Mémoires d’un condamné
un film de Sylvestre MEINZER
85 minutes, DCP 5:1, Version Originale Française
un film soutenu par le Pole Image Haute Normandie et la Région Haute Normandie (ah ah ah !), le CNC, le Syndicat CGT des Dockers du Havre, l’Union Local CGT, l’association Les Amis de Jules Durand et les nombreux contributeurs de la campagne de crowdfunding sur Ulule, une coproduction Lardux Films – Télé Bocal – Mirage Illimité
« Le 25 novembre 1910, au nom du peuple français, la Cour d’Assise de Seine Inférieure déclare Jules Durand coupable de complicité d’assassinat et ordonne qu’il ait la tête tranchée sur la place publique ».
Cette grave erreur judiciaire s’est passée au Havre et elle n’a laissée aucune trace. Les dossiers sur « Le Dreyfus des ouvriers » ont mystérieusement disparu et la ville n’a cessé de se reconstruire, recouvrant ses blessures d’un sédiment de nouveauté et d’oubli.
Muni de deux portraits de Jules Durand, je pars à la recherche de ce qui reste de sa mémoire. Je retrouve les lieux et les hommes que Jules Durand aurait pu rencontrer. Syndicalistes, dockers, juge, avocat, psychiatre, voisins… chacun se souvient de cette histoire et interroge son héritage, les luttes ouvrières et la justice de classe dont il est le symbole.
Jules Durand est un docker, militant de la Ligue antialcoolique et de la Ligue des droits de l’homme, qui dirige le syndicat des ouvriers charbonniers en 1910. Ses principales revendications sont des douches, une cantine sur les quais et des paies qui ne soient plus versées dans les bistrots.Avec l’arrivée des bennes automatiques installées par la toute puissante Compagnie Générale Transatlantique, les charbonniers assistent à la mécanisation de leurs métiers. Le syndicaliste réclame une compensation salariale, exige le respect de la récente loi sur le repos hebdomadaire et le paiement des heures supplémentaires. Le refus des armateurs est catégorique. En août 1910, la grève éclate. Elle va durer trois semaines.
Le 9 septembre 1910, sur le Quai d’Orléans, quatre hommes ivres se bagarrent : Louis Dongé, un « renard » succombe sous les coups de trois autres charbonniers grévistes. Ce qui devrait n’être qu’un fait divers apparaît, dans le climat de guerre sociale de l’époque, comme un moyen pour les grandes compagnies de ramener l’ordre en brisant les revendications des anarcho-syndicalistes. Jules Durand est arrêté le 11 septembre pour « incitation et complicité de meurtre ». De faux témoignages, suggestions et menaces, corruption… permettent d’inculper Jules Durand, quand cent témoignages montrent le contraire…
C’est l’histoire que nous allons vous raconter…
Rencontre avec la réalisatrice
Pourquoi ce titre ?
Comme il n’existe aucun document officiel, juridique, médical, municipal, aucune archive à la Compagnie Générale Transatlantique, rien –ou presque rien- sur l’affaire Jules Durand, il n’était pas possible de faire un film documentaire classique.
C’est donc un film sur la mémoire, mais au pluriel : mémoires d’un homme, mémoires d’une ville, mémoires de la classe ouvrière, mémoires de ceux qui se sentent porteurs de cette histoire.
Le mot de « condamné » renvoi directement à Jules Durand. Il a été condamné à la guillotine « au nom du peuple français » mais il a aussi été condamné à la folie et enfin condamné à l’oubli. Il y a comme une triple peine dans cette affaire. Ça rappelle aussi l’histoire de la ville, bombardée par les alliés, reconstruite complètement dans un esprit de nouveauté, et l’histoire des quartiers prolétaires dont on a cherché à changer l’identité. Ca rappelle enfin l’histoire du monde ouvrier véritablement condamné à disparaître… dans le silence.
C’est donc un essai-documentaire qui joue sur ces notions, qui se base sur les traces et les mémoires, des lieux, des hommes que Jules Durand aurait pu rencontrer ; qui prend le point de vue rétrospectif pour renvoyer pleinement à l’actualité et même interroger l’avenir.
Pourquoi s’être intéressé à cette histoire ?
Ce qui m’étonne c’est pourquoi ce personnage, son histoire de dingue – c’est le cas de le dire – n’a pas intéressé d’autres cinéastes. C’est un scénario qui, pour quelqu’un qui fait de la fiction, pourrait être la matière à un grand film historique et politique.
