Entre « force » et « abus » : poésie et violence
Le laboratoire de recherche ERIAC (Université de Rouen) organise une journée d’études à l’université de Rouen, le 18 mars 2019. Cette journée tend à articuler réflexions autour d’une thématique, présentation de la collection de poésie TO (collection publiée aux Presses universitaires de Rouen) et lectures de textes. Nous avons retenu pour cette année le thème « poésie et violence ». Seront présents trois auteurs publiés dans la collection : Hank Lazer, Sophie Loizeau et Alice Notley.
À travers cette journée d’études, nous voudrions interroger non pas la violence comme thématique, mais bien plutôt la violence comme ressort ; interroger la façon dont la violence passe (ou ne passe pas) dans le discours, comment elle affronte et travaille les codes ; comment la violence subie peut devenir une force, ou du moins un des moteurs de l’écriture poétique. Il s’agira ainsi de penser la pratique poétique en termes de perméabilité ou d’imperméabilité à la violence ; de se demander aussi dans quelle mesure elle permet une appropriation de la violence extérieure voire de sa propre violence.
Comme le propose Jean-Luc Nancy[1], la violence s’accomplit souvent dans une image. Elle se veut démonstrative et monstrative : elle nous traverse et elle laisse sa marque. Dès lors, quelle marque imprime-t-elle sur l’écriture poétique ? Conduit-elle à un éclatement du texte ? De la forme ? Est-il possible de penser que la forme elle-même est violence ? À quelles conditions ?
À partir de la modernité, de part et d’autre de l’Atlantique, aussi bien du côté américain que français, violence organise en sous-main les textes fondateurs. « Crise de vers », « fleurs du mal », « saison en enfer » ; retour sur la guerre de Sécession chez Walt Whitman, combat avec l’ordre patriarcal établi, pour Emilie Dickinson ; en France, il est difficile d’envisager le massacre opéré dans l’ordre du langage par les Dadaïstes sans prendre en considération les carnages de la Grande Guerre, et le Surréalisme a recours à la violence pour se définir (le fameux « tirer au hasard dans la foule »). De même, les Calligrammes d’Apollinaire peuvent être considérés comme une réponse du poète à la catastrophe inaugurale du XXème siècle, et il n’est pas anodin qu’ils aient été écrits et pensés en dehors des cadres de représentation alors dominants – « livre de guerre[2] » exhibant une “poétique de guerre”. Au moment même où il se déroule, le premier conflit mondial pose aux ressources habituelles de la poésie des questions auxquelles les poètes ne sont pas demeurés indifférents.
Une des questions qui nous intéressera est donc la suivante : que veut et que peut poésie face à violence ? Question que posait déjà Friedrich Hölderlin en 1800, au moment où la leçon de la Révolution française s’effondrait dans le sang (avec la fameuse strophe de l’élégie « Pain et vin », « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? ») et que Theodor Adorno repose à sa façon en 1949, dans l’article « Critique de la culture et société », en déclarant qu’ « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Cette phrase fut souvent interprétée de façon réductrice : rappelons ici qu’il ne s’agit nullement pour Adorno de décréter un interdit ; ce contre quoi il s’élève, c’est bien plutôt le refoulement, la non confrontation à l’abîme ; il nous rappelle que nous ne sommes pas quittes de ce qui s’est passé, et que les conséquences de ces événements vont jusqu’à la question de la possibilité ou non d’écrire des poèmes. La poésie peut-elle alors encore nous situer en face de « ça » ? Et n’y réussit-elle, ainsi que le suggère Philippe Lacoue-Labarthe dans sa réflexion sur deux poèmes de Paul Celan, qu’au prix de la poésie elle-même ? Et quel est ce prix, exactement ? À la violence des événements ressentie au plus profond de la chair répondrait la violence faite à la langue, langue hachée, désarticulée, coupée, le poète s’efforçant – et l’enjeu est ici vital – de « tenir, toujours dans l’ombre de la cicatrice en l’air[3] ».
Que peut poésie face à violence ? Mais également que peut poésie en tant que violence ? Le poète aussi veut voir sa marque sur ce qu’il a violenté. Ainsi Francis Ponge déclare-t-il, dans les Douze petits écrits, vouloir « le défigurer un peu ce beau langage[4] ». La métaphore mallarméenne de la « bombe » n’est pas anodine : l’acte poétique peut se concevoir comme surgissement violent, déflagration, avec une nécessaire déconstruction précédant la reconstruction. Déconstruction du langage donc, mais aussi du monde, voire du moi, la violence pouvant se faire pulsion autodestructive.
Notre journée d’études 2019, pensée autour de la présentation des textes de la collection « To », s’articulera donc autour des questions suivantes :
-quelle(s) violence(s) pour/dans/avec les livres de la collection « To » ? Quelle typologie extrême contemporaine permet-elle ?
-Contre l’abus (de pouvoir, de force brutale), contre les abus, quelles stratégies les livres réunis dans la collection mettent-ils en place ? Ou tel ou tel livre, spécifiquement ? Ou encore les ouvrages de tel ou tel auteur ?
-Quelles forces confèrent-ils à l’expression, à la parole, à l’écrit, à la poésie ? Quelles vertus ? Quelles faiblesses, peut-être ? La violence est-elle, plus que jamais, devenue la rhétorique de notre temps ? Poésie ne peut-elle aussi proposer une non-violence, une occupation non-invasive en lieu et place du recours à la force brutale ?
Des études portant sur les auteurs invités seront bienvenues : extrême perméabilité à la violence chez Notley ; violence faite à la langue chez Loizeau, pour forcer la langue à se retourner sur son propre arbitraire…
Les propositions sont à envoyer avant le 30 septembre 2018 à Christophe Lamiot Enos (christophe.lamiot@univ-rouen.fr) et Pauline Flepp (pauline.flepp@gmail.com).
[1] Jean-Luc Nancy, « Image et violence », Le Portique [en ligne], 6, 2000.
[2] Lettre de Guillaume Apollinaire à André Billy du 29 juillet 1918.
[3] Paul Celan, Renverse du souffle, Seuil, 2003, p. 37.
[4] Francis Ponge, Douze petits écris, Œuvres complètes tome I, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 3.
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2/06/2018