Thérèse Monique
Stéphane, étudiant en droit à Louvain, cherche à échapper à l’ennui de la vie de province. Il rencontre Thérèse Monique, une belle jeune femme condamnée à rester célibataire par sa fréquentation d’un jeune Allemand qui l’a délaissée. Elle incarne ses rêves d’un amour pur et chaste, qui contraste bientôt avec les voluptés que lui offre la comédienne Nini. Pris entre ces deux figures féminines opposées, le narrateur raconte son initiation à l’amour, entre ville et nature, plaisir des sens et découverte de l’intériorité. Lemonnier révèle ici toute l’entendue de sa palette d’écrivain ; il décrit avec brio une kermesse à Louvain, les paysages de l’Ardenne autant que l’atmosphère d’une ville morte.
La famille de mon père habitait Louvain ; il y avait fait ses études; ce n’est qu’après son mariage qu’il s’était établi à Bruxelles.
L’Université jouissait encore d’un renom, en Europe ; il rêvait pour moi les dignités de la magistrature; il m’envoya suivre à l’Alma Mater les cours de droit. J’avais vingt ans.
Je connaissais peu mes cousins. La province est casanière: on les voyait rarement chez nous et les affaires retenaient mon père trop impérieusement pour lui permettre d’aller les voir chez eux. Seul, le cousin Napoléon Crepels, dont le prénom, dans l’intimité, s’abrégeait en Nap, dérogeait à la règle. C’était un homme excellent et cordial, sous une apparence militaire, très brusque. Il avait servi dans l’armée, avec le grade de capitaine, et il y avait dix ans qu’il avait pris sa retraite. Il venait régulièrement passer douze heures à Bruxelles, tous les ans, lors des fêtes nationales, en septembre.
Ce fut lui, naturellement, qui reçut ma première visite. Il me donna des conseils paternels et m’offrit de me présenter à la famille : c’était le désir formel de mon père.
Mais par où commencer? Il y eut un conciliabule auquel assista ma cousine Cornélie, la femme du capitaine. À la fin on tomba d’accord sur l’itinéraire. Ils me mèneraient d’abord chez leurs parents les plus proches, les Crepels et les Craps. Les autres viendraient après.
Ces Crepels, cousins germains du capitaine, formaient un groupe fraternel composé de deux filles et d’un garçon. Les deux filles avaient coiffé sainte Catherine; le garçon était marié.
Il avait été tanneur, autrefois; mais il avait cédé les affaires, moyennant bon prix, à Joséphin, son aîné, et seul avec sa femme et une domestique, il habitait une maison délabrée, dans une constante lésine.
Le Vieux, comme on l’appelait pour le distinguer des jeunes, vint nous ouvrir lui-même. Il se mit d’abord en travers de la porte, effrayé à la vue de tant de monde, – nous étions trois, – puis se recula en nous regardant de côté, troublé. Et tout à coup, une maigre personne, doucereuse et sèche, descendit l’escalier, s’immobilisa derrière lui, toute petite dans l’énorme vestibule. C’était la cousine. Le capitaine me présenta à tous deux.
– Ah! fit-elle.
– Qui est-ce, Gudule? demanda le cousin, qui n’avait pas compris la présentation et me regardait avec défiance. Il était sourd.
– C’est le cousin.
– Ah! ah! c’est le cousin! Il est bien bon d’être venu. Quel est le nom du cousin, Gudule ?
– Quel est le nom du cousin ? demanda-t-elle à ma cousine Cornélie.
– Stéphane, criai-je dans l’oreille du bonhomme, avec force.
– Stéphane! ah! je me souviens. Vous étiez petit comme ça. Eh! eh!… Vraiment, vous êtes le cousin Stéphane !
Et le vieux couple se frottait les mains, regardant à terre, debout.
– Vous connaissez maintenant la maison. Nous allons bien, Dieu merci; oui, pas mal. Eh! eh! je ne l’aurais jamais reconnu. Et vous, Gudule?
– Jamais…
Et se tournant vers moi avec hésitation, elle me demanda si j’étais en ville pour longtemps.
– Pour quatre ou cinq ans, répondis-je ; le temps de faire mon droit.
– Pour quatre ans ! exclama-t-elle en levant les mains au ciel, inexprimablement anxieuse.
Mais elle se reprit de suite et ajouta :
– Quatre ans sont vite passés.
– Combien dit-il ? demanda le cousin, l’oreille ramassée dans sa main et le cou tendu.
– Quatre ans! cria-t-elle.
– Quatre… ans! Et il ajouta:
– C’est dommage que je sois sourd : vous viendriez nous voir de temps en temps.
– Les vieilles gens, ça n’est pas amusant, reprit avec empressement sa femme. Nous ne voyons personne. Nous sommes toujours malades.
J’étais abasourdi ; cette froideur m’assommait comme un maillet et, perdant contenance:
– Ne retenons pas plus longtemps les cousins, dis-je au capitaine. Nous les gênons.
– Nous gêner! exclama la vieille, un filet de sang à la peau… Mais non… Seulement, nous étions occupés,
oui, très occupés. Mais pour quelques minutes, on ne nous gêne pas. Oh, non!
[…]
Retrouvez Camille Lemonnier dans le prochain Amer, revue finissante (sortie le 13 juin prochain).
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29/05/2018