Je hais la mort.
Le 4 juin 1915
Mon amour,
Tes lettres sont fines comme du papier buvard, tant je les déplie, replie, lis et relis, et pleure sur elles… J’ai mal, sais-tu ? Le temps me parait un monstre né pour éloigner ceux qui s’aiment, et les faire souffrir infiniment. Comme elles sont chanceuses, ces épouses que je vois chaque jour et qui sont séparées de leurs époux pour quelques heures seulement, et ces enfants de l’école, qui ont leur père près d’eux, toujours.
Aujourd’hui, comme chaque dimanche, je suis montée sur le coteau, je suis venue près de toi. J’ai marché sur le sentier sans rien voir que tes yeux, sans respirer d’autre parfum que le tien, qui reste dans ma mémoire. Là-haut, un grand vent amenait le bruit des canons. Cela tapait, tapait, tapait…J’ai pleuré de te savoir sous ce déluge de fer et de feu dont j’apercevais les sinistres fumées, les éclairs. Mon amour, où étais-tu ? où es-tu ? Je suis restée, longtemps, comme à l’habitude, je ne pouvais détacher mon regard de cet immense champ de souffrances dans lequel depuis des mois tu vis.
Soudain, j’ai senti une présence dans mon dos. C’était un homme, je le connais de vue, il est policier, et je me suis toujours demandé ce qu’il pouvait bien faire dans cette petite ville, il est plus vieux que toi, mais il est jeune encore. Lui est du bon côté, du côté des lâches. Il me regardait bêtement, comme s’il avait surpris une scène interdite. Il tenait à la main un fusil, pas un fusil comme le tien qui sert à tuer des hommes ou à se faire tuer, non un fusil de chasse je pense, un fusil ridicule de théâtre ou d’enfant. Il ressemblait à un bouffon de comédie. Je l’ai haï à ce moment plus que tout au monde. Il a bredouillé des mots que je n’ai pas compris. Je lui ai tourné le dos.
Je donnerais la vie de milliers d’hommes comme lui pour quelques secondes dans tes bras. Je donnerais leur tête tranchée, je la trancherais moi-même pour retrouver sur ma bouche tes baisers, retrouver tes mains et tes regards. Il ne m’importe pas d’être odieuse. Je me moque des jugements, de la morale, des autres. Je tuerais pour que tu sois vivant. Je hais la mort parce qu’elle ne choisit pas.
Écris-moi mon amour, écris-moi.
Chaque jour sans toi est une âpre souffrance…
Ta Lyse
Les Âmes grises, Philippe Claudel (2003)
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29/11/2017