Des lieux pour penser : musée, bibliothèque, théâtre
La manière de présenter les objets (Newhouse, 2005), de même que la notion de dispositif (Mairesse et Hurley, 2012), dans les musées, révèlent l’importance accordée à l’agencement de l’espace au sein du musée (Davallon, 1992, Duncan & Wallach, 1978 et 1980). On peut dès lors envisager la mise en exposition comme un dispositif de dramatisation, autour d’objets conçus comme des pôles d’« attraction » de la pensée (Mouton-Rezzouk, 2016). Certains musées, comme le musée d’Ethnographie de Neuchâtel, se sont ainsi fait les champions des expositions visant à déconcerter puis forcer le visiteur à penser la place et les relations entre objets et les dispositifs qui lui sont présentés (Gonseth, Hainard et Khaer, 2005). De la même manière, nombre de projets artistiques visant le détournement ou l’installation dans les musées, visent à mettre en valeur une réflexion spécifique à partir de ces lieux (Putnam, 2001). Un premier travail de recensement de ces lieux a été largement opéré sur les expositions temporaires envisagées à partir de l’histoire de l’art (Altshuler, 2008, 2013).
Le « pouvoir des bibliothèques » (Baratin et Jacob, 1996) s’est tout aussi largement constitué à partir de ses espaces intérieurs, ce dont témoigne la diversité de son architecture, mais aussi la régularité de ses espaces reflétant les classements généraux (Dewey ou Otlet) ou ceux développés par quelques esprits particuliers, comme Warburg (Baratin et Jacob, 1996, Michaud, 1998). Si l’architecture des bibliothèques, comme celle des théâtres ou des musées, est étudiée depuis longtemps (Pevsner, 1976), le besoin d’une analyse de l’espace intérieur, interrogé ou photographié (Dawson 2014), apparaît forcément comme fondamental pour comprendre la manière dont fonctionne cette « pensée distribuée » (Latour, 2007), à un moment où la question du « commun des savoirs » vient relayer celle du « tiers lieu » (Dujol, 2017, Failla, 2017). On peut également s’intéresser aux enjeux et aux moyens de la médiatisation des contenus, et voir, par exemple, dans la mise en place d’une proposition culturelle renforcée (expositions, performances, rencontres, etc.) un processus de « dramatisation » ou de « scénarisation » destiné à élaborer de nouveaux modes d’appréhension des savoirs et à penser autrement l’accès au livre, et plus largement aux contenus documentaires et culturels qui sont à l’œuvre dans les collections des bibliothèques.
Dans le prolongement des analyses du théâtre comme fait social (Duvignaud, 1965), plusieurs publications, ces dernières années, se sont intéressées au lieu théâtral (Biet & Triau, 2006, Barbéris & Poirson, 2013, Urrutiaguer, 2014) et ont également cherché à mettre en évidence et à analyser la capacité heuristique et critique du théâtre (Suutela et alii, 2012) ; si c’est essentiellement, d’ailleurs, en termes politiques que cette pensée du théâtre (ou depuis le théâtre) est revendiquée et décrite (Hamidi-Kim, 2013, Neveux, 2013, Plana, 2014), elle l’est également, depuis peu, du côté de la philosophie, tant du fait des théoriciens (Badiou, 2014, Guénoun et alii, 2010, Lacoue-Labarthe & Nancy, 2013, Rancière, 2008) que des artistes et des institutions (Emmanuel Alloa au Théâtre de Gennevilliers, Alain Badiou et Marie-José Malis à Aubervilliers, Philippe Quesne au Théâtre des Amandiers de Nanterre et Bérangère Vantusso au Studio-Théâtre de Vitry). La pensée ne se réduit toutefois pas au politique et au philosophique, et peut être envisagée pour elle-même, quand elle est « savoir du théâtre » (Aït-Touati, 2017) ou « pensée-théâtre » (Garcin-Marrou, 2017).
Il semble aujourd’hui pertinent de comparer ces perspectives dans un cadre commun et d’envisager plus généralement le rapport de la pensée au lieu, à un moment ou s’affirme donc une redéfinition convergente des musées, théâtres et bibliothèques comme lieux publics dévolus à une pratique active et partagée (sinon nécessairement collective) de pensée. À l’ère des flux, à l’heure où la pensée se « liquidifie » (selon la formule de Bauman) ou se « gazéifie » (selon Michaud), peut-on croire encore à la matérialité des lieux comme cadres et bâtis nécessaires à la pensée ? Et, réciproquement, lorsque des lieux, aujourd’hui, se présentent comme des espaces ouverts à l’émergence et au déploiement de la pensée, qu’est-ce que cela (« la pensée ») signifie ? Qu’est-ce qui fait la matière (l’objet, les contenus, la forme, la dynamique) de cette pensée in situ ? Est-elle spécifique au lieu, ou non ? Comment la décrire, comment la caractériser ? A quels moments, et de qui, émerge-t-elle ? Est-elle partageable, partagée, collective ? Dans quelle mesure n’est-elle qu’un autre nom pour du didactisme, voire de la propagande ? Comment cette pensée se manifeste-t-elle, le cas échéant ? Et surtout, comment peut-elle être conditionnée, intentionnellement ou de facto, par le lieu ? Quels pourraient en être les modèles (structure, architecture) qui sous-tendent les représentations que s’en font les différents acteurs du lieu (professionnels, usagers) ?
