Le suicide par amour
Georges Eekhoud
(1854-1927)
Le Suicide par amour
(Cycle Patibulaire, 2ème série, 1895)
A Georges Khnopff.
Il était arrivé à Marcel Gentrix, le dilettante, l’une des très rares fois qu’il eût accepté à dîner, – car il se trouvait mal à la seule idée des présentations, des amabilités de commande et des visages oiseux, – de se rencontrer avec un gentleman anglais nommé sir Lawrence-Frank Whittow. Le visage nébuleux et énigmatique de cet étranger avait requis son attention au même titre que le piquait tout objet rare, médaille antique ou musique exhumée. Sans deviner la nature de la hantise ou de la possession dont souffrait Frank Whittow, le faux misanthrope devinait en lui un de ces orgueilleux humanitaires, un de ces exceptionnels qui se sont repliés sur eux-mêmes et qui se consument aux passions qu’ils n’ont pu communiquer comme le feu purificateur à une élite de mortels. Aux yeux du monde extérieur sir Lawrence représentait l’un des trois ou quatre contemporains à qui l’ont pût appliquer cette épithète « puits de savoir », et qui eussent été, au moyen âge, autant de docteurs Faust. Une série de formidables découvertes dans le domaine des sciences naturelles l’avaient auréolé de gloire et presque de terreur. Il s’attachait à cet homme pâle et fluet, au parler sourd et grave, quelque chose du prestige qui revêtait les sorciers et les thaumaturges, et quelque merveilleuses et même bouleversantes que fussent ses découvertes, les milieux savants attendaient de son génie des conquêtes plus miraculeuses encore. A leur avis leur illustre collègue en savait plus long qu’il ne voulait le dire et le publier. N’eût-il même pas été nimbé de prestige que sa physionomie eût écarté les familiers et les indiscrets. Agé de trente ans, par moments son visage en accusait dix-huit et d’autres fois cinquante. Pour définir l’impression que lui avait causée le masque caractéristique du baronnet, Marcel n’avait pas trouvé mieux que de comparer ce masque à un ciel caniculaire pendant une de ces journées de chaos météorologiques où des orages sinistres alternent avec des azurs trop ensoleillés. Sir Lawrence avait des cheveux très noirs, la barbiche et la moustache peu garnies, des lèvres minces et légèrement sardoniques, mais, remarquables avant tout autre détail de sa physionomie, des yeux extraordinairement bleus, des yeux lucides et impérieux de magnétiseur, avec, par intervalles, ce quelque chose de fuyant et d’oblique que les Napolitains constatent chez les jettatori. Marcel Gentrix m’affirma souvent, au temps de ses premiers rapports avec le célèbre étranger, que tout le personnage lui semblait éclairé par une lumière intérieure, étrangement lunaire et sidérale, comme des idées qui se mettraient à luire, comme un fluide psychique, se révélant au sens visuel, et Marcel ajoutait qu’à certains jours critiques et émotionnels cette concentration de rayons moraux était telle en sir Lawrence que les objets autour de lui paraissaient s’estomper et s’amortir, se noyer en crépuscule. Pour me servir de la pittoresque expression de mon ami, c’était alors comme si le soleil se couchait en cet homme. A la surprise de tous sir Lawrence-Frank Whittow honora Marcel de fréquentes visites. On plaisanta même, pour autant qu’on osât plaisanter le savant anglais, l’amitié subite de ces deux taciturnes. D’abord il fut surtout question entre eux des lois et des phénomènes de la physique. Des expériences établies et contrôlées, ils se lancèrent dans les champs de l’hypothèse, des inductions et des probabilités. Sir Lawrence était, à ce qu’il déclara lui-même à Gentrix, un positiviste mystique, – c’est-à-dire qu’il croyait au merveilleux, tout en niant le surnaturel. Rien ne lui paraissait impossible ou irréalisable. Et c’était, prétendait-il, uniquement à cause de notre vie matérielle, niaise, outrageusement vénale et cupide, gaspillée en des intérêts mesquins, que nous avions perdu beaucoup des secrets possédés autrefois par les mages. Si les prodiges ne s’accomplissaient plus, c’était pour nous punir de notre indignité. Précisément à cause de sa foi en la toute-puissance de l’âme humaine, pourvu que cette âme fût dégagée des ignominies