Marcel Schwob et Crowley
Chez M. Marcel Schwob. – Le poète irlandais Crowley. – Sur les montagnes. – À huit mille mètres de hauteur. – Bouddhiste ?…
Une vieille maison dans la rue Saint-Louis-en-l’Île, une de ces demeures de jadis qui durent abriter des princes ; aujourd’hui, c’est un poète qui demeure sous ce toit, c’est M. Marcel Schwob, l’auteur de cette belle traduction d’Hamlet, prince de Danemark, qui fut représentée chez Sarah.
Un Hindou, porteur d’une lanterne aux verres rouges, m’ouvre la porte et m’introduit dans le cabinet de travail, où le maître de la maison, face entièrement rasée, faisant ressortir davantage des yeux brillants d’ascète, me reçoit ; M. Marcel Schwob interrompt une conversation qu’il avait engagée avec M. Aleister Crowley, pour nous présenter l’un à l’autre.
M. Aleister Crowley, dont je faisais ainsi la connaissance, grâce à M. Marcel Schwob, est un être un peu à part, dans le monde ; c’est un Irlandais, glabre, maigre et long, qui vous regarde de deux yeux rêveurs et qui vous parle de cette douce voix qu’ont les hommes de sa race, quand ils sont poètes ; et M. Crowley est poète; il est aussi bouddhiste ; il est, enfin, excursionniste ; mais quel excursionniste ! M. Crowley revient, tout simplement, de voir l’Himalaya.
Ma conversation fut, avec M. Crowley, assez laborieuse ; mon interlocuteur s’exprime assez rudimentairement en français ; mais M. Marcel Schwob parle admirablement l’anglais, et il nous servit d’interprète.
Un poète scientiste
Poète, M. Crowley, qui, a vingt-sept ans, parle de sa première manière, avec détachement ; dans sa « jeunesse, » dit-il, il était disciple de Swinburne ; il va beaucoup plus loin aujourd’hui ; symboliste hier, il est de venu scientiste ; je veux dire qu’il rêve des œuvres où sa poésie serait épurée par des doctrines scientifiques. Il nous donna jadis un Tannhäuser, où le héros de la légende était envisagé de façon tout autre que dans Wagner ; ce fut là une œuvre nébuleuse, entre toutes.
Présentement, M. Crowley prépare un ouvrage en lequel il s’efforcera de dégager les pensées qu’évoquent les œuvres de Rodin ; c’est ainsi qu’il a écrit des vers sur le célèbre « Balzac » ; en voici une traduction, due à M. Marcel Schwob :
Gigantesque, enténébré de fer noir, — Enfroqué, Balzac se dresse et voit. L’immense Dédain, — Le silence égyptiaque, la Maîtrise des douleurs, — Le Rire de Gargantua, secouent ou pacifient — La stature ardente du Maître, vivide. Au loin, épouvanté, — L’air en stupeur frémit sur toute sa chair. En vain — L’incarné de la Comédie Humaine — Enfonce aux orbites ombreuses l’irradiation géniale de ses prunelles.
Épithalames, péans de naissances, épitaphes, — s’inscrivent au mystère de ses lèvres. — La triste Sagesse, la Honte méprisante, la profonde Agonie — gisent aux plis funéraires du manteau, pans de montagne, et faces de cercueil, — Et la pitié s’est blottie au cœur. L’âpre science étreint — L’essentielle virilité. — Balzac se dresse, et rit.
Comment ce poète, qui, en ces quelques vers, nous apparaît tel qu’il est, visionnaire, a-t-il eu l’idée d’escalader les montagnes les plus élevées ?
Est-ce l’amour des cimes ? L’oiseau ne chante que quand il est haut perché… Le poète a-t-il voulu voir le ciel de plus près ? A-t-il eu le désir des altitudes, la hantise des sommets ? est-ce « l’âpre science » qui l’a conduit vers les pics neigeux, où-est-ce la « triste sagesse, » ou encore a-t-il voulu sentir « l’air en stupeur frémir sur toute sa chair » ?
« Mon père adorait les montagnes, me dit M. Crowley. Je dois tenir de lui mon amour des cimes ; tout enfant, j’ai escaladé les sommets de l’Irlande, puis je suis allé sur les montagnes de l’Écosse et du pays de Galles, de la Suisse, de l’Autriche et de la Hongrie ; ensuite, je suis allé au Mexique ; je voulais, sur les hauteurs, voir des choses extraordinaires ; les montagnes du Mexique sont hautes ; j’y suis monté très vite, j’ai battu tous les records de vitesse du monde ; J’ai voulu faire plus encore, c’est pour cela que je suis parti pour l’Himalaya.
