Festival des Reclusiennes 2018
Afin de contribuer à rebâtir des équilibres plus satisfaisants entre la société et l’argent, le festival des Reclusiennes s’efforcera de faire le point des recherches et innovations actuelles sur l’argent dans une optique pluridisciplinaire afin d’ouvrir un large débat entre les acteurs et actrices concerné-e-s.
Elisée Reclus dénonce l’argent comme instrument d’un capitalisme déshumanisant et inéquitablement partagé, considérant au XIXème siècle la posture (ou imposture) sociale de l’oisif (entendons celui qui vit de ses rentes) face au travailleur. « L’oisif a tous les droits, même celui d’affamer son semblable, tandis que le travailleur n’a pas toujours le droit de mourir de faim en silence : on l’emprisonne quand il est coupable de grève… Le sac d’écus, voilà le maître, et celui qui le possède tient en son pouvoir la destinée des autres hommes. [1]». Déjà le caractère capitaliste de l’économie à cette période était largement dénoncé par Reclus : « Les économistes ont parfaitement conscience qu’ils ne disent pas la vérité, n’ignorant pas que les coups de la bourse et de la spéculation n’ont pas plus de rapport au travail que n’en ont les exploits des brigands ; ils n’osent pas prétendre que l’individu ayant 250 000 francs à dépenser par jour, c’est à dire exactement ce qui serait nécessaire pour faire vivre cent mille personnes, se distingue des autres hommes par une intelligence cent mille fois supérieure à celle de la moyenne. Ce serait être dupe, presque complice, de s’attarder à discuter les arguments hypocrites de cette prétendue origine de l’inégalité sociale »[2] Et de finir dans un tonitruant et sincère : « un jour, aujourd’hui, demain, plus tard… nous abolirons l’argent ». Comme témoigne E. Reclus, la volonté des anarchistes serait de parvenir à la disparition de l’argent… La solidarité et l’entraide le rendraient inutile dans les échanges entre individus et dans la participation au collectif. L’émancipation et l’autonomie de chacun passeraient par un rejet pur et simple des rapports d’affirmation de domination, d’exploitation et de conflit liés à l’argent…
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’argent continue à faire partie de notre quotidien. À l’échelle individuelle ou familiale, nous l’utilisons pour acheter, vendre, rembourser, payer. À l’échelle collective, tout passe par lui, sur le plan économique bien sûr, mais aussi dans toutes ses composantes sociales, culturelles ou psychiques. C’est à la fois un pouvoir et une aliénation. Même autrefois, dans l’Europe chrétienne, on pouvait acheter des indulgences et donc, quelque part, acheter Dieu lui-même. Pourtant, malgré ce poids qu’il représente pour lequel beaucoup sont prêts à tuer, malgré la financiarisation accrue de l’économie mondiale, malgré les crises successives qui lui sont liées et malgré la fameuse « dette publique » dont la classe politique et les médias dominants nous rebattent les oreilles, non seulement l’argent n’est pas remis en cause mais aussi — et ceci explique cela — tout propos à son sujet est confisqué par les « experts ».
À écouter nos contemporains parler de « l’argent » revient 1/d’abord à devoir pénétrer dans un monde ouvert aux seuls initiés, celui de la science économique. Ici, ceux qui se considèrent comme des « profanes » devront affronter des concepts incompréhensibles mais agissant, pensent-ils, sur leur vie quotidienne de manières irréversible et puissante : « inflation », « reprise », « investissements »… tous gouvernés par la force qu’Adam Smith désigna par l’expression « main invisible ». Ces concepts, aussi peu accessibles qu’ils soient pour le commun des mortels, sembleraient donc avoir une vie propre et être agis par des motivations qui dépassent de loin la compréhension. Ces termes possèderaient-ils des cycles indépendants de la vie humaine ? Du fait de l’absence d’acteurs sociaux définis, de l’absence de localisation spatiale et temporelle, ce monde mythique de l’économie aurait aussi la particularité de se présenter dans un discours scientifique car de forme mathématique. 2/ Puis, on peut dire que ce l’on nomme « la spéculation » qui régit désormais « le marché financier » a fini de renforcer la coupure de plus en plus nette entre ceux qui « savent » et ceux qui ne « comprennent rien ». Cette mutation a fait passer l’argent de l’état de monnaie réelle à l’état de monnaie virtuelle circulant à travers des flux que seuls les traders semblent maîtriser à la seconde près. Cette opacité renforcée, selon nos concitoyens, par l’usage d’outils numériques jouerait comme facteur d’obéissance obligatoire aux lois du marché devenues impénétrables
Si la vie économique des sociétés est représentée dans la pensée populaire de manière très séparée de leur quotidienneté pour des chercheurs comme Marx, Weber et Mauss, les notions de valeur et de rationalité du marché qu’elle convoque ne sont surtout pas a-historiques. Au contraire, ces notions sont le résultat d’une histoire politique et intellectuelle plus générale lesquelles sont à la base de la réflexion imbriquée de savants comme des membres issus de milieux populaires des sociétés occidentales.