qui l’obscurcissent et l’étouffent, Frank Whittow se montrait impitoyable pour les imposteurs et les charlatans, bien plus redoutables et plus néfastes que les sceptiques et les voltairiens ricanant à propos de tout. Ceci donnera une idée des convictions audacieuses du savant : il estimait possible la génération spontanée et prédisait qu’un jour la puissance créatrice de l’homme ne connaîtrait point de limites et que nos descendants posséderaient toutes les forces dont les esprits superstitieux enrichissent leur dieu ou leur diable. Les premiers temps Marcel Gentrix éprouva quelque malaise devant la sécheresse, la logique, la raison rigoureuse et aveuglante de sir Frank. Il comparait son ami à un astronome qui ne serait que mathématicien et pas un tantinet poète. Malgré les progrès de leur liaison, Marcel s’étonnait aussi de trouver sir Lawrence hermétiquement fermé sur tout ce qui touchait au sentiment, au côté amatif de son individu. Avait-il aimé ? Ce n’était pourtant point le travail et les préoccupations du savant qui lui modelaient un masque souvent si volcanique, un masque de lave refroidie ou qui répandaient, à d’autres instants, sur ce même visage la douceur navrante et la radieuse détresse d’un jeune martyr. Cet homme supérieur par l’intelligence devait être immense aussi par la bonté. Gentrix le devinait singulièrement affectueux, mais chaque fois qu’il tentait d’aborder les sujets passionnels, l’Anglais détournait aussitôt la conversation et accompagnait sa parole nette et incisive d’un regard dépouillé de toute sympathie. Comme de juste la curiosité de Marcel s’accroissait en raison même de l’impénétrabilité de son compagnon. A cause de la prodigieuse valeur intellectuelle du personnage, Gentrix se disait que pour souffrir et pour se taire ainsi, sa souffrance devait être de celles qui eussent perdu, ruiné, anéanti tout individu moins solidement trempé. Leurs meilleures causeries ils les eurent en se promenant dans la banlieue, où bon marcheur, l’Anglais entraînait fréquemment son camarade. Le temps et la saison favorisaient ces courses à travers les paysages de transition entre la campagne et la ville : La nature était prise du premier frisson de la fièvre automnale. Les feuillages se dégradaient en colorations sublimes de regret et de nostalgie aussi opulentes que le deuil du jour à son déclin. Prés et bosquets contractaient ces nuances de masures d’indigents et de défroques de pouilleux, cette patine fauve et savoureuse de la plèbe à laquelle avait insulté depuis le printemps l’éclat parvenu de la végétation trop verte. L’époque et le milieu s’harmonisaient et, pour me servir de la suggestive inversion de sir Franck Whittow, nos amis se promenaient dans un paysage d’équinoxe et par une température faubourienne. Ces mots furent prononcés à certaine heure crépusculaire, où la navrance ambiante avait exercé une impression assez inattendue sur sir Lawrence. A la surprise croissante de Marcel Gentrix le savant délaissait ses discours habituels pour se livrer avec une sorte d’enthousiasme à la contemplation des scènes et des personnages qui les entouraient. Une musique de foire s’élevait dans le lointain, au bout de la vaste plaine, croisée de quelques fossés stagnants et d’aunaies gibbeuses, où des moutons à toison violacée par le couchant cuivreux paissaient une herbe boueuse et jaunissante. Oui, une musique de foire s’élevait canaille et toute méridionale, là-bas, tout là-bas,derrière ces palissades mal goudronnées que dépassaient des phares, des minarets, des campaniles, des coupoles, des architectures de carton-pâte découpant sur la lourde et poignante mélancolie de la vesprée flamande la silhouette des principaux monuments de Venise. Et, pour ajouter à la brutalité de l’anachronisme, sous l’horizon gris et pourpre, aux farouches éclats métalliques, ces fantômes, ces larves de palais et de temples orientaux se drapèrent dans une lumière électrique blanche et crue aussi macabre qu’un suaire. O ces chants de gondoliers et. ces crincrins de mandolinistes dans le crépuscule brabançon, dans cette pastorale de banlieue ! Il y avait à la fois quelque chose d’hallucinant et de burlesque dans cette