Les âmes d'Atala

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Apologie du cannibalisme [extrait]

 Apologie du cannibalisme
La science vient de réhabiliter les anthropophages. Elle ne s’est pas mise pour cela, disons-le, au point de vue moral. Ses considérants sont d’ordre purement physiologique. On a souvent attribué le cannibalisme au défaut, chez certaines tribus, de nourriture animale, par la rareté des bêtes domestiques ou sauvages. On y a vu aussi, soit un geste de vengeance, soit un acte de gourmandise. Aucune de ces suppositions n’est tout à fait inexacte, mais aucune ne donne la cause fondamentale du cannibalisme. Cette coutu­me (désagréable surtout pour ceux qui sont mangés) a très probablement, comme d’au­tres usages moins fâcheux, une origine magique.

Manger d’un homme, c’est s’approprier une partie de la force de cet homme, c’est augmenter sa vie en absorbant une vie humaine toute formée. Plusieurs religions anciennes avaient adopté cet usage, en substituant à la manducation de l’homme la manducation de l’animal, totem ou dieu de la tribu. Après avoir été mangé par ses fidèles, auxquels il avait communiqué quelque chose de sa divinité, le dieu ressuscitait tout naturellement, en attendant le prochain sacrifice annuel. La communion sym­­bolique des fidèles de Mithra, celle des disciples de Jésus, deux religions contemporaines, n’est point basée sur un autre principe. « La chair et le sang », disent formellement les chrétiens, ou du moins ceux qui ont conservé la vraie tradition primitive. Il est d’ailleurs certain que, par un phénomène assez curieux d’auto-suggestion, la communion eucharisti­que fortifie singulièrement le moral des croyants et qu’elle va même jusqu’à relever leurs forces corporelles. L’Indien cannibale, en savourant la cervelle de son ennemi vaincu, éprouvait un bien-être analogue. Seulement, explique-t-on maintenant, tout n’était pas illusion dans la satisfaction de l’anthropophage. En effet, la viande humaine qu’il dévorait s’assimilait plus facilement à son organisme humain. Manger de son semblable, c’est absorber une nourriture spécifique et, si l’on peut dire, idéale. On sait d’ailleurs que les sérums agissent avec plus d’efficacité s’ils proviennent d’un animal de la même espèce.
On a fait de régulières expériences avec des grenouilles. À poids égal, et quoique la viande de boucherie soit beaucoup plus nourrissante, la chair de grenouille a, bien mieux que du veau ou du mouton, entretenu et même augmenté le poids des batraciens. M. de Varigny a conté cette histoire avec autant de science que d’esprit, et il conclut que cela réhabilite l’anthropophagie, du moins théoriquement.
Je n’ose ajouter que ce genre d’alimentation, similia similibus, conviendrait admirablement aux estomacs fatigués ou délicats, aux tuberculeux qui ont besoin d’assimilations abon­dantes et rapides, aux petits mangeurs, à tous ceux auxquels un travail sédentaire et appliqué défend les nourritures lourdes et de digestion lente.
Pour avoir des résultats encore plus favora­bles, il faudrait même tenir compte des races, des variétés. Ainsi les Japonais auraient beau­coup plus d’avantage à se manger entre eux qu’à manger des Russes. J’espère qu’on me dispensera d’exemples plus familiers et aussi qu’on voudra bien ne pas prendre mes con­seils tout à fait à la lettre, comme le fit, naguère, une lectrice qui, troublée par l’exposé de la mutation brusque, m’écrivait ne pouvoir admettre que le premier homme fût né, en une nuit, ainsi qu’un champignon. Je l’ai rassurée, tout en réfléchissant sur le danger des métaphores et des analogies.
C’est en se livrant à la méditation des analogies naturelles que Jean-Baptiste Porta, savant napolitain du seizième siècle, avait imaginé une sorte d’anthropophagie symbolique appliquée à la guérison des maladies et à l’hygiène générale. Le principe de Porta était bien l’anthropophagie, mais comme il ne voulut pas donner à ses contemporains de mauvais conseils, il tourna la difficulté par un procédé inconnu. On se souvient peut-être qu’il y a quelques années Brown-Séquard et Landouzy imaginèrent l’opothérapie, il y a sans doute encore dans le commerce un sérum destiné à fortifier les fonctions génératrices et qui est fabriqué avec des parties d’organes générateurs. Porta, plus simplement, disait : Mangez des racines d’orchidées, lesquelles ressemblent à des testicules ; vous ne pouvez manquer d’y trouver une agréable revigoration. La nature, qui ne fait rien en vain, n’a point ordonné sans but ce simulacre végétal. Mangez et procréez. Il disait encore guérir les maux de tête en faisant manger des noix, parce que les noix éplu­chées ont figure de petites cervelles.
Voilà une anthropophagie bien innocente. La manducation même n’était pas toujours nécessaire. La bourrache, l’aster, l’aconit, la pâquerette ressemblent, si l’on veut bien, à des yeux. Donc elles guériront, en infusion, les maux d’yeux. Dans le même cas il est bon de brûler des plumes de paon, lesquelles sont couvertes d’yeux. Il suffira même, pour s’éclaircir la vision, de bien serrer dans sa main une pierre d’onyx, laquelle est appelée également œil de chat. Un bon et vrai cannibale, pour se fortifier la cervelle, picore la cervelle de sa victime ; on voit quel progrès représente la méthode ingénue de Porta. Celle de M. Brown-Séquard était plus naturaliste. Ajoutons-y celle des grenouilles pour représenter le cannibalisme intégral et con­tinu. Cela nous donnera quatre systèmes, probablement aussi chimériques les uns que les autres.

Apologie du cannibalisme, par Gourmont Remy chez La Part Commune

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10/06/2015

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