Un procès littéraire : Louis Desprez
Henry Kistemaeckers
(1851-1934)
Un procès littéraire : Louis Desprez
Souvenirs d’un éditeur
(1921)
Nous sommes en train de terminer un roman de mœurs rurales, le premier livre de vérité écrit sur les paysans depuis bien des années.
Habitant la campagne une grande partie de l’année, nous avons été naturellement séduits par la nouveauté et l’originalité du sujet. Les êtres qui s’agitent autour de notre clocher vivent tous, tels quels, et nous n’avons eu que la peine de les faire entrer dans notre cadre.
Nous montrons un paysan bien différent du paysan idyllique, plus ou moins enrubanné, de Marivaux à George Sand, et de George Sand à Erckmann-Chatrian, à Cladel, à Theuriet. Le nôtre est brute, travaillé par une passion unique : le gain, qui le pousse journellement à de petits larcins hypocrites et lui fait jeter dans le hangar, comme des cognées vermoulues, ses vieux parents propres à rien.
Au milieu de tous ces travailleurs de la terre, quelques silhouettes de prêtres qui leur ressemblent, rustres, bougons, sournois, de sang puissant, – ni des abbés Constantin, ni des abbés Tigrane, – le prêtre de campagne vu de près.
Je néglige d’autres figures accessoires, telles que l’instituteur moderne, -demi-soutané, – avec son pédantisme et sa niaiserie. J’espère un succès pour ce livre, mais je ne suis pas décidé à le publier en France; je crains quelque aventure désagréable. Certaines pages sont des plus hardies qu’on ait publiées jusqu’ici. Et nous n’avons- pas craint, mon collaborateur et moi, de remonter jusqu’à la langue naïve et hardie du seizième siècle, d’en imprégner notre style. Le livre, sur le chantier depuis plus d’une année, a été entièrement récrit dans cette forme qui s’adaptait si parfaitement au sujet. Plus de descriptions longues, plus de gravité scientifique, plus de pessimisme à outrance. De Flaubert à Huysmans les naturalistes semblent voir le monde à travers des lunettes noires. On peut être tout aussi naturaliste en acceptant la vie sans amertume, en la voyant même par ses côtés comiques. Autour d’un Clocher ressemble souvent à une Kermesse de vos peintres flamands.
Aidez-nous donc, Monsieur, à narguer ceux dont la pudeur se réveille, si j’en juge par les journaux… M. Zola me disait cet hiver : « Je suis étonné de l’attention que le public prête aux singularités de la forme. Plus le style est tranché, plus je suis violent dans les mots, plus les éditions montent. Le public ne déteste point les coups de pieds. »
Si la réussite ne tient qu’au souci du réel et aux audaces de la forme, nous tenons, je crois, un succès, et il ne tient qu’à vous de le partager.
Recevez, etc., etc.
….Vous vous convaincrez rapidement que notre manière ne ressemble ni à celle de Huysmans, ni à celle de Harry Alis. Cela peut être très mauvais, mais à coup sûr cela ne ressemble à rien de ce qui a été publié jusqu’ici. Et c’est l’essentiel.
Et puis, nous ne donnons pas des croquis et des aquarelles, mais bien un large tableau. Vicq existe ; on y crie beaucoup, on y boit énormément; ou y naît, on s’y marie, et on y meurt tout comme dans le livre que nous vous présentons.
Ce n’est pourtant pas que j’aie une trop haute opinion d’Autour d’un Clocher, mais vous en verrez toujours assez tôt les défauts, j’aime mieux insister sur ses qualités. Et la grande qualité, c’est que tout est vrai, et que nous avons oublié peu de choses. Les faits nous ont fourni une contrepartie de l’Abbé Mouret, cette splendide erreur lyrique de Zola, et nous en avons profit. Si nos hommes ressemblent à des polichinelles, c’est qu’ils sont très polichinelles et parfaitement grotesques dans la réalité. Au-dessus d’eux il y a la nature, toujours grande et sereine, des semailles aux moissons et aux vendanges, très indulgente et très indifférente aux petits insectes qui la picotent.
Quant aux crudités, c’est un défi. Dans ce temps de puritanisme bête, il est bon de remonter parfois jusqu’à Rabelais et à Brantôme. Je ne vois pas pourquoi l’anatomiste, qui étale tout, s’ingénierait à cacher le sexe.
Réponse le plus tôt possible ? Je ne me crois nullement plus mal à Bruxelles qu’à Paris. Vous avez provoqué de Belgique tout un mouvement littéraire. Et je ne vous aurais pas écrit, si je ne vous avais pas préféré à bien d’autres.
* *
Quelle découverte ! Quel beau livre ! Jamais manuscrit de jeune ne nous avait intéressé à ce point. Une série de scènes villageoises, très rabelaisiennes, prises sur le vif ; une langue pleine de verve, un style des plus pittoresques. Et, par-dessus tout, une préoccupation d’art indéniable.
