Peindre debout
Cet ouvrage réunit pour la première fois 23 entretiens réalisés au long de quatre décennies avec l’artiste monténégrin Miodrag Djuric, dit DADO (1933-2010), établi en France à partir de 1956, très tôt repéré par Jean Dubuffet et Daniel Cordier, son premier marchand. Artiste complet s’il en est, Dado livre ici une parole véritablement plastique, s’emparant de la langue avec une puissance créatrice hors du commun, comme il s’emparait de chaque médium : dessin, peinture, gravure, collages, décors d’opéra, sculpture, installations in situ, œuvres numériques. Accompagnant cette parole d’un appareil scientifique conséquent, l’ouvrage dresse le portrait d’un homme singulier, qui se présentait volontiers comme un « exilé volontaire » et livre les clés de compréhension indispensables pour appréhender son œuvre – une œuvre souvent mal comprise, consacrée au vivant, « creuset d’une palpitation passionnelle jamais lassée ».
Édition établie et annotée par Amarante Szidon ; préface d’Anne Tronche.
(…) « La création est une vengeance exercée contre soi. » Qui pourrait affirmer ou suggérer une telle idée, si ce n’est un créateur ayant mesuré, au cours de son expérience personnelle, à quel point les œuvres peuvent être utilisées par ceux qui les commentent pour renforcer bon nombre d’illusions idéalistes ? Les entretiens auxquels s’est livré Dado, selon un rythme irrégulier, durant une cinquantaine d’années ont ceci d’exceptionnel : ils font apparaître le champ de l’art comme un terrain de lutte. Selon des modalités différentes, ils affirment que la liberté du créateur ne se fonde que dans la transgression des tabous moraux, esthétiques et économiques de son époque. L’audace stylistique, le dévergondage de la pensée, de même que l’émotion ressentie devant un événement minuscule demeurent, de son point de vue, les seules chances pour conduire sans prétention dogmatique une œuvre à accomplir. Au cours de ces rencontres, Dado, qui sait jouer de la reconnaissance qu’il a acquise pour déborder toujours davantage les limites dans lesquelles on voudrait l’enfermer, s’affirme plusieurs fois « hérétique » ou « rebelle ». Hérétique, il l’est certainement. Arrivé à Paris en 1956, dans une époque où l’abstraction dominait, il a pu mesurer la résistance qui lui fut nécessaire pour situer son expression hors des modes et des tendances majoritaires. Un affranchissement aussi complet des valeurs culturelles dominantes n’a pas beaucoup d’exemples. Et il faut reconnaître que Dado manifeste avec une évidente intrépidité à quel point lui sont précieux les droits illimités de l’indépendance d’esprit. En l’écoutant – fréquemment la restitution des entretiens est laissée dans la vérité abrupte des paroles prononcées, si bien que l’on entend quand on l’a connu, ce qui est mon cas, la tessiture de sa voix –, nous ressentons la nervosité aiguë de ses peintures. Comme si les paroles prononcées étaient la caisse de résonance où tracés, couleurs, signes interrompus atteignaient leur plus précise portée. (…) À la lecture de ces entretiens, on comprend, si on ne l’avait déjà soupçonné, que Dado a fait de sa peinture un lieu de rencontre pour des volontés qui pourraient sembler antagonistes, alors qu’elles sont complémentaires : celle d’écrire son propre corps, sa propre angoisse corporelle devant la mort, et celle d’agrandir son propre champ de vision pour dire les rapports de force qu’entretient la pensée avec des visions venues d’ailleurs. (…)
Anne Tronche
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8/07/2016