improvisation du midi sur le lourd terroir du nord. Elle tenait de la parodie mais aussi du mirage. En écoutant ces sérénades, on aurait eu à la fois envie de rire et de pleurer. Les deux amis s’étaient arrêtés au bord du talus dévalant vers la plaine où, non loin, paissaient les moutons et, très loin, carnavalait une kermesse vénitienne… Sir Lawrence prit Marcel par le bras : – O poète aimant, psalmodia-t-il d’un ton pathétique, savoure l’artificiel de cette irruption d’une pseudo-ville des doges dans ton village à bourgmestres. Ne te moque point trop de ce viol ridicule de la contrée grave et forte en chair par ce turbulent batelage… Non, tu goûteras bientôt le charme de cette mauvaise rencontre. Il résultera je ne sais quel magnétisme et quelle électricité de cette collision des natures incompatibles… Quelque chose comme un long baiser que se donneraient deux ennemis intimes. La dissonance n’est qu’apparente. Crois-moi, les proverbes ne radotent pas toujours ; oui, les extrêmes sont faits pour se toucher. Un présage m’avertit que tu en feras bientôt une expérience décisive ! N’aimes-tu pas mieux ton lourd et copieux terroir depuis que ces cabotins l’agacent et le piquent de leurs arpèges et de leurs pizzicati ? Ce fond ricaneur du tableau accentue la mélancolie extatique, la solennité du premier plan… Respecte cette invention saugrenue et applique-toi à en dégager le symbole… Ce caprice forain te résume toute notre vie où les chimères souvent funambulesques s’efforcent d’étouffer et d’anéantir les impérieuses et pesantes réalités… » Tu t’étonnes de m’entendre parler ainsi. Apprends que comme toi j’aime et je suis poète. Comme toi j’ai souffert d’amour et j’ai pleuré et chanté, pleuré du sang et chanté des sanglots, ainsi que pleure, saigne, chante et ricane cette nuit vénitienne dans la léthargie de ton dolent pays… Puis, à force de m’être leurré de fantasmagories, d’avoir trop magnifié et exalté les pauvres êtres prosaïques, souvent indignes, que mon coeur élisait pour ses fétiches adorés, je n’ai plus aimé que le rêve ; c’est-à-dire qu’à présent mon imagination crée de toute pièce ce que j’aime… Et ici, mon cher Marcel, je vous ferai remarquer que je parle tant au propre qu’au figuré. Le savant exécute la fantaisie du poète. Oui, je crée ce que j’aime et il ne dépendra que de toi de m’imiter… La voix musicale et charmeresse de sir Lawrence se fit encore plus insidieuse et s’estompa d’inflexions aussi morbides que l’agonie des toisons blanches au sein du brouillard. Et sa pâleur évoquait celle de l’hostie dans l’ostensoir, il resplendissait comme si Dieu se levait en lui : – Ecoute-moi bien. L’heure se prête à mes confidences et ce crispant décor de la plaine atrabilaire lutinée par des pitres exotiques correspond même assez providentiellement à l’expérience que nous entreprendrons tout à l’heure. « J’ai surpris le secret de ta mélancolie. Tu souffres de l’insupportable antinomie entre le vœu de ton être et celui de la masse qui nous régente ; mais tu souffres plus encore peut-être d’un immense besoin d’éternelle jeunesse. Sans cesse la nature implacable intervient pour te dire ton rôle éphémère. » Un jour cette aveugle et ingrate nature te sonnera le départ, alors que tu es, avec moi, le seul être qui la sente, qui l’admire et qui l’aime d’une éperdue affection panthéiste, comme elle devrait être sentie, admirée et adorée de tous. Tu te désoles à cause de notre vie passagère, pauvre poète… J’ajouterai que l’injustice de tes chers mais stupides semblables augmente ta douleur chronique. Parce que tu ne te confines pas dans leurs cultes de commande et dans leurs adorations permises, ils t’accusent, toi le religieux jusqu’au fanatisme, de sacrilège et d’impiété. O vivre, largement vivre, ô vivre toute la vie ! Vivre en communion totale avec la nature ! » Je dois te dire en toute franchise que les hommes normaux, s’ils lisaient comme moi dans ton cœur, te traiteraient de fou. Parbleu, tout grand savant qu’ils m’ont proclamé ils m’enfermeraient s’ils se doutaient seulement de ma capitale « découverte » ; de celle que je vais te révéler… » Ton hyperesthésie te rapproche de l’état que la crédulité attribuait aux dieux. Oui, ton