Nous nous mîmes d’accord sur les conditions d’édition et, le 27 février, l’auteur nous retournait le traité signé. Et Autour d’un Clocher parut en librairie.
Entre temps nous avions été renseigné sur la personnalité de son auteur. « C’était – avait dit Zola – un pauvre être mal poussé, déjeté, qu’une maladie des os avait tenu dans un lit toute sa jeunesse. Il avait la face blême et torturée des damnés de la vie, avec, sur une tête hirsute, une crinière de cheveux roux. Mais dans ce corps chétif d’infirme brûlait une foi ardente, il croyait à la littérature, ce qui devenait rare…. »
Et, plus tard, lorsqu’on lui fit le procès imbécile dont il devait mourir, Zola fut pris pour lui d’une pitié inquiète devant sa faiblesse physique. Mais n’anticipons pas.
L’apparition de son volume n’attira pas autrement l’attention du public. Nous tombions dans un moment peu propice à un lancement, au milieu d’une foule de livres nouveaux, tous plus ou moins remarquables ou remarqués Miss Harriet de Maupassant, A Rebours de Huysmans, l’Irréparable de Bourget. Que pouvait faire un pauvre diable de bouquin d’essai entre Sapho et les Blasphèmes ? Bref, nous risquions d’être noyés, lorsqu’un coup de théâtre se produisit : Le parquet de la Seine fit saisir le livre aux devantures des libraires !
* *
Inouï ! Ayez donc la bonté de dire au judex qui vous interrogera que je suis seul responsable, que j’ai seul signé le traité (1). Rendez-nous le service de tirer d’affaire, autant que possible, Henry Fèvre, qui est mineur, et pour qui cette histoire de justice pourrait avoir des conséquences désagréables. Si nous sommes traduits en Cour d’Assises, nous tâcherons avant tout d’éviter le huis-clos. Il faut que l’idiotie de ces cocos-là soit trombonée par toute la presse. .. Pour l’avocasserie, je ne veux qu’un bonhomme s’en tenant aux points de chicane, tout simplement. Le reste est mon affaire.
Il faut être crétin jusqu’à la pointe des pieds pour ne pas voir les intentions littéraires du livre ! Mais ces gens-là ne lisent qu’Ohnet…….
Nous allons démontrer par expérience la bêtise de la loi de 81. Soit. Mais au lieu de leur mettre le nez dans les descriptions de campagne et les effets d’art qui saillissent à chaque bout de page, dites-leur plutôt, à ces huîtres, que sans être riche j’ai de quoi vivre, et que mon Autour d’un Clocher est un essai littéraire et non de spéculation…
Puis, le 7 juillet, nouvelle lettre :
Je me demande si nous aurons, oui ou non, la chance d’être poursuivis ; jusqu’au dernier moment je crains qu’ils ne mettent le nez dans leur ordure et qu’ils ne nous abandonnent définitivement…
D’ailleurs, je crois ne pouvoir être mis en cause. Laissant de côté tout argument littéraire, – et il y en a une fameuse kyrielle, de quoi nous f… de ces Messieurs pendant trois heures, – ils ne peuvent pas vous poursuivre, puisque vous êtes Belge, et ils ne peuvent pas me poursuivre davantage, car je n’ai pas à rendre compte à la police française des délits que je puis commettre sur un territoire étranger. Ce qu’il y a de délicieux dans cette affaire, c’est que si vous ne pouvez être poursuivi à Paris, moi je ne puis être traqué ni en Belgique ni en France : imaginez ce livre-ci signé par Camille Lemonnier, impossible de rien faire…
Enfin, le 28 juillet, il nous écrit :
Mon cher Editeur, nous sortons de chez le juge d’instruction, qui a été à mon égard, particulièrement, d’une impolitesse rare. Il a même fallu, un moment, que je lui fasse remarquer qu’il se mettait bien inutilement en colère. J’ai fait constater dans le procès-verbal qu’on était impuissant à définir exactement le délit d’outrages aux bonnes mœurs par le livre… Je crois avoir mis Fèvre complètement hors de cause en déployant notre traité signé de moi seul, et en revendiquant absolument toute la responsabilité de la publication. En dernier lieu j’ai déclaré que des Maîtres illustres avaient publié des livres aussi détaillés et en avant que le nôtre, et qu’on ne les avait pas poursuivis, probablement parce qu’on n’avait pas osé, mais qu’avec des jeunes ou était plus héroïque. Ce qui figure au procès-verbal. Bref, la chose a été crâne. Je repars pour Rouvres demain, et je vais me mettre à écrire immédiatement une défense : il n’est pas difficile de les écrabouiller..!
