Le Sphinx qui n’a pas de secret (1894)
Un après-midi, j’étais assis à la terrasse du café de la Paix, contemplant la splendeur et les dessous de la vie parisienne.
Tout en prenant mon vermouth, j’étudiais avec curiosité l’étrange panorama où l’orgueil et la pauvreté défilaient devant moi, quand je m’entendis appeler par mon nom.
Je fis demi-tour et je me vis en face de lord Murchison.
Nous ne nous étions pas revus depuis que nous avions été au collège ensemble, il y avait dix ans de cela.
Aussi fus-je charmé de cette rencontre.
Nous échangeâmes une chaude poignée de main.
À Oxford, nous avions été grands amis. Je l’aimais énormément.
Il était si bon, si plein d’entrain, si plein d’honneur. Nous disions souvent de lui qu’il serait le meilleur garçon du monde sans son penchant à dire toujours la vérité, mais je crois que réellement nous ne l’en admirions que davantage pour sa franchise.
Je le trouvai bien un peu changé.
Il avait l’air anxieux, embarrassé. On eût dit qu’il avait des doutes au sujet de quelque chose. Je devinais que ce n’était point là un effet du moderne scepticisme, car Murchison était le plus immuable des torgs et il croyait au Pentateuque avec autant de fermeté qu’il croyait en la Chambre des Pairs.
Je conclus qu’il y avait une femme sous roche et je lui demandai s’il était déjà marié.
– Je ne comprends pas encore assez les femmes, répondit-il.
– Mon cher Gérald, dis-je, les femmes sont faites pour qu’on les aime et non pour qu’on les comprenne.
– Je ne saurais aimer quand je ne peux avoir confiance, répliqua-t-il.
– Je crois que vous avez un mystère dans votre vie, Gérald, dis-je, contez-moi cela.
– Allons faire une promenade en voiture, répondit-il. Il y a trop de foule ici… Non, non, pas cette voiture jaune, n’importe quelle autre couleur. Tenez ! celle-ci, qui est vert foncé, fera l’affaire.
Et, quelques minutes après, nous descendions le boulevard au trot dans la direction de la Madeleine.
– Où irons-nous ? demandai-je.
– Oh ! où vous voudrez, répondit-il, au restaurant du bois. Nous y dînerons, et vous me raconterez tout ce qui vous concerne.
– Je veux vous écouter d’abord vous-même, dis-je. Contez-moi votre mystère.
Il tira de sa poche un petit porte-cartes, de maroquin à fermoir d’argent et me le tendit.
Je l’ouvris.
À l’intérieur il y avait une photographie de femme.
Elle était grande et élancée, étrangement pittoresque avec ses grands yeux vagues et sa chevelure flottante. Elle avait une physionomie de clairvoyante et était enveloppée de riches fourrures.
– Que dites-vous de cette figure ? dit-il. Est-ce qu’elle inspire la confiance ?
Je l’examinai attentivement.
Elle me donna l’impression d’une femme qui a eu un secret, mais ce secret était-il honnête ou non, je ne saurais le dire.
Cette beauté semblait faite de bien des mystères réunis, en fait une beauté psychologique plutôt que plastique, et puis, ce léger sourire, qui se jouait sur les lèvres, était bien trop subtil pour avoir un véritable charme.
– Eh bien ? s’écria-t-il avec impatience, qu’en dites-vous ?
– C’est la Joconde en noir, répondis-je. Dites-moi tout ce qui la concerne.
– Pas maintenant, après dîner.
Et nous nous mîmes à parler d’autre chose.
Quand le garçon nous eut apporté le café et des cigarettes, je rappelai à Gérald sa promesse.
Il se leva de sa chaise, alla et revint deux ou trois fois dans la pièce.
Puis, se laissant choir dans un fauteuil, il me conta l’histoire suivante.
– Un soir, vers cinq heures, je descendais Bond-Street.
Il y avait un grand encombrement de voitures et la circulation était tout à fait arrêtée.
Tout près du trottoir était rangé un petit brougham jaune, qui pour une raison ou une autre attira mon attention.
Comme je passais tout près, je vis s’avancer, pour regarder dehors, la figure que je vous ai montrée cet après-midi.
Elle me fascina immédiatement.
Pendant toute la nuit, je ne pensai pas à autre chose, et il en fut de même le lendemain.
Je montai, je redescendis à plusieurs reprises cette maudite rangée, jetant un regard furtif dans toutes les voitures, attendant le brougham jaune, mais je n’arrivai point à découvrir ma belle inconnue, si bien que je finis par me persuader que je ne l’avais vue qu’en songe.
Environ huit jours après, je dînai avec madame de Rastail.
Le dîner était pour huit heures, mais à huit heures et demie, nous attendions encore au salon.
