Conte du Journal
« Je n’ai qu’une seule fois dans ma vie été contraint à manger de la chair humaine, raconta le Norvégien Dirk Tammers, et dans les meilleures circonstances, vu que c’était la chair d’un meurtrier allemand, qui avait failli m’assassiner. En sorte que j’ai la chance de n’avoir eu aucun remords.
Cela se passait l’année dernière, dans l’océan Atlantique. Notre vaisseau revenait de Buenos-Aires, chargé de maïs et de blé, à destination de la Suède ; donc : pas de contrebande, même indirecte. Mais les Allemands n’y regardent pas de si près ; ils ont, de plus, la haine du Norvégien : nous la leur rendons cordialement.
Nous avions franchi les trois quarts au moins de notre chemin ; plus nous allions, plus ça devenait dangereux. Aussi les guetteurs avaient-ils constamment les lunettes braquées sur la mer, et le capitaine descendait-il fréquemment auprès de l’homme qui veillait sur l’appareil-détective. Tout cela ne devait servir à rien : la fin du navire était décidée quelque part dans l’inconnu. Une sauvage secousse nous avertit que nous venions de recevoir une torpille ; le bâtiment donna de la bande et se mit rapidement à sombrer. L’éventualité était prévue. En un moment, les canots furent prêts : comme il n’y avait là que des hommes d’équipage, lorsque le navire fut englouti, tout le monde se trouva en passe d’être sauvé.
Alors se passa l’horreur, – une horreur pareille à cent autres dues à la plus sale race qui ait jamais navigué. Le submersible avait émergé ; son commandant et quelques porcs de son espèce assistaient à notre débâcle. Il y en avait plusieurs qui riaient. Pour corser l’affaire, la damnée machine passa au milieu de nos embarcations. Celle où je me trouvais chavira. Je fis un plongeon.
Quand je revins à la surface, les Allemands mettaient un canot à la mer. Je suis un animal naïf : je crus que c’était dans une intention humaine, et je me dirigeai vers ce canot. Lorsque je fus proche, un individu trapu, blond-chanvre, se pencha sur le bord et cria :
« D’où sort cet amphibie ? »
Les autres se mirent à rire, comme s’ils avaient entendu la meilleure farce de l’époque.
« Sauvez-moi ! » m’écriai-je.
Le blond-chanvre ricana :
« As-tu du beurre… ou seulement de la graisse ?… ou même de l’huile ?… »
J’avançai la main, je me cramponnai au bordage… Le blond se pencha et me flanqua un rude coup de poing par le visage, tandis que deux autres me tapaient solidement sur les mains… Je lâchai prise, je fus saisi par une vague, tandis que le blond-chanvre criait :
« N’oublie pas mes compliments au roi Hachons ! »
Pour ce qui suivit immédiatement, ma mémoire manque de fraîcheur. Le fait est que je me retrouvai avec une épave, à laquelle je me cramponnais désespérément.
J’étais seul sur le désert d’eau. Toute trace de nos canots et du submersible avait disparu… Une fatigue horrible pesait sur chacun de mes muscles ; il faut que l’instinct de conservation soit solidement chevillé dans l’âme humaine pour que je n’aie pas tout lâché… À la fin, je vis quelque chose qui émergeait… et à côté de quoi l’épave faillit m’entraîner…
Par bonheur, elle buta contre une pointe. Peu vous importe comment je réussis à me hisser sur cet îlot que connaissent quelques vieux marins et qui se nomme la Dent de Lucifer. D’autres hommes avaient dû y passer assez récemment, car je trouvai dans une petite grotte quelques bûches de bois et un briquet…
Je vécus là neuf jours. Au bout du troisième, je commençai à souffrir de la faim ; au bout du huitième, je sentis la griffe de la mort… Heureusement, il plut presque chaque jour : je buvais l’eau du ciel dans les creux de la roche.
Le neuvième jour, c’était devenu intolérable… Je m’étais assis sur une saillie, je méditais sur les avantages d’un bain final, lorsqu’il me prit un grand tremblement… Là-bas, un canot arrivait… Il arrivait lourdement, secoué par les flots… Je vis bientôt qu’il n’était monté que par un seul homme… Malgré ma joie, je ne sais quelle méfiance m’engagea à me cacher…
Je m’en félicitai bien vite : la Providence menait vers mon refuge l’Allemand blond-chanvre qui m’avait rejeté dans la mer… Il avait l’air fort mal en point : sans coiffure, les vêtements déchirés, le visage convulsif…
Dissimulé entre les rocs, une grosse pierre dans les mains, j’attendais… Il débarqua ; il s’avança péniblement… Quand il fut proche, j’abattis ma pierre sur son crâne et il s’écroula… Tout de suite, je m’emparai de son revolver et, quand il rouvrit les yeux, je lui dis :
« J’espère que vous me reconnaissez ! Je suis le Norvégien que vous avez rejeté à l’eau… »
Les yeux pâles papillotèrent ; il essaya de crâner ; mais le courage lui défaillant, il tendit des mains suppliantes :
« Pitié, camarade… C’est la faute des autres… Je ne savais pas ce que je faisais…
– Pitié ?… répondis-je. Je le voudrais bien… Mais vous me tueriez pendant mon sommeil ! Impossible, camarade allemand !
– Je vous donnerai toute ma fortune… Je suis riche !… »
Tout de même, j’hésitai une bonne minute, – mais il n’y avait vraiment pas moyen de se fier à lui. Donc, je lui logeai deux balles dans le crâne… et je me remis à souffrir de la faim…
Celui qui n’a pas été neuf jours sans manger, en plein air, dans le froid et dans la pluie, ne peut se faire aucune idée de ma misère… En somme, j’avais là des vivres pour plusieurs jours… La première fois que j’y songeai, je fus naturellement saisi d’horreur… Puis, cela me parut de moins en moins affreux ; je me répétais :
« À qui cela ferait-il le moindre tort ?… Aux poissons… à qui il était fatalement destiné… »
À la fin, avec un couteau que l’Allemand avait sur lui, je finis par couper une tranche de chair… Je réussis, en outre, à allumer le bois dans la petite caverne… Et voilà ! Ça n’était pas aussi mauvais que de la chair de baleine – ou de phoque… En tout cas, je n’avais aucun autre moyen de sauver ma vie, car ce n’est que le dix-septième jour que je fus recueilli par un schooner américain. »
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(J.-H. Rosny aîné, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 9439, mercredi 31 juillet 1918)
Un commentaire pour “Conte du Journal”
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10/06/2018
Eh bien, si les Japonais avaient su que les Allemands avaient meilleur goût que la baleine, la Seconde guerre mondiale aurait sans doute prise une tournure différente… (et aujourd’hui, les baleines pulluleraient)