Une lettre de Breton à Pauvert
Jean-Jacques Pauvert (8 avril 1926 – 27 septembre 2014) est une figure glorieuse et atypique de l’édition française au XXème siècle, qui a ré-édité des figures marginales, scandaleuses ou oubliées de la littérature française, notamment érotique. Résistant à l’âge de 16 ans, Jean-Jacques Pauvert décide, sur les conseils d’André Breton, de publier « pour la première fois au monde avec un nom et une adresse d’éditeur, sans coupures » toute l’œuvre de Sade dans la fin des années 40. En 1956, inculpé pour « outrage aux moeurs », se tient le « procès Sade » : les plus grands intellectuels française (George Bataille, Paulhan…) viennent le défendre et André Breton adresse cette lettre définitive au Tribunal. Condamné puis relaxé en appel, Pauvert œuvra à l’affaiblissement de la censure et put mener à bien sa monumentale biographie de Sade, au titre plus que jamais actuel : Sade vivant.
Nicolas Bersihand dans le Huffington post
Publication: 29/09/2014 09h29
Le marquis de Sade a pris soin de dire (et c’est une phrase bien souvent citée) : « Je ne parle qu’à des gens capables de m’entendre ; ceux-là seuls me liront sans danger. » Cette phrase, j’estime qu’on peut la prendre au pied de la lettre. Il ne parle, cela veut dire non seulement qu’il ne s’adresse qu’à — mais encore qu’il n’a chance d’émouvoir au point d’influencer leur façon de penser et d’agir, que des êtres qualifiés à quelque titre pour atteindre d’emblée le contenu latent de ce qu’il dit. On sait, car ils ont tous tenu à en témoigner, que c’est le cas de grands poètes tels que Lamartine, Pétrus Borel, Baudelaire, Swinburne, Lautréamont, Apollinaire ; d’écrivains qui ont le plus profondément fouillé l’âme humaine, tels que Stendhal, Nietzsche, Barbey d’Aurevilly. Il est significatif aussi que les exégètes de l’œuvre de Sade (qui ne saurait être abstraite de sa vie) sont pour la plupart des hommes de science.
Des médecins, comme Eugen Düehren, comme Maurice Heine, y ont accordé une telle importance que ce sont eux qui ont pris l’initiative de publier ou republier ce qui en avait longtemps été perdu ou en était devenu introuvable. Les ouvrages qui, sous leur responsabilité, ont été mis ou remis ainsi en circulation sont bien souvent ceux dont le contenu manifeste, envisagé sous l’angle de la morale courante, provoquerait la plus grande réprobation.
Ils ont estimé, pour des raisons supérieures, qu’ils devaient passer outre, persuadés à juste titre que ce contenu manifeste, pour ceux qui s’en tiendraient à lui, serait de nature à provoquer la répulsion, non l’attraction, en tout cas — par ses excès mêmes — rebuterait les amateurs de publications licencieuses, qui sont légion. Le prétendu « poison » comporte donc, ici, son antidote :
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts.
L’œuvre de Sade se place ainsi dans sa vraie lumière, qui procède de celle de certains gnostiques, les Carpocratiens du second siècle de notre ère et, dans une moindre mesure, des Cathares, mais la prolonge loin devant nous.
On peut, je crois, s’en tenir à l’opinion de Charles Henry, par la suite directeur du Laboratoire de physiologie des sensations à la Sorbonne. Dans sa brochure, La Vérité sur le marquis de Sade, publiée en 1887, Charles Henry cite l’épigraphe derrière laquelle s’est retranché Sade :
On n’est pas criminel pour faire la peinture
Des bizarres penchants qu’inspire la nature.
Il la commente ainsi : « Des adeptes de l’expérience en morale ne pouvaient conclure autrement. » II y a donc déjà soixante-dix ans que, pour un esprit comme celui-ci, Sade prenait figure, non plus de monstre de subversion dont il faut s’ingénier à effacer toute trace, mais bien de moraliste dont la leçon ne doit, à aucun prix, être perdue.
Je sais — pour le connaître personnellement — que Jean-Jacques Pauvert, en éditant les ouvrages pour lesquels il est incriminé, n’a obéi à d’autre mobile que de vouloir se faire l’exécuteur de ce jugement porté, tant au dix-neuvième qu’au vingtième siècle, par des esprits très différemment orientés mais qui présentent en commun cette caractéristique d’être aussi éclairés qu’éclairants. Pour le centenaire de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, je ne doute pas que le Tribunal voudra bien lui en tenir compte. La culture, comme la liberté, étant à mes yeux une et indivisible, je témoigne, en mon âme et conscience, que, comme aucun autre, Jean-Jacques Pauvert remplit aujourd’hui son rôle et contribue grandement au rayonnement intellectuel de ce pays, quand il réédite Sade comme quand il réédite Littré.
André Breton
pour Jean-Jacques Pauvert, avec affection.
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6/10/2014