– Vous êtes un homme de sport, alors ? »
Sur l’Himalaya
« Peut-être, je ne sais pas. J’ai le désir de faire des choses que tout le monde ne fait pas ; avec cinq hommes et deux cent cinquante coolies, je suis monté sur le massif de Mustach, dans l’Himalaya ; ce groupe est situé sur la frontière du Turkestan et du Balistan ; le plus haut pic est le pic K 2 que les gens du pays appellent Chogori ; il a plus de huit mille mètres de haut. J’y suis monté ; c’est la plus haute ascension possible du monde ; dans l’Himalaya il y a le Gaurisankar qui a 250 mètres de plus que le Chogori, mais il est inaccessible.
Pour aller au Chogori, il faut atteindre Srinagar, la dernière ville où habitent des Européens ; et, pour aller à Srinagar, on doit marcher pendant sept jours ; après cela, on marche vingt-sept jours, et on trouve le dernier village, Askoli ; après, on marche quatorze jours et on se trouve au pied de la montagne ; alors, par des chemins que l’on doit tracer soi-même, au milieu de déserts semés de pierres, avec des plantes rares, on arrive au glacier ; rien à manger ; pour boire, l’eau des neiges ; pas d’êtres vivants sinon des ibex, sorte de chèvres de la couleur des pierres, des corbeaux et des oiseaux qui ressemblent à des perdrix ; c’était en été que je me trouvais là : nous avions vingt degrés au-dessous de zéro, pendant la nuit, et, au soleil, quarante au-dessus.
On mangeait des conserves salées ; on couchait dans des valises-sacs.
Pour arriver au sommet, il a fallu monter encore pendant quinze jours ; un corbeau et un papillon nous ont suivis jusqu’en haut ; au Mexique, déjà, j’avais vu un papillon à cinq mille mètres, volant sur les neiges.
– Avez-vous eu le mal des altitudes ?
– Non, quand on monte lentement, on se ressent pas de la raréfaction de l’air.
– Vous êtes resté longtemps sur la montagne ?
– Soixante-huit jours, entre 5000 et 8000 mètres, et au milieu de tempêtes de neige ; les paysages étaient terribles ; c’était très beau ; c’était grandiose ; on ne pouvait cependant pas beaucoup admirer ; dans ces misères de la vie, au milieu de la nature sauvage et inculte, on perd le sens de l’esthétique ; la concentration absolue du cerveau se fait sur la question des vivres et de la santé ; songez que notre expédition, si près de l’Équateur, fut presque une expédition arctique ; nous étions à quinze jours de tout relais de vivres ; vers le pôle, on se trouve dans les même conditions physiques que sur l’Himalaya.
– Vous aviez étudié votre itinéraire ?
– Je n’avais pas de guide, mais, avec nos amis, nous avions organisé méthodiquement, scientifiquement, l’expédition…
– Personne, avant vous, n’avait vu le Chogori ?
– Il y a dix ans, un Anglais, Conway ; mais on ne sait pas jusqu’où il est monté. »
Bouddhiste
Maintenant, M. Crowley me parle de son déterminisme ; il est persuadé que sa vie est décidée à l’avance ; c’est pour cela qu’il est devenu fervent bouddhiste ; il est allé en pèlerinage à Anuradhapura, à Ceylan ; un de ces amis, Allan Bennett a fait plus : il est entré comme moine dans un couvent ; M. Crowley voudrait introduire, en Occident la religion bouddhiste, sous sa forme réelle et pure, telle qu’elle est pratiquée en Birmanie, et, à Ceylan, la religion selon les livres canoniques pâlis.
La conversion de M. Crowley n’est pas seulement philosophique, elle est religieuse, et mystique.
Peut-être même, un jour, M. Crowley cessera-t-il d’écrire, pour devenir un apôtre des Doctrines de Bouddha.
Et M. Crowley me dit cela, les lèvres frémissantes, les yeux fiévreux.
Durant que M. Crowley me dit ainsi sa ferveur pour le culte bouddhiste, j’entends M. Marcel Schwob insister sur cette conversion et sur sa sincérité.
M. Marcel Schwob, qui revient de Ceylan, et qui est allé, lui aussi, à Anuradhapura, nous en revient-il, comme M. Crowley, bouddhiste ?
Je n’ai osé le lui demander, et je suis parti, avec ma curiosité non satisfaite, reconduit jusqu’à la rue par un Hindou porteur d’une lanterne, cette fois, aux reflets verts.
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(Fernand Hauser, in La Presse, dixième année, nouvelle série, n° 3960, vendredi 3 avril 1903)
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14/06/2018