À la fin, le domestique ouvrit la porte et annonça lady Alroy.
C’était la femme que j’avais cherchée.
Elle entra avec grande lenteur. Elle avait l’air d’un rayon de lune dans sa dentelle grise, et je fus, à mon immense joie, prié de la conduire à table.
Quand nous fûmes assis, je dis, de la façon la plus innocente du monde :
– Il me semble que je vous ai vue en passant dans Road-Street, il y a quelque temps, lady Alroy.
Elle devint très pâle, et elle dit à voix basse :
– Je vous en prie, ne parlez pas si haut, on pourrait nous entendre.
Je me sentis bien malheureux d’avoir aussi mal débuté, et je me lançai à corps perdu dans une tirade sur le théâtre français.
Elle parlait fort peu, toujours de la même voix basse et musicale. On eût dit qu’elle avait peur d’être écoutée par quelqu’un.
Je me sentais passionnément, stupidement épris et l’indéfinissable atmosphère de mystère, qui l’entourait, excitait au plus haut point ma curiosité.
Quand elle fut sur le point de partir, ce qu’elle fit fort peu de temps après le dîner, je lui demandai si je pourrais lui rendre visite.
Elle hésita un instant, regarda autour d’elle pour voir si quelqu’un se trouvait près de nous, et me dit alors :
– Oui, demain à cinq heures et quart.
Je priai madame de Rastail de me parler d’elle, mais tout ce qu’elle put me dire se réduisit à ceci.
Cette dame était veuve. Elle possédait une belle maison dans Park-Lane.
Comme à ce moment, un raseur du genre scientifique entreprenait une dissertation sur les veuves, pour étayer la thèse de la survivance des plus aptes, je pris congé et rentrai chez moi.
Le lendemain, juste à l’heure dite, je me rendis à Park-Lane, mais le domestique me dit que lady Alroy venait de sortir à l’instant.
Très dépité, très intrigué j’allai au club et, après bien des réflexions, je lui écrivis une lettre où je la priai de me permettre de voir si je serais plus heureux une autre fois.
La réponse se fit attendre plusieurs jours ; mais à la fin je reçus un petit billet où elle m’informait qu’elle serait chez elle le dimanche à quatre heures et où se trouvait cet extraordinaire post-scriptum.
« Je vous en prie, ne m’écrivez plus ici ; je vous expliquerai cela quand je vous verrai. »
Le dimanche, elle fut tout à fait charmante, mais au moment où j’allais me retirer, elle me demanda si j’avais jamais une nouvelle occasion de lui écrire de libeller ainsi l’adresse : à Mistress Knox, aux bons soins de M. Wittaker, libraire, Green-Street.
– Certaines raisons, ajouta-t-elle, m’empêchent de recevoir aucune lettre dans ma propre maison.
Pendant toute la saison, je la vis fort souvent et cette atmosphère de mystère ne la quittait pas.
Parfois je pensai qu’elle était au pouvoir de quelque homme, mais elle semblait si malaisément accessible que je ne pus m’en tenir à cette idée-là.
Il m’était réellement bien difficile d’arriver à une conclusion quelconque, car elle était pareille à ces singuliers cristaux qu’on voit dans les muséums et qui sont transparents à certains moments et troubles à certains autres.
À la fin, je me déterminai à lui demander de devenir ma femme ; j’étais énervé et fatigué des incessantes précautions qu’elle m’imposait pour faire un mystère de mes visites, des quelques lettres que je lui envoyais.
Je lui écrivis à la librairie pour lui demander si elle pourrait me recevoir le lundi suivant à six heures.
Elle me répondit oui, et je fus transporté de plaisir jusqu’au septième ciel.
J’étais follement épris d’elle, en dépit du mystère à ce que je croyais alors, mais en fait à cause même du mystère, je le vois à présent.
Non, ce n’était pas la femme que j’aimais en elle.
Ce mystère me troublait, me faisait perdre la tête.
Pourquoi le hasard me fit-il découvrir la piste ?
– Alors vous l’avez trouvé, m’écriai-je ?
– Je le crains, répondit-il. Vous en jugerez par vous-même.
Le lundi venu, je déjeunai avec mon oncle, et vers quatre heures je me trouvai dans Marylebone-Road.
Comme vous le savez, mon oncle demeure à Regent’s-Park.
Je voulais aller à Piccadilly et je pris le plus court chemin en passant par un tas de petites rues d’aspect misérable.
Soudain je vis devant moi lady Alroy, cachée sous un voile épais et marchant très vite.
Quand elle fut arrivée à la dernière maison de la rue, elle monta les marches, tira de sa poche un passe-partout et entra.
– Le voilà le mystère, me dis-je en avançant rapidement pour inspecter la maison.
Sur le seuil était son mouchoir qu’elle avait laissé tomber, je le ramassai et le mis dans ma poche.
