L’écriture du corps chez Frédéric Dard
Dans la série « pastiches » publiés par Edouard Launet ICI, un moins fin comme dirait Emile… pardon.. Aymar…
« » Le père fécond des San-Antonio vient d’avoir l’honneur d’une nouvelle thèse de doctorat : L’écriture du corps chez Frédéric Dard : analyse sémiologique et phénoménologique. Ce travail est sans doute le plus savant – et, simultanément, le plus surprenant – de tous ceux qui ont déjà été consacrés à l’auteur de Lâchez-le, il tiendra tout seul. Aymar Brackmill, membre de l’équipe d’Antoine Compagnon au Collège de France, y dissèque d’un point de vue littéraire les multiples façons dont Dard expose et met en scène les corps de ses personnages. Aussi triviale que soit la série des San-Antonio (175 volumes, que Brackmill affirme avoir tous lus), elle présente l’intérêt d’une combinatoire presque infinie dans la manière de décrire l’anatomie humaine, tout spécialement les organes génitaux, ainsi que les rapports sexuels sous toutes leurs formes possibles : rares sont les entreprises littéraires qui auront autant fouillé leur sujet.
Ayant eu accès à des archives inédites, Brackmill s’est aussi intéressé au processus de réécriture chez Frédéric Dard. Car cet écrivain à la plume infiniment déliée retravaillait beaucoup plus ses textes qu’on ne le pensait jusqu’à présent, et si les San-Antonio donnent souvent l’impression d’un premier jet, ils s’avèrent en fait être le fruit de multiples rewritings comme le démontre le jeune docteur à partir d’exemple précis. Il cite en particulier ce paragraphe des Vacances de Bérurier :
Lorsque Béru dégagea son braque géant de ses guenilles, j’assistais à la scène, toujours renouvelée, de l’effarement d’une femme se trouvant brusquement nez à nœud avec le chibre du siècle. La petite pute qui se prénommait Maria-Colomba récria que, malgré son expérience et le nombre incalculable de mandrins qu’elle avait encaissés dans sa malle arrière, jamais elle ne saurait héberger un obusier d’un tel diamètre. Le Gros, par gestes éloquents, s’employa à la rassurer et à plaider l’extensibilité d’un frifri habitué à fonctionner. Mais l’effroi de la donzelle grimpait au fur et à mesure qu’elle palpait le gourmi du maestro. On crut que toute transaction allait s’arrêter là, quand elle démontra qu’elle pouvait emboucher une pareille trompette sans s’éclater les commissures des lèvres.
Braque, nœud, chibre, mandrin, gourmi, trompette : Dard n’est jamais à court de synonymes. Quant à l’action elle-même, elle explore ces différentes voies que sont la sodomie, le coït, la masturbation et finalement la fellation. Cette diversité n’apparaissait pas dans la première version du texte retrouvée par Aymar Brackmill, où toutes les métaphores relevaient du registre de l’exploration pétrolière :
Lorsque Béru fit jaillir son trépan surdimensionné, prêt à sonder ce vaste champ d’hydrocarbures prénommé Maria-Colomba, il clama qu’il allait dans la minute faire baisser considérablement le prix du baril. Tu fais dans le forage rotatif ou dans la fracturation ? se récria la donzelle qui, malgré son expérience et le nombre incalculable de cylindres qu’elle s’était pris dans le puits, n’était pas prête à une exploration aussi sauvage. Le Gros, par gestes éloquents, s’employa à plaider les avantages de la lubrification et la qualité de ses enrobés bitumineux. Mais l’effroi de la donzelle grimpait au fur et à mesure qu’elle voyait s’approcher le derrick. On crut que la transaction allait s’arrêter là, quand elle démontra qu’à défaut de forage, on pouvait tout aussi bien faire dans le pompage.
Frédéric Dard a dû finalement trouver ces images un peu techniques puisque, dans une deuxième version, il a quitté les champs d’hydrocarbures pour les champs tout court, abandonnant le vocabulaire de l’exploration pétrolière pour celui, plus commun, du labourage :
Lorsque Béru fit émerger son plantoir géant de ses guenilles, j’assistais à la scène, toujours renouvelée, de l’effarement d’une femme découvrant brusquement que la période des semis était commencée et que les engins agricoles avaient fait des progrès stupéfiants. Malgré sa riche expérience du labourage, Maria-Colomba sentit que la saison allait être exceptionnelle. Devant la monstruosité de l’engin, elle objecta malgré tout que, côté fourrage, elle avait déjà son compte et que, côté moissonneuse-batteuse, elle préférait les Massey-Ferguson de petits modèles. Le Gros, glissant son pouce dans le sillon humide, s’employa à la rassurer en plaidant les qualités de son soc et l’élasticité de la bouche à poils. Cela ne fut pas pour apaiser les craintes de la donzelle, qui n’avait jamais pensé que l’on puisse l’ensemencer avec un tronc d’arbre. On crut que toute transaction allait s’arrêter là, lorsqu’à pleine bouche la fille entreprit d’évoquer la vieille légende orale de la lubrification des coutres.
L’auteur de De l’antigel dans le calbute et de Certaines l’aiment chauve choisira finalement de s’en tenir à une version plus sobre, quoique déjà très imagée, celle donnée plus haut. La très longue thèse d’Aymar Brackmill (712 pages avec les annexes) n’est pas toujours d’une lecture aisée, mais l’on se félicite qu’il ait choisi de la consacrer à Frédéric Dard plutôt qu’à Montaigne. » »
Édouard Launet
Laisser un commentaire
3/01/2018