Quand on m’a parlé de Jules Durand, ça m’a vraiment fasciné mais ça m’a semblé impossible à réaliser. Moi qui suis en prise avec le réel, qui aie une approche plutôt plastique et un engagement critique plutôt discret, ça me semblait démesuré, inaccessible, trop ambitieux. Mais le temps a fait son travail. Avec d’autres projets réalisés au Havre, j’ai mieux connu la ville, son histoire, ses hommes – et Jules Durand restait fort dans mon esprit. Je crois même que je le cherchais un peu partout, dans le paysage, dans les témoignages…
Et puis je voyais le paysage Havrais en pleine mutation. Je suivais la progressive réhabilitation des Quartiers Sud qui perdaient leur identité ouvrière, comme s’il fallait vite faire oublier cette histoire là, « aseptiser », pour faire venir des « cadres dynamiques » qui allaient, enfin, construire l’avenir. Il y avait un tel matraquage médiatique sur le bienfait de ces rénovations, que ce discours finissait par être intégré par ses habitants même, qui arrivaient à se convaincre que ces changements de paysages étaient les prémices d’un développement économique (que l’on attend toujours).
On a ainsi vu disparaître, en quelques décennies, une grande part du paysage industriel havrais et sortir de terre des centres commerciaux et des immeubles modernes sans charme, vide, couverts de malfaçons. Ça m’a paru terriblement injuste de sacrifier, ainsi, le patrimoine prolétaire et la mémoire locale. Je me disais que si un jour on faisait une fouille du Havre, on trouverait des couches géologiques épaisses, propres au monde ouvrier et que l’histoire de Jules Durand ne serait pas très loin. Un guide de la ville m’a dit un jour que « la mémoire est le patrimoine des pauvres ». Ça m’a fait réfléchir.
Ce qui m’a permis de faire ce film, justement, c’est que je n’étais pas du Havre, que j’avais un regard « distancié » sur la ville. Au moment de la démolition de la prison Dantondans le centre ancien, j’ai voulu voir à quoi ça ressemblait, prendre des images de l’enfermement où avait été placé Jules Durand. Il y avait quelque chose de terrible dans ces lieux de souffrance, qui s’effondraient sous les coups des bulldozers. Tout le monde a été soulagé de voir la prison disparaître, mais ce n’était qu’un déménagement ; elle est reconstruite ailleurs. C’est ce rapport à la mémoire que l’on efface, que l’on déplace hors du visible, qui m’a rapproché de l’histoire de Durand. J’ai pensé à la disparation des documents et ça m’a donné envie de démarrer ce film.
Est-ce que c’est un sujet d’actualité ?
Nous vivons dans une époque difficile, où de nombreuses personnes se sentent blessées, perdues, trahies. Le sentiment d’injustice est très fort ; le clivage entre les riches et les pauvres est terrible et la justice est trop sévère envers les plus démunis. On est dans une période de tension sociale forte, qui s’exprime particulièrement dans le monde du travail. Comme dit l’un des personnages du film, Johann Fortier (Secrétaire général des dockers CGT) alors que du temps de Durand, on était confronté à la mécanisation, aujourd’hui, les emplois sont menacés par l’automatisation.
Or, Jules Durand est une icône de la lutte des classes et de l’oppression du système.
Jean Jaurès disait du Capitaine Dreyfus qu’il était « la victime de la raison d’état militariste » et de Jules Durand qu’il était « la victime de la raison d’état capitaliste ». Aujourd’hui, beaucoup de gens sont les victimes du système capitaliste : condamnés à désirer toujours plus des richesses toujours plus inatteignables, à travailler pour un salaire trop bas, dans des conditions de vie difficiles, avec des enjeux psychiques liés à l’individualisme et à la compétitivité qui rendent chacun plus vulnérables… Et ceci entraine un sentiment de frustration, un sentiment de manipulation, et des effets désastreux en retour.
Or, Jules Durand est une image.
Il représente à la fois le martyre et le héro du syndicalisme. Son combat pour la justice, pour une vie décente, le combat de ses contemporains pour sa réhabilitation sont importants à rappeler.
Mais c’est aussi une victime absolue. Son histoire, éminemment tragique, permet de libérer la parole. Le cinéma a souvent un rôle d’exorcisme. Il y a beaucoup d’identification à travers Jules Durand.
C’est important de rappeler cette histoire aujourd’hui, justement, parce qu’elle est négligée par nos élites qui disent que « c’est une histoire du passé », que « ça n’intéresse personne », en parlant pour les autres. C’est aussi la réponse des chaines TV nationales qu’a contacté la production : « trop local », « pas assez grand public », « pas assez ‘fédérateur’ ». Ce type de discours, que j’ai entendu souvent, me révolte. C’est un déni de réalité. Et en fait, c’est le contraire, ça intéresse et ça concerne tout le monde, et c’est d’une actualité criante parce que c’est un film politique.
Ceux qui osent remettre en question le système savent qu’ils prennent des risques. Ils ont le courage de leur engagement, que ce film salue.
D’où vient cet intérêt pour le Havre ?
Ce qui m’a séduit au Havre, c’est la lumière d’abord, la beauté paradoxale de la ville ensuite. La ville des impressionnistes, des premiers photographes, une ville monde, ouverte sur la mer, sur l’infini. Ces nuages changeants, ces couchers du soleil à n’en plus finir, ces espaces étranges, mi port-mi ville. Ces bassins nombreux et inutiles, qui nous racontent une grande histoire.
