L’« Amour qui n’ose pas dire son nom »
Journée d’études organisée par l’UMR 5317 IHRIM et l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne
L’« Amour qui n’ose pas dire son nom » : comment s’écrivent les homosexualités en France au XIXe siècle ?
« Je suis l’Amour qui n’ose pas dire son nom ». Périphrastique et négatif, le célèbre vers des Deux amours (1894) d’Alfred Douglas conteste l’hégémonie de la norme hétérosexuelle, pose une alternative, mais exprime aussi cette difficulté de la parole ordinaire à dire, au XIXe siècle, l’homosexualité, ou plutôt les homosexualités : d’une part, cet embarras du langage concerne les relations de même sexe pour les femmes comme pour les hommes, d’autre part, derrière l’étiquette « homosexualité » s’observe « la coexistence non rationalisée de différents modèles », comme le note Eve Kosofsky Sedgwick dans Épistémologie du placard (1990). A fortiori, avant que ce vocable n’apparaisse en français (dans la traduction, en 1895, de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing), le « monde à l’envers », comme l’appelle plaisamment Laure Murat dans La Loi du genre (2006), donne lieu à des modélisations théoriques hétérogènes et recouvre tout une disparate de caractères, de conduites, d’habitudes, de sentiments et de pratiques sexuelles. L’« Amour » dont parle Douglas doit donc se comprendre comme singulièrement divers et polymorphe.
Mais si la cible est floue et mouvante, les flèches qui la visent sont nombreuses et acérées : crime devant Dieu aux yeux des religions du Livre, « vice destructeur du genre humain » selon le Dictionnaire philosophique (1764) de Voltaire, les homosexualités (plus particulièrement l’homosexualité masculine, semble-t-il), bien que n’étant plus considérées comme un délit par le code pénal depuis 1791, suscitent dans la France révolutionnée un opprobre quasi général. Elles sont largement taboues, ou bien, comme l’a observé Foucault dans La Volonté de savoir (1976), réservées à des régimes spéciaux du langage, normatifs et/ou répressifs. Dans la France du Code civil, si puissamment filiale et familiale, elles sont désignées comme un germe dévastateur pour l’équilibre de l’individu, des ménages, de la société et de la nation. Sans but procréatif, célébrant le corps et ses jouissances malgré tous les interdits, elles font figure de vice suprême contre-nature d’une humanité descendue au plus bas de la débauche, ou bien symptomatisent une monstrueuse dégénérescence de la « race ». Les satiristes se gaussent des scandales qu’elles suscitent, tel celui qui frappe le marquis de Custine en 1824, les caricaturistes éreintent les mœurs « déviantes » – Cambacérès en fit ainsi les frais – et les moralistes de tous bords fustigent sa force corruptrice. La maréchaussée traque toute manifestation de racolage, souvent à la suite de dénonciations ou de pétitions, comme celles, répétées tout au long du siècle, de commerçants des galeries du Palais-Royal. Et si la science commence à s’intéresser à l’homosexualité, c’est en grande partie parce que les tribunaux font appel à la médecine légale pour établir les preuves d’une relation consentie (dans les pays, comme le Royaume-Uni, où l’homosexualité est illégale) ou forcée en cas d’abus sexuel. D’où, par exemple, la fameuse Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs d’Ambroise Tardieu, maintes fois rééditée et même traduite en plusieurs langues, qui établit de prétendus critères de reconnaissance anatomiques de l’inversion. Dans la ligne de mire des règlements de police et des ligues de vertus, les homosexualités deviennent donc également, à partir des années 1850, un foyer d’intérêt scientifique d’autant plus important pour les physiologistes et les aliénistes qu’elles alimentent la concurrence entre savants, notamment de part et d’autre du Rhin. Mais fautives ou maladives, innées ou acquises, psychiques ou somatiques, elles tiennent dans tous les cas de la « déviance » à redresser, de l’aberration à effacer.
Prises entre les non-dits ou les mal-dits de la parole commune et les dits catégorisants et culpabilisants des discours moraux et savants, quelles voix les représentations littéraires des homosexualités font-elles entendre au XIXe siècle ? Sont-elles la chambre d’écho des orthodoxies dominantes et, si oui, lesquelles ? Ou bien créent-elles une autre façon de dire, de connaître et faire connaître les homosexualités, voire une autre façon d’être – pour reprendre le verbe de Douglas – homosexuel.le qui ne soit réduite ni à une mécanique déréglée des corps ni à la manifestation d’un péché ? En composant nécessairement à partir d’un idiome contraint ou empêché, ne tendent-elles pas à déplacer la dimension homosexuelle sur des formes d’affections permises et apparemment chastes (compagnonnage, amitié, fraternité, sororité, etc.), rendant critique la frontière entre le licite et l’illicite, la socialité et le désir, la philia et l’eros, l’homo- et l’hétérosexualité ?