La force de cette imbrication entre discours savants et populaires autour de l’argent amène souvent -toute discipline confondue- à commenter ou à illustrer le savoir économique reçu, mais en des termes légèrement différents. Le texte de Georges Simmel Philosophie de l’argent explique, comme bien d’autres, que l’argent déshumanise les relations interpersonnelles, fonde une société basée sur la rationalité instrumentalisée, abolit les privilèges héréditaires, permet d’évaluer toutes choses à une seule aune et même, par son abstraction radicale, l’argent détourne des relations concrètes aux choses et aux autres. Pourtant Polanyi (1957) et Douglas (1967) critiquent de manière stimulante ce point de vue théorique en formulant l’hypothèse que les relations sociales basées sur la dette primeront toujours, et que la monétarisation, à l’encontre de ce qui est souvent prétendu, ne change rien au fond des choses… l’argent n’est-il finalement qu’une forme de l’échange ?
Les travaux de l’anthropologue Alban Bensa menés dans les années 1990 en Nouvelle-Calédonie mettent d’ailleurs en évidence, qu’à cette époque, l’argent français peut être traité exactement comme les coquillages dont parlait aussi le très célèbre ethnologue B. Malinowski, utilisés pour les échanges rituels. Etant donné la situât ion économique et sociale de ces îles, l’extension de la monétarisation n’entraîne pas la commercialisation et le développement que les théories économiques supposent. Ces études -ailleurs que dans nos sociétés- sont intéressantes car elles confirment le caractère construit et restreint des propositions économiques qui se présentent pourtant comme a-temporelles, universelles, logiques et détachées de tout contexte historique ou ethnographique.
Les effets dits « logiques » de l’argent soi-disant « sans odeur » et que l’on dit équivalant général, n’existent pas dans la réalité nous dit Viviana Zelizer dans un livre, The Social Meaning of Money (1994) La signification sociale de l’argent, traduit au Seuil. On y lit comment les gens se constituent des fonds différents qu’ils réservent à des emplois bien spécifiques : certains sont destinés aux dépenses concernant les loisirs, d’autres aux enfants, d’autres encore aux dépenses liées à la maison, etc. Ils opèrent donc avec une monnaie unique de la même manière que les peuples non industrialisés supposés utiliser un jeu de monnaies différentes selon les usages qu’ils leur destinent. Aux États-Unis, nous retrouvons également des dépenses qui n’ont qu’une fonction sociale et qui nous rappellent les objets Kula dont parlait Malinowski. Maussrefusait quant à lui d’accepter le contraste entre le social et le monétaire.
Il est frappant de constater, au grand dam des théoriciens qui s’efforcent de comprendre l’argent de manière toujours plus abstraite ou virtuelle, que ses utilisateurs, eux-mêmes, refusent cette abstraction et font tout pour le retransformer en une chose concrète. Tout d’abord, il ne nous faut pas oublier que, jusqu’à très récemment, la réalité, même dans des sociétés dites capitalistes, était très différente de ce que l’on croyait. Ainsi, entre autres exemples, Bernard Traimond nous apprend—il que, même au xixe siècle, dans les Landes, les diverses monnaies en circulation se distinguaient si peu que l’artisan qui fabriquait ses propres pièces n’était pas vraiment considéré comme un « faussaire au village ». Et comme, de toute façon, coexistait dans l’usage une telle multitude de pièces françaises et étrangères, il régnait alors ce que Bernard Traimond n’hésite pas à nommer « une anarchie monétaire ».
Si l’argent devient symboliquement l’unité de mesure de l’échange, du sens de la relation, il semble ne rien dire de la relation elle-même, dont la nature n’est pas quantifiable. Faire de l’argent son but ultime, son rituel quotidien, sa source de plaisir ou la condition de sa sécurité, est repéré plus ou moins consciemment comme une attitude pathologique. Pourtant l’argent reste un régulateur rassurant de la manière dont l’individu peut s’inventer dans des expériences perçues et vécues de domination sociale (J.C. Kauffman, L’invention de soi, une théorie de l’identité, 2004).
