«La principale originalité de Caragiale est que tous ses personnages sont des imbéciles» écrit Eugène Ionesco. «Le plus grand des auteurs dramatiques inconnus» dira-t-il aussi de Caragiale, figure tutélaire de la littérature roumaine, né en 1852 et mort en exil à Berlin en 1912. Farce, malice et férocité sont les maîtres mots des nouvelles et croquis rassemblés dans ce volume. A la manière du caricaturiste, l’écrivain dresse le portrait des petites gens, raconte des scènettes de la campagne et des villes à l’heure où modernisation, réformes et révolutions vont bon train.

En Roumanie, il existe un sésame capable d’ouvrir les cœurs les plus chagrins ou suspicieux. Dites seulement «Caragiale». La promptitude avec laquelle, pour le coup, les masques se lézardent, les lèvres se distendent, les yeux se prennent à pétiller ! Et cette exhalaison de soupirs extatiques…
Dieu sait pourtant si, au cours de sa vie, Ion Luca Caragiale (1852-1912), maître de la satire en qui d’aucuns voient aujourd’hui le «créateur de la prose roumaine moderne», eut à souffrir de l’hostilité dont devait le poursuivre l’establishment d’alors.

(…) Sa vie durant, il aura beau rester sensible à l’univers des ­traditions, sa verve polémique ne s’en teintera pas pour autant de mélancolie. Elle constitue sa contribution civique bien à lui, cruelle mais nécessaire, servie par un talent éblouissant qui commence par se révéler dans des comédies comme Une lettre perdue, Monsieur Leonidas aux prises avec la réaction ou Scènes de Carnaval. Autant de farces qui, aujourd’hui, arrachent aux Roumains un : «Caragiale n’a pas pris la moindre ride».
Des pièces satiriques, certes, épinglant mœurs de l’époque, petites trahisons et grandes scélératesses qui laissent le peuple aux prises avec la croissante précarité – pour ne rien dire des paysans surexploités jusqu’à la corde, dont nul parlementaire ne semble se soucier. Du théâtre mais aussi des Moments, brèves chroniques publiées, entre 1890 et 1912, dans divers périodiques (Moftul romîn, l’Universul, etc.), toutes inspirées de la vie quotidienne. De ce que l’auteur surprend et enregistre au fil de ses emplois variés (copiste, commis, correcteur, journaliste, traducteur, inspecteur scolaire, directeur général des théâtres) ; de ses promenades à travers parcs ou avenues ; de ses stations au sein d’établissements publics que fréquentent journalistes à l’affût de ragots, politiciens hâbleurs, oisifs creux, décadents et pas mal éthyliques, voire autres spécimens du beau monde.

Extrait de la préface de Jil Silberstein à L’effroyable suicide de la rue de la Fidélité