Ce colloque s’inscrit dans un programme plus vaste, intitulé « ces lieux où l’on pense[1] », dans lequel nous nous proposons, au cours d’un cycle de journées d’études et de colloques, d’examiner la façon dont des lieux – la scène, l’espace muséal et la bibliothèque, dans leur acception la plus large – génèrent et modèlent de la pensée. Il s’agit de mettre à l’épreuve une hypothèse : que ces « lieux » (espaces circonscrits dans un territoire, architecture, dispositif – scénographique, expographique, classificatoire … – , systèmes institutionnels et professionnels définis par des missions et des valeurs spécifiques, œuvres et objets présentés) déterminent des modes d’exercice de la pensée qui leur sont propres, tant du côté de ceux qui y « œuvrent » (concepteurs / artistes / programmateurs…) que du côté des publics (visiteurs, spectateurs, usagers) ; qu’ils peuvent, conjointement, être conçus – fabriqués, pensés, analysés, interprétés – comme des espaces de pratique de la pensée, voire de l’exercice philosophique, en son sens le plus ouvert de pratique d’une pensée contemplative, réflexive ou critique.
Nous nous proposons ici, durant les trois journées de ce colloque, de partir d’une collecte de cas concrets, c’est-à-dire de lieux spécifiques, permanents ou temporaires – musées, expositions, bibliothèques, théâtres et autres dispositifs scéniques (danse, performances, marionnettes, cirques), mais aussi parcs ou jardins publics, etc. – afin de mettre en évidence, ensemble, les points de convergence et les lignes de partage entre ces différents objets, et de développer des outils d’analyse visant à construire un cadre d’analyse commun pour mettre en lumière le rapport entre lieu et processus de pensée.
Les contributions recherchées consisteront donc en études de cas visant à expliciter ce rapport entre lieu spécifique (musée, théâtre, bibliothèque…) et processus de pensée, et, afin de permettre la discussion et la comparaison, proposeront en trois temps la caractérisation du lieu choisi (cadre institutionnel ou générique, architecture, scénographie), l’analyse du dispositif proprement dit, pour tenter de parvenir à une explicitation du ou des processus de pensée induits ou produits. Le texte en sera communiqué très en amont du colloque pour que celui-ci puisse être partagé avec tous les participants du colloque, afin d’être discutés en ateliers durant celui-ci.
Le colloque sera structuré en trois temps : une première journée, le 20 juin, en session plénière et ouverte à tous (dans la limite des places disponibles et après inscription), visera à présenter les enjeux majeurs que constituent, pour ces différents lieux que constituent la bibliothèque, le théâtre ou le musée, l’exercice de la pensée. Une seconde journée de travail sur la collection de lieux réunira en ateliers les contributeurs durant le 21 juin ; une troisième journée, le 22 juin, en comité restreint, rassemblera les organisateurs et les rapporteurs des ateliers afin de synthétiser ces discussions précédentes et d’envisager les étapes ultérieures de notre réflexion sur ces lieux où l’on pense.
[1] https://udpn.fr/IMG/pdf/programme__ces_lieux_ou_lon_pense.pdf
Modalités de soumission
Une proposition brève, d’environ 2000 signes (présentation rapide du cas d’étude et caractérisation des processus de pensée envisagés) sera envoyée pour le
15 janvier 2018
à l’adresse suivante : cyclelieuxdepensee@gmail.com. La validation des propositions sera donnée avant la fin du mois.
Les contributions, très synthétiques (12.000 signes maximum, notes et bibliographie comprises) seront envoyées pour le 15 avril 2018 (au plus tard) à la même adresse.
Les textes corrigés et mis en page seront envoyés à l’ensemble des participants au colloque, en version électronique, pour le 1er juin 2018.
Une version imprimée et éditée des textes sera remise aux participants lors du colloque.
Comité d’organisation
- François Mairesse, Professeur d’économie de la culture et de muséologie à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (CERLIS UMR 8070, labex ICCA).
- Flore Garcin Marrou, Maître de conférences en Études Théâtrales à l’Université Jean Jaurès de Toulouse (LLA CREATIS, EA 4152)
- Aurélie Mouton-Rezzouk,Maître de conférences en Études Théâtrales à l’Institut d’Études Théâtrales de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (IRET, EA 3959)
Des doctorants du CERLIS participeront également à la préparation du colloque.
Comité d’organisation du cycle «Ces lieux où l’on pense»
- Julie Deramond, Equipe Culture et Communication, CNE, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
- Flore Garcin Marrou, LLA CREATIS, Université Toulouse Jean Jaurès
- François Mairesse, CERLIS, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
- Aurélie Mouton-Rezzouk, IRET, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
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17/01/2018