Le 24 août :
Figurez-vous qu’on a fait venir à l’instruction Mme Tresse, Charpentier et Ollendorff pour témoigner dans notre affaire. Témoignage en quoi ? Et ces lenteurs pour une histoire aussi simple ! II n’y a pas d’esprits plus déviés, plus faux, plus subtils que ceux des gens de loi : ils partent de principes arbitraires et vont de déductions en déductions, tirées par les cheveux, aux plus singulières conclusions. A l’Ecole de droit (que j’ai hantée) moi, paysan, j’ai été continuellement ahuri par les distinguo. Comparez l’esprit d’un avocat, même brillant, à celui d’un nouveau médecin, même ordinaire, et vous constaterez l’immense bienfait des sciences expérimentales. Les hommes de droit en sont encore aux creuses scolastiques du XIIe siècle, parce qu’ils se refusent à rejeter l’absolu, le Droit révélé aux hommes, c’est-à-dire aux magistrats, par l’Esprit d’en-haut : tout leur édifice ressemble à une maison sans fondations ; de là cet air de ruine au milieu des progrès du siècle…
Le 17 septembre :
Ma défense devrait être très mordante et très comique ; la première version me semble trop grave ; il faut passer par-dessus la tête de ces bonshommes ; l’avocat sera chargé ensuite de la discussion terre-à-terre et des lieux communs de pure rhétorique…..
Enfin le 13 novembre :
Je suis assigné pour le 20 décembre, à onze heures, devant la Cour d’Assises de la Seine. En conséquence, je secoue, sur la plus haute planche de ma bibliothèque, les notes et premières rédactions de ma plaidoirie ensevelie dans la poussière, et je la reprends, car cela va être drôle ! La vue de l’huissier, mercredi, m’a ragaillardi. Je revenais de Paris avec un commencement de cholérine dans le ventre, et toutes les idées noires de Lazare dans la tête. Ce papier timbré m’a fait positivement du bien. Soyons des passionnés en tout et partout. Mon gueuloir ne sera pas de trop !
* *
Et nous voici au 20 décembre, en Cour d’assises.
L’avocat général Bernard avait été chargé de soutenir l’accusation. C’était un magistrat de belle prestance, à figure sympathique, très courtois, à la parole séduisante, ce qui rendait la réfutation plus compliquée, non dans l’ensemble, mais dans le détail. Visiblement, pourtant, on le sentait gêné d’avoir à requérir dans une pareille cause. Il se rappelait, sans doute, les procès de Flaubert, des Goncourt, de Baudelaire, de Richepin, et sentait venir la nouvelle vague qui gratifierait d’une condamnation pour outrages aux bonnes mœurs Paul Adam, Camille Lemonnier, Maizeroy et d’autres encore.
Son réquisitoire terminé, on vit Desprez se lever pour exposer sa défense. La scène fut imposante.
Cet être hirsute, à la tignasse rousse, rongé par la tuberculose, mais aux yeux remplis d’une passion étrange et brûlante, brandissant sa béquille, parla pendant deux heures, sans faiblir, un langage élevé, trop élevé, trop docte, hélas, pour la mentalité de son jury ahuri.
Mais il fut évidemment écouté par la Cour et les avocats accourus en foule pour goûter ce spectacle rare d’une défense de la liberté d’écrire, des droits de la littérature et de l’art, présentée par un adolescent de 23 ans à peine, enflammé par la sincérité de sa conviction. Un souffle d’admiration planait sur l’auditoire.
Louis Desprez passa en revue toute la littérature française, cita les anciens, et âprement, mais non sans ironie, fit le procès à son procès. Jamais plus éloquent réquisitoire ne fut prononcé contre les ennemis de la liberté d’écrire ! Les rôles se trouvaient renversés. Th. Gautier lui-même, dans sa magistrale préface à Mlle de Maupin, n’avait pu atteindre ce summa injuria de protestation. Les juges écoutaient étonnés, l’oreille basse.
Et voici sa péroraison :
Nous craignons, Messieurs les Jurés, que vous n’ayez suivi assez péniblement notre argumentation. Nous nous autorisons donc de la complexité et de l’abstraction du sujet pour toucher à un point délicat, où nous vous supplions de mettre toute votre attention et toute votre conscience.
Si vous étiez appelés à trancher le différend entre M. Koch et. M. Pasteur sur la cause du choléra, vous vous avoueriez incompétents, et vous affirmeriez que, seul, un tribunal composé de médecins et de chimistes, une Faculté de Médecine tout entière, peut donner son avis dans une question si controversée.
Si une ville qui a fait bâtir était en procès avec son architecte, si on vous mettait sous les yeux des devis et des plans contradictoires, vous renverriez la ville et l’architecte à une commission d’experts.
