Le 3e Sexe
Patrick Cardon nous signale un compte rendu dans Le Monde des livres du 3e Sexe de Willy = http://www.lemonde.fr/livres/article/2014/06/25/patrick-cardon-ce-qui-m-interesse-dans-le-genre-c-est-le-trouble-l-indetermination_4445141_3260.html
Le 3e Sexe, de Willy (1859-1931), le célèbre compagnon de Colette, est un ouvrage étonnant. En 1927, à sa parution, Willy peut se prévaloir d’une bonne connaissance du milieu homosexuel. Ces pages en sont la démonstration, qui conduisent le lecteur de l’Allemagne – « le seul pays moderne qui élève la pédérastie à la hauteur d’une institution philosophique » – à l’Italie, en passant par une description des mœurs américaines en la matière. On y apprend également beaucoup sur les lieux parisiens fréquentés par les « pédéros » ainsi que sur la « littérature androgyne ». Patrick Cardon, qui a fondé la maison GayKitschCamp, réédite ce texte et en assure la présentation, a enrichi l’ouvrage non seulement de reproductions et de photographies, mais aussi d’annexes qui permettent de restituer l’esprit d’une époque. Entretien.
Le 3e Sexe est une sorte de guide du « gay Paris » des années 1920. Mais c’est aussi un ouvrage très ironique…
Ce qui est intéressant chez Willy, et qui apparaît bien dans Le 3e Sexe, c’est qu’il est féministe, tout en se moquant des féministes, et homophile, tout en se moquant des homosexuels. C’est quelqu’un qui ne se prend pas au sérieux et qui se moque de ceux qui se prennent au sérieux, qui ne sont pas libres comme lui. Même s’il reste prudent : il a mis en préface du 3e Sexe un texte presque homophobe que nous avons remisé en annexe. Mais le livre est un feu d’artifice de critique sociale.
Que veut dire le terme « 3e sexe » au moment où Willy l’emploie ? Le terme même a une déjà longue tradition, comme le montre l’historienne Laure Murat dans La Loi du genre. Une histoire culturelle du « 3e sexe » (Fayard, 2006).
Il y avait deux significations qui s’étaient enchevêtrées : l’expression s’adressait soit aux homosexuels soit aux femmes émancipées. A l’époque, on employait fréquemment le terme d’ « inverti » pour homosexuel, qui désignait soit un homme qui se trompe (il croit qu’il est un homme alors qu’il est une femme), soit celui qui se trompe de sujet (l’homme qui aime les hommes au lieu des femmes). Le « 3e sexe » représente l’alternative par rapport à cette binarité. En mettant sur la couverture ce visage long aux cheveux tirés sur la tête, avec des yeux rimmelisés de bleu et un nez effacé – un visage qui laisse pendante la question : est-ce un homme, ou une femme, qui est représenté ? –, Willy a, à sa façon, laissé le portrait idéal de ce qu’il était, à savoir un androgyne parfait. Ce qui veut dire pour moi : quelqu’un qui n’est ni homme, ni femme, ni une femme en homme, ni un homme en femme.
En réalité, Willy est soi-disant un hétérosexuel aimant les lesbiennes. Mais il est décrit comme féminin, comme quelqu’un d’attendrissant, par les témoins que je cite. Et il aime les lesbiennes masculines… Alors, quelle est sa sexualité ? On pourrait dire qu’il est pédé puisqu’il aime les femmes lesbiennes. Au fond, est-il hétérosexuel ou homo ? Notre volonté de nommer les choses les complique !
On a le sentiment que nos sociétés progressent vers toujours plus de liberté sexuelle. Mais, en lisant Willy, on s’aperçoit que des bouffées de liberté ont existé bien avant notre époque. La nôtre n’est pas forcément la plus audacieuse…
Oui, c’est ce que j’ai voulu montrer dans toutes mes publications, à vrai dire. J’ai toujours voulu apporter aux militants l’épaisseur historique de leur lutte.
Souvent les militants s’enferment dans les catégories (femmes, homosexuels, bi, etc.) qu’ils ont forgées pour lutter. Or, selon moi, l’identité ne devrait rester qu’un outil stratégique. Sinon on prend le risque que tout se fossilise et se réessentialise. Quand on se dit homosexuel, soit c’est pour provoquer, faire réfléchir, soit c’est pour défendre des droits. Mais qu’est-ce que ça veut dire un homosexuel aujourd’hui ? Un homme qui désire un homme ? Mais quel type d’homme ? L’idée du « transgenre » sur laquelle il y a beaucoup de travaux aujourd’hui me paraît plus intéressante. Utiliser ce mot, ça permettrait de mettre à égalité tout le monde.
GayKitschCamp, fondé il y a exactement vingt-cinq ans, offre à relire des textes oubliés par l’histoire littéraire ou dont une partie de la signification a été gommée. Comment travaillez-vous ?
Armé de la « théorie » (qu’importe le mot) du genre – et, moi, ce qui m’intéresse dans le genre, c’est le trouble, l’indétermination –, je relis les textes. Je les vois alors et les utilise différemment. Il faudrait refaire un manuel du type Lagarde & Michard avec un contenu différent. C’est un peu ça, notre ambition. On s’appelle GayKitschCamp parce qu’on veut être fiers d’être gays (et trans, etc.). Et parce que je m’intéresse depuis longtemps à la « kitschisation », cette façon qu’ont les choses (ou les textes) d’être dévitalisées – parce qu’elles ne paraissent plus importantes –, puis de reprendre vie, investies de nouvelles valeurs, celles du contemporain.
Le 3e Sexe, de Willy, édité par Patrick Cardon, GayKitschCamp, « Question de genre », 350 p., 25 €.
Signalons aussi la parution de deux romans de Willy et Ménalkas, datant de 1924, réunis en un seul volume : Le Naufragé, précédé de L’Ersatz d’amour, GayKitschCamp, « Question de genre », 268 p., 24 €.
Julie Clarini
Journaliste au Monde
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18/08/2014