Et puis sa proximité avec Paris… c’est quelque chose de fascinant. Quand j’ai découvert Le Havre, c’est comme si j’ouvrais une fenêtre inconnue, chez moi, qui donnait sur un nouveau paysage et qui me permettait aussi de mieux me connaître, ou de connaître autrement ma propre histoire.
Comment aborder ce sujet sous la forme cinématographique ?
D’une manière sensible et, j’espère, compréhensible.
Je me suis appuyée sur mes premières impressions. Au Havre, tout a changé en apparence, mais rien n’est très différent quand on gratte un peu. Une fois classée, cette affaire a été comme congelée. On n’y a plus touché, on a fait disparaître ses traces. Il s’agissait donc de faire émerger la mémoire et les marques du temps passé dans un paysage contemporain très modifié.
Je commence le film par une alternance entre des images d’hiver sur le port et de brèves interviews qui présentent l’affaire, ses enjeux, son importance. Par ce montage, il y a quelque chose qui se passe… le souffle du vent, la sirène d’un navire, font frissonner l’eau qui dort, l’herbe gelée dans la neige. Quelque chose se réveille. Par la parole donnée, j’ai cherché à ranimer cette mémoire qui, heureusement au Havre, remonte à la surface.
J’avais aussi les lettres de Jules Durand, lues par Pierre Arditi.
Et puis j’avais des images du charbon, qui font le lien entre hier et aujourd’hui, roches sédimentaires, symboliques de la Révolution Industrielle. J’avais aussi des cartes postales et des photographies anciennes, dont je voulais me servir dans un rapport intuitif, en les faisant resurgir par la parole, et les sons, que la musicienne Isabelle Berteletti a beaucoup travaillés.
L’enjeu a été de se dire qu’il fallait témoigner de cette histoire au présent, témoigner de ce malaise actuel, de cette condescendance faite aux pauvres, aux étrangers, aux prisonniers, parler de la justice de classe, du mépris envers les dockers, les prolétaires, de tout ce qui n’a pas changé tout en restant, autant que possible, collé au personnage de Jules Durand.
Il fallait que cette histoire sonne juste dans la mémoire de mes personnages, que ce ne soit pas un récit historique ou de spécialiste mais au contraire quelque chose de subjectif, qui résonne dans leur vécu. C’est ce que j’ai essayé de faire en allant voir ceux que Jules Durand aurait pu fréquenter, au charbon, à sa maison, en prison, au Palais de Justice, à l’hôpital… De fait, il y a eu beaucoup d’émotion pendant les tournages et, chez tous, il y avait un lien, personnel, familial, social, évident, quelque chose qui les touchait au plus profond et dont ils avaient envie de témoigner.
J’ai récolté beaucoup de matière disparate et j’ai véritablement construit le film au montage, qui a duré presque un an. J’ai essayé beaucoup de choses, supprimé, déplacé. La difficulté était de garder la ligne narrative de l’histoire de Durand tout en cherchant une structure un peu éclatée, qui témoigne des aléas de la mémoire – qui elle, n’est jamais linéaire.
Quelle a été l’évolution dans la production de ce film ?
On est parti de très petit mais on a bénéficié d’un soutien énorme et d’une grande solidarité.
Du côté des dockers, on a été très soutenu, de l’Union Locale aussi, sur la plateforme de financement participatif Ulule il y a eu des centaines de participations, l’association des Amis de Jules Durand a été très proche et très active. Pierre Arditi a prêté sa voix gratuitement. Le matériel vidéo a été offert par un mathématicien communiste. Le Pôle Image Haute Normandie a soutenu le film lors du mois du documentaire… Tous et toutes, des archives aux représentants des maisons de la culture dans les quartiers, ont accompagné ce projet.
Et pourtant, le film a été refusé par toutes les chaines nationales.
Il a pu se faire grâce à une petite chaine associative, Télé Bocal, avec l’aide de la Région Normandie, de la Sacem pour la musique, de la Scam (Brouillon d’un rêve) et du CNC. Parce qu’il existe encore des institutions courageuses qui défendent une vision singulière du monde et du cinéma. Merci !
C’est un film enfin, qui existe grâce à l’engagement d’une maison de production courageuse, Lardux Films. Je n’aurais jamais fait un tel film avec qui que ce soit d’autre car je me serai sans doute censurée moi-même.
Si j’avais filmé un mec en costume qui sort d’une voiture de luxe avec une fille habillée en Dior et qui s’engouffre dans un hôtel très classe où on boit du champagne, j’aurais eu beaucoup plus d’argent mais ça aurait couté beaucoup plus cher. L’un dans l’autre, on s’en est bien sorti.
SYLVESTRE MEINZER, Décembre 2016
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24/08/2017