre, il restait de longs moments en bas, dans la vieille cuisine, à se frotter les yeux. Il ne savait pas ce qu’il voyait ni ce qu’il devait voir. Il était seul comme un voleur, et innocent.
Un commentaire pour “La guerre des pauvres (chez Actes Sud ah ! ah !)”
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15/03/2019
Hé !hé ouais faut penser à changer de crémerie et de crémière.
Riot !!