état est maladif. Mais quelle maladie sublime ! Celle qui nous permet de nous unir à tout ce qui compose nos délices. » Nos imaginations confinent aux transports de la folie ! te diront les moralistes et les symétriques austères. En les prenant au mot, qu’y aurait-il là de si alarmant pour nous ? Avec la folie, n’est-ce pas l’au-delà qui commence ? Pour employer une expression de mon métier de savant, la folie n’est-elle pas l’éclipse, l’évasion de l’âme tellement impatiente qu’au moment de s’en aller elle n’a pas même pris le temps d’éteindre le corps comme le chimiste le fourneau ? Et le cadavre survit à la pensée ! » Ah ! j’ai pénétré ton être indifférent, ta monstruosité sublime. Exulte, je t’apporte la consolation, le soulagement et, le jour où tu voudras, l’oubli… J’avais étudié la plupart des fluides, mais il fallait un sujet tel que toi pour me montrer le fluide qui les réunit tous, ce fluide de sympathie absolue, qui te met en contact permanent avec l’éternité et l’infini… » Sans que tu t’en doutais j’ai observé et étudié les progrès de ta précieuse maladie. Le moment est venu d’accomplir sur toi l’opération qui couronnera mes découvertes et qui t’apportera le baume, la volupté, le soulagement. En un éclair à la fois plus suave et plus atroce que le spasme, toi, la bonté et l’amour même, tu vas pouvoir réunir les tronçons de ton idéal. Persuade-toi que ton corps actuel n’est qu’une apparence. Ose te contempler dans l’infaillible miroir, dans le reflet de ta vie mentale, dans la magnificence et la frénésie de ton imagination. Tiens, regarde ! » Et de la main sir Lawrence Whittow lui montra le petit berger, seul visible, émergeant de la buée paludéenne où se noyaient depuis longtemps les formes houleuses de son troupeau. Il faisait extraordinairement tiède et doux, un peu humide, comme si le dernier sourire de l’été s’humectait de discrètes larmes. L’air se tendait de filandres chatouilleurs. C’était le temps propice aux confidences, aux réconciliations et aussi aux adieux. Il y avait dans cette poignante tiédeur septembrale comme l’onguent, les charpies et les baumes qu’on applique sur les blessures du coeur après les opérations suprêmes. Plus impressionnable encore que d’ordinaire, Marcel ressentait jusqu’au malaise cette atmosphère, cette lumière, cette température d’hôpital psychique. Aux bêlements des ouailles que le brouillard semblait multiplier, répondait toujours au loin la musique foraine aussi criarde que la peinturlure du panorama et que les feux de Bengale trouant parfois la blancheur fantômale de cette ville en effigie. Marcel, obéissant à sir Lawrence, regardait le petit berger. D’abord indifférents, ses yeux se remplirent d’extase. Sublime vision ! Elle incarnait les préférences, les voeux et les désirs du poète. Un jour Marcel avait souhaité ce costume de velours mordoré ; une autre fois il enviait à un manoeuvre maçon le port crâne et avantageux de sa méchante casquette marine… Tout ce que Marcel avait aimé en secret, sans espoir, tout ce qui chatouillait, pinçait ses fibres amatives, caresses de l’imagination, nostalgies lancinantes, tout ce qui lui avait étreint doucement le coeur en en précipitant les battements, se concentrait en ce jeune gars. Il se campait dans une attitude que Marcel n’avait rencontrée qu’une seule et mémorable fois chez un apprenti au repos. L’adolescent possédait ces yeux divins sous la caresse desquels le poète eût affronté les pires supplices, cette bouche friande dont les baisers avifieraient encore l’incarnat ; un corps nerveux modelé comme par une gageure de l’amour et de la force, et dont le velours des vêtements flattait au lieu de dissimuler les proportions harmonieuses et les reliefs vigoureux. Éclairé dans une dernière flambée de soleil rouge, son isolement, l’immensité du décor, la moquerie même des profanations lointaines lui prêtaient une splendeur de plus. Aux yeux de Marcel, affolé et râlant d’idôlatrie, il réalisait le plus bel être humain, l’idéal de notre enveloppe charnelle, le chef-d’œuvre d’un créateur qui eût éclairé le corps d’Antinoüs par l’âme de Parsifal. Marcel s’approchait pour s’agenouiller devant lui et panteler, sous ses regards