Dans le cadre des études Genre menées au sein de l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités, l’équipe stéphanoise de l’Institut organise une journée d’études consacrée à cette homosexualité « qui n’ose pas dire son nom », au féminin comme au masculin, le jeudi 24 mai 2018, à l’Université de Saint-Étienne.
Le but précis est d’interroger les moyens et les fins des stratégies littéraires pour nommer cet innommé, analyser les processus de communication autour de cet objet qui tantôt se dérobe, tantôt exploite les ruses de l’allusion ou les détours de l’intrigue pour se dire, ou bien se fige dans les stéréotypies admises. La réflexion doit permettre de comprendre les systèmes d’encodage et de décodage, de cryptage et de décryptage, mais aussi les effets de connivence avec le lecteur ou la lectrice ou, au contraire, de rupture paradoxale ou provocatrice. In fine, on se demandera si le jeu des déplacements, des équivoques ou de la fiction contribue à constituer une vision nouvelle ou singulière des homosexualités en France au XIXe siècle.
Cependant, ces phénomènes d’énonciation ne peuvent être dissociés des socles axiologiques et épistémologiques sur lesquels ils s’appuient, ou qu’ils contredisent. La littérature communique nécessairement avec d’autres types d’énoncés (juridiques, cliniques, journalistiques, etc.) par rapport auxquels elle se construit. Elle peut elle-même dessiner une sociologie, une psychologie, une phénoménologie, voire une ontologie des homosexualités. Même par euphémisme, métaphore ou métonymie, elle contribue à véhiculer des images qui renforcent, brouillent, défont ou refondent des « identités » homosexuelles, dans la France du XIXe siècle. Par contrecoup, elle interroge les structures sociales et familiales et vient déranger l’ordre politique : les homosexualités peuvent exprimer une subversion sociale.
Tous les genres littéraires peuvent être envisagés. Mais nous insistons sur la dimension littéraire de l’exploration à mener : existent déjà des études sur l’histoire des homosexuel.le.s, que ce soit sous l’angle culturel, linguistique, sociologique, idéologique, médical ou juridique. Si certains travaux, comme le numéro 159 de Romantisme consacré à « Sodome et Gomorrhe » (2013), ouvrent des perspectives stimulantes, les analyses littéraires en ce domaine sont plus rares, du moins dans l’aire géographique et la période qui nous occupent – la France au XIXe siècle –.
Par XIXe siècle, nous comprenons la période qui s’étend de la Révolution à la veille de la Grande Guerre. Si l’on veut des bornes moins politiques et plus littéraires, on estimera que le champ d’observation commence avec Sade et s’arrête aux portes de l’œuvre proustienne. Les propositions portant sur le premier XIXe siècle sont vivement encouragées, la fin de siècle étant plus balisée.
La question envisagée se situe au croisement des études Genre, de l’étude du style et des idées, de la poétique et de l’histoire, mais d’autres approches sont également les bienvenues.
Les propositions de communication, d’une page maximum, accompagnées d’un bref CV, doivent parvenir avant le jeudi 31 août 2017 par courriel conjointement aux adresses suivantes :
stephane.gougelmann@univ-st-etienne.fr et jean.marie.roulin@univ-st-etienne.fr
Les frais de séjour seront pris en charge par l’IHRIM. Les transports seront à la charge des intervenant.e.s.
Comité d’organisation
Stéphane Gougelmann, Maître de conférences en littérature française, Université de Saint-Étienne
Jean-Marie Roulin, Professeur de littérature française, Université de Saint-Étienne
Comité scientifique
Sarah Al-Matary, Maîtresse de conférences en littérature française, Université Lyon II
Claire Barel-Moisan, Chargée de recherches, CNRS-IHRIM, École Normale Supérieure de Lyon
Éric Bordas, Professeur de stylistique, École Normale Supérieure de Lyon
Stéphane Gougelmann, Maître de conférences en littérature française, Université de Saint-Étienne
Nigel Harkness, Professeur de littérature française, Newcastle University
Christine Planté, Professeure émérite de littérature française et d’études sur le Genre, Université Lyon II
Jean-Marie Roulin, Professeur de littérature française, Université de Saint-Étienne
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26/08/2017