Alors je me mis à réfléchir sur ce que je devais faire. J’arrivai à cette conclusion que je n’avais pas le droit de l’espionner et je me rendis en voiture à mon club.
À six heures, je me présentai chez elle.
Je la trouvai étendue sur un sofa, en toilette de thé, c’est-à-dire en robe d’une étoffe d’argent, relevée à l’aide d’agrafes de ces étranges pierres de lune qu’elle portait toujours.
Elle parut tout à fait charmeuse.
– Je suis si contente de vous voir, dit-elle. Je ne suis pas sortie de la journée.
Je la regardai tout ébahi, et tirant de ma poche le mouchoir, je le lui tendis.
– Vous l’avez laissé tomber dans Cummor Street, cet après-midi, lady Alroy, lui dis-je d’un ton très calme.
Elle me jeta un coup d’œil d’épouvante, mais ne fit aucun mouvement pour prendre le mouchoir.
– Que faisiez-vous là ? demandai-je.
– Quel droit avez vous de m’interroger ? répondit-elle.
– Le droit d’un homme qui vous aime, répliquai-je. Je suis venu ici pour vous demander de devenir ma femme.
Elle se cacha la figure dans ses mains, et fondit en un déluge de larmes.
– Il faut que vous me répondiez ? lui dis-je.
Elle se leva et me regardant bien en face dit :
– Lord Murchison, il n’y a rien à vous dire.
– Vous êtes venue ici pour voir quelqu’un, m’écriai-je. C’est là votre secret.
Elle pâlit affreusement et dit :
– Je n’ai donné de rendez-vous à personne.
– Ne pouvez-vous pas dire la vérité ? m’écriai-je.
– Mais je l’ai dite, répliqua-t-elle.
J’étais éperdu, affolé. Je ne sais ce que je lui ai dit, mais je lui ai dit des choses terribles.
Finalement je m’élançai hors de la maison.
Elle m’écrivit le lendemain, mais je lui renvoyai sa lettre sans l’avoir ouverte. Je partis pour la Norvège avec Alan Colville.
Je revins au bout d’un mois, et la première chose, que je vis dans le Morning Post, ce fut la mort de lady Alroy.
Elle avait pris un refroidissement à l’Opéra, et elle avait succombé en cinq jours à une congestion pulmonaire.
Je m’enfermai et ne voulus voir personne, je l’avais tant aimée et je l’aimais si follement. Grands dieux, comme j’ai aimé cette femme !
– Vous êtes allé dans cette rue, dans cette maison ? demandai-je.
– Oui, répondit-il, un jour je me rendis dans Cummor-Street. Je ne pus m’en empêcher. J’étais torturé par le doute.
Je frappai à la porte, et une femme d’air très convenable vint m’ouvrir la porte.
Je lui demandai si elle avait un appartement à louer.
– Ah ! monsieur, répondit-elle, je crois que l’appartement est à louer, mais je n’ai pas vu la dame depuis trois mois, et comme le loyer continue à courir, il m’est impossible de vous le louer.
– Est ce de cette dame qu’il s’agit ? lui demandai-je en lui montrant la photographie.
– Oui, c’est elle, bien sûr, s’écria-t-elle, mais quand sera-t-elle de retour ?
– La dame est morte, répondis-je.
– J’espère bien que non, dit la femme. Elle était ma meilleure locataire. Elle me payait trois guinées par semaine, rien que pour venir dans mon salon de temps en temps.
– Elle recevait quelqu’un ici ? dis-je. Mais la femme m’assura que non, qu’elle venait toujours seule, et ne voyait personne.
– Que diable alors venait-elle faire ici ! m’écriai-je.
– Elle restait tout simplement au salon, monsieur. Elle lisait des livres, et quelques fois elle prenait le thé, répondit la femme.
Je ne savais pas que dire. Je lui donnai donc un souverain et je m’en allai.
– Maintenant dites-moi qu’est-ce que tout cela signifiait ? Vous ne croyez pas que la femme disait la vérité.
– Je le crois.
– Alors pourquoi lady Alroy allait-elle dans cette maison ?
– Mon cher Gérald, répondis-je, lady Alroy était tout simplement une femme atteinte de la manie du mystère. Elle louait cet appartement pour le plaisir de s’y rendre avec son voile baissé et de s’imaginer qu’elle était une héroïne. Elle avait une folle passion pour le secret, mais elle était, elle-même, tout simplement, un sphinx sans secret.
– Est-ce là votre véritable opinion ?
– J’en suis convaincu, répondis-je.
Il sortit le porte-carte de maroquin, l’ouvrit et regarda la photographie.
– Je me le demande, fit-il enfin.
Oscar Wilde 1894
Traduction par Albert Savine (1906).
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22/12/2013