Souvenirs de la marée basse
«Encore en maillot de bain, debout au-dessus des vagues, tenant contre moi mes affaires trempées, je m’abandonne au ruissellement. L’eau du ciel glisse sur mon front, mes yeux, se sale du sel de ma peau. Et moi qui ai toujours vu en ma mère une femme indifférente à toute notion de transmission et en moi-même un être surgi d’aucune sagesse précédente, il m’apparaît soudain qu’à son insu elle m’a transmis l’essentiel : l’énergie d’un sillage qui s’inscrit dans l’instant, la beauté d’un chemin d’oubli, et que, si j’avais quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c’était paradoxalement, la figure d’une femme oublieuse. Insoucieuse, non ; mais oublieuse, oui. Etait-ce de sa part une force ou une faiblesse ? Les deux sans doute, et tandis que la pluie se déverse par trombes et me baigne en surabondance, tandis que mes affaires de plage sont prêtes à partir à vau-l’eau, emportées par une de ces ondes de crue, j’ai envie d’être déjà rentrée, déjà prise par une musique d’écriture, continuant de contempler le rideau de pluie et, à travers lui, bien au-delà, ma mère en train de nager, seule, inaccessible, touche minuscule dans l’immensité bleue, point quasi imperceptible, imperceptible en vérité, sauf au regard de ma mémoire.»
(…)
«L’écrivain [Paul Morand] s’extasie sur le nageur de crawl, non sur la nageuse. Il faut dire que la nageuse (de n’importe quelle nage) est un phénomène neuf et d’exception dans une histoire de l’humanité qui revient pour les femmes à une histoire de leur immobilisation, de leur identification imposée et plus ou moins assumée à des êtres de pudeur et de faiblesse, des créatures maladives qui ne peuvent que demeurer sur le rivage, empaquetées de jupons, de robes et de châles, protégées du vent et du soleil. Cela, lorsqu’il leur est permis de sortir de chez elles, de s’approcher de l’eau. Autorisation qu’elles doivent à l’obligation d’accompagner les enfants. Les femmes restent assises entre elles, le corps couvert de bout en bout, les yeux fixés sur leur progéniture. Quant à se dévêtir et entrer dans l’eau, se tremper en entier, se mettre à nager et se diriger droit vers l’horizon, comblée de la douceur qui submerge, oublieuse de tout ce qui précède : pareille conquête se joue à l’échelle des siècles. Elle est loin d’être achevée.»
Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse,éditions du Seuil, août 2017
Laisser un commentaire
1/05/2018