et son souffle céleste, mais au moment de l’aborder, il s’aperçut que les détails de ce délicieux ensemble de perfections plastiques se désagrégeaient ou se vulgarisaient et qu’il ne restait plus, à deux pas de lui, qu’un assez galbeux petit pastoureau qui le dévisageait d’un air à la fois cajoleur et effronté. Il recula et, se tournant vers sir Lawrence, il s’écria d’un ton déchirant : « Ah, pourquoi ne m’as-tu point fait mourir avec ce fantôme ! Il m’eût été un délice sans pareil de m’évanouir et de me dissiper en lui ! » Le baronnet lui prit la main : – Il ne s’est pas évanoui pour toujours. Pour le revoir il te suffira de le conjurer. Mais ce n’est pas un spectre ou une ombre ; c’est ta propre substance, c’est toi-même. En un instant tu prenais ta revanche de la nature créatrice ; tu revêtais la forme seyant à ton esprit. Eh bien, tu te retrouveras à cette image par la puissance de l’amour, chaque fois que dans tes sentiments pour le prochain tu ne consentiras à voir que ses qualités et que tu l’isoleras de ses défauts. Et tu ne seras jamais plus accompli, plus irréprochable que le jour où tu parviendras à découvrir en la personne de ton plus mortel ennemi, un mérite caché, une vertu que ta haine refusait toujours de lui accorder. « En te représentant avec obstination quelques traits louables de ton ennemi, ne fût-ce que le moindre plaisir qu’il t’aura procuré, peu à peu l’être haïssable que tu évoquais acquerra la beauté dont tu pares tes visions préférées. Il se transfigurera, il revêtira des formes plus sublimes que celles dont l’absence vient de t’inspirer le dégoût de la vie. Il te séduira, pétri dans le marbre des statues grecques, dans la chair des éphèbes favoris des Césars et des Sages ; il surgira dans les effluves des parfums et les ondes des harmonies auxquels s’attachent tes plus intimes souvenirs ; lui-même possédera la voix pathétique de tes obsessions musicales, la couleur de ses vêtements sera puisée à la palette de tes peintres aimés, mieux, empruntée aux haillons des libres voyous qui lui servirent d’avant-coureurs ; l’horizon qui l’encadrera reproduira le ciel de tes préférences ; ses allures et ses gestes s’inspireront de tes grands souvenirs gymniques, et dans son haleine tu respireras les printemps et les automnes, la fleur et le fruit de tes rencontres les plus délectables. Il est possible qu’une flamme meurtrière persiste à briller dans son regard. Encore un effort, obstine-toi, appelle à toi toute la force du pardon. Et à ces incantations toutes puissantes, je te le jure, s’éteindra peu à peu cette lueur incendiaire pour faire place à la rosée touchante des meilleures larmes que l’on pleurera sur toi,- et quand tu verras ton ennemi féroce transformé en cette créature idéale, en ce prodige de beauté et de bonté, un indicible bien-être au coeur t’avertira de mourir au plus vite, par crainte de survivre à ce miracle, à ce triomphe de la charité, et alors, ô très cher rêveur, il suffira à tes lèvres de s’oublier sur les siennes en un baiser si profond que ton âme y sera noyée ! » Depuis longtemps le petit berger et ses ouailles s’étaient enfoncés dans les ténèbres, laissant le champ libre aux mauvais garçons, rôdeurs ou marlous, et, là-bas, la cité artificielle continuait à éclater en barcarolles, en pétards et en illuminations crues, toute blanche aux confins de la vaste plaine ambiguë et complice. Un peu de lune grimaçait dans le ciel. Et plus que tout à l’heure cette détresse de la plaine diffamée et cette gaîté de la ville postiche distillaient une énervante ironie. Peu à peu cependant, la cité de pacotille sembla se concilier la campagne bourrue. Un rapprochement s’établissait. – Les ennemis s’embrassent ! prononça sir Lawrence d’une voix dont l’accent le fit frissonner lui-même. Reportant les yeux sur son ami Marcel, le baronnet s’aperçut que celui-ci, devenu très pâle, faisait le geste d’étreindre quelqu’un au passage ; puis il le vit défaillir et choir dans la rosée. Marcel venait d’expirer avec un sourire de béatitude, un sourire plus triste que le dernier baiser de la lumière électrique à cette campagne borgne. |
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27/11/2017