Si les prix ont depuis longtemps constitué le support de nombreux mécontentements populaires dans des environnements sociaux et historiques extrêmement différents, il semble que le phénomène s’accentue en ce début du XXIe siècle. De nombreux pays ont récemment vu se multiplier des mouvements sociaux de grande envergure dans un contexte d’augmentation des carburants et des produits alimentaires (et particulièrement en Afrique). La monnaie est ici appréciée à travers la gestion du rapport de force entre les parties de l’échange. La monnaie et l’argent deviennent un continuum qui fabrique le «prix» du temps. La dualité argent/monnaie produit à son tour de la valeur, de la commande et du commandement. On trouve ici l’origine du pouvoir. « Dans nos misères, l’argent en tant que tel n’est en effet pour rien : les inégalités de notre monde sont dues à des rapports de force entre groupes d’individus. Ces rapports de force découlent du risque que les représentants de ces différents groupes se font courir les uns aux autres dans les transactions qu’ils passent entre eux. » (Paul Jorion, L’argent mode d’emploi, 2009).
Ainsi ce festival des Reclusiennes visera à questionner la place des prix dans les répertoires de la contestation de manière comparative, dans des situations qui peuvent être très éloignées les unes des autres, en interrogeant à la fois les modalités populaires d’investissement des prix, les interactions entre ces modalités et l’économie politique des sociétés concernées et les manières très concrètes de se mobiliser.
Afin de contribuer à rebâtir des équilibres plus satisfaisants entre la société et l’argent, le festival des Reclusiennes s’efforcera de faire le point des recherches et innovations actuelles dans une optique pluridisciplinaire afin d’ouvrir un large débat entre les acteurs et actrices concerné-e-s.
Contributions attendues
Le Comité scientifique des Reclusiennes vous propose plusieurs axes de communication :
1) L’argent et l’économie de l’échange, l’histoire de la monnaie, des échanges et du don.
2) Les représentations sociales de l’argent
3) Prix, mécontentements et mouvements sociaux
4) L’impact de la financiarisation de notre économie
5) Immigration, la dette à l’envers ?
6) La gestion économique du contrôle des migrations
7) Peut-on apprivoiser l’argent et mettre l’argent au service de notre territoire ?
8) Les alternatives à l’argent sont-elles neutres ?
9) Monnaie, désir, imaginaires et littérature
Pour faciliter l’échange avec le public, les chercheurs sont conviés à innover dans leurs présentations en intégrant l’art, le son, le théâtre ou d’autres formes d’expressions …
Procédure de soumission
- Les propositions de contributions (sous la forme d’un résumé d’une vingtaine de lignes) devront être envoyées pour
le 15 mars 2018 au plus tard à l’adresse suivante : conf@ reclusiennes.fr
- La sélection des communications sera établie fin avril et transmise aux communicants retenus.
- Les textes définitifs sont attendus pour fin mai 2018.
- La publication de certains textes est envisagée à l’issue du colloque.
Le comité scientifique des Reclusiennes 2018
- Marie Cuillerai, philosophe Pr Université Paris Diderot;
- Chantal Crenn, MCF Université de Bordeaux Montaigne, LAM IEP Bordeaux,
- Marc Abelès, anthropologue Dr Cnrs-EHESS Paris ;
- Serge Aumeunier, journaliste ;
- Philippe Beraud ENS Télécommunication/Bretagne ;
- Vincent Bonnecase, Historien CR Cnrs Lam, IEP de Bordeaux ;
- Frédérique Blot MCF Université d’Albi ;
- Christine Chivallon DR Cnrs UMR Passage Bordeaux ;
- Franck Cormerais, information et communication Pr Bordeaux Montaigne ;
- Franck David jardinier poète Saluterre Vélines ;
- Bernard Duteuil, infirmier psy Libourne ;
- Nicolas Eprendre, réalisateur Paris ;
- Thierry Oblet Sociologue MCF Université de Bordeaux ;
- Philippe Pelletier, géographe Pr Université Lyon 2 ;
- Marie Poinsot, politologue Rédactrice en cheffe de la revue Hommes et Migrations Paris ;
- Jean-Luc Richelle, géographe MCF Université Bordeaux Montaigne ;
- Isabelle Rigoni, MCF sociologie, INS HEA/Grhapes, Centre Émile Durkheim ;
- Stéphanie Rubi, sciences de l’éducation MCF Bordeaux Montaigne, Marc Sahraoui, socio-économiste, Marmande ;
- Monique Sassier, journaliste ;
- Bernard Traimond, anthropologue Pr Université de Bordeaux ;
- Jean-Marc Ziegelmeyer MCFA Université Bordeaux Montaigne.
Le comité d’organisation des Reclusiennes 2018
Chantal Crenn, Franck David, Bernard Duteuil, Chloé Jareno, Patricia Juthiaud, Danielle et Jean-Michel Mezuret, Marie-Jo Roussel, Marc Sahraoui, Antoine Schreiber.
Références
[1] Extrait du texte « Pourquoi sommes-nous anarchistes ? » 1889
[2] Extrait de Evolution et Révolution, 1890.
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16/01/2018