Eh bien ! Messieurs, la littérature n’est pas moins compliquée, ni moins abstruse que la médecine ou l’architecture. Vos affaires, vos devoirs, vos graves occupations de tous les jours ne vous ont pas permis d’étudier à fond la philosophie de l’art et les littératures comparées. Et vous avez trop le sentiment de votre mission actuelle, trop de souci de juger équitablement, c’est-à-dire en pleine connaissance de cause, vous êtes trop sincères pour vous dissimuler votre incompétence, pas un de vous peut-être n’ayant lu le livre incriminé.
Vous avez un tribunal à vous, un tribunal de commerce pour vos procès ; nous y ferions piètre figure, nous qui ne connaissons rien aux affaires, et nous nous refuserions à juger, de peur de commettre, sans le vouloir, des iniquités. Eh bien ! de même que nous ne pourrions nous prononcer en matière commerciale, de même vous ne pouvez guère vous prononcer en matière artistique…. Encore une fois, jamais la loi n’a eu l’intention de condamner au pilon un livre vivant, signé fièrement, et publié par un éditeur de flair qui a su grouper MM. Lucien Descaves, Robert Caze, Paul Bonnetain, Francis Poitevin, Henri Nizet, Th. Hannon, etc., etc., etc., qui a su devenir le Lemerre des jeunes romanciers naturalistes, et qui offre une place dans sa collection à tous les talents nouveaux, à côté de M. Edmond de Goncourt, de M. Henry Fouquier, de M. Guy de Maupassant, de M.J.-K. Huysmans…
Un seul jury pourrait prononcer, un jury composé de Maîtres de la littérature contemporaine. Nous appellerions V. Hugo, Ernest Renan, Taine, de Goncourt, Erckmann-Chatrian, Jules Vallès, Emile Zola, Alphonse Daudet, Henri Becque…
Il s’agit de choisir entre ces écrivains et l’avocat général qui vient de vous dire si bellement : l’art sans règles n’est plus de l’art ; c’est comme une femme qui aurait quitté tout vêtement ! Ce qui signifie, – car on bronche devant ces solennelles naïvetés, – qu’une femme nue n’est plus une femme !
Le jury choisit la thèse de l’avocat général, et condamna Louis Desprez à l’amende et à la prison !…
* *
Le soir même Desprcz nous fit connaître la sentence en ces termes :
Mon cher Editeur,
Nous voilà flambés, quoique, littérairement, la journée ait été superbe. Laguerre a été très bon, moderne et spirituel, c’est lui-même qui a lu votre lettre à la Cour et au jury (2), qu’il trouve, comme moi, très bien. Quant à moi, qui craignais d’avoir le trac, j’ai débité d’une voix vibrante, avec une véritable âpreté, mon mémoire, qui a produit bon effet, au moins sur la Cour, car le Président Mariage a été bienveillant et très gentil, mais point sur les jurés, dont la liste est grotesque
Un marchand de futailles, un vérificateur de bâtiments, un charpentier, un emballeur, un maçon, un épicier, un maître couvreur, un négociant ! « trois propriétaires » !
L’avocat général a fait l’éloge de Zola, tout en tapant sur nous avec un illogisme stupéfiant. Du reste, son discours était prodigieusement décousu….
Vous pouvez remercier M. Laguerre, qui a parlé de vous en excellents termes, – moi aussi j’ai pris votre défense dans un coin de mon mémoire. J’apprécie tout à fait Laguerre après cette journée où il s’est montré énergique – et vibrant avocat.
* *
L’iniquité consommée, la chronique parisienne s’en empara, toute la presse protesta contre le verdict. Ce fut un tollé général. Successivement Guy de Maupassant, Aurélien Scholl, Henry Fouquier, Alex. Hepp, Emile Bergerat, Henry Becque, G. Geffroy, Cornely, Ed. Magnier, Henry Céard, Lucien Descaves, etc., se prononcèrent sans réserves pour le condamné. Francisque Sarcey lui-même, peu suspect de tendresse pour le naturalisme, critiqua vertement la sentence.
Un seul écrivain de talent reconnu, Octave Mirbeau, à la stupéfaction générale, fit bande à part. Dans sa chronique à La France, il pontifia :
Il existe, de par le naturalisme, un M. Desprez, lequel vient d’être condamné à un mois de prison et mille francs d’amende pour avoir écrit un livre obscène… Je n’ai pas lu le livre de M. Desprez et ne le lirai point. Ces choses ne m’intéressent nullement. Quand, sur ma route, je rencontre une ordure étalée, je l’évite…. etc. L’éditeur Kistemaeckers qui a publié les cochonneries (sic) de M. Desprez proteste, etc.
Quelle mouche avait pu piquer ce jour-là l’auteur de l’Abbé Jules, un livre où s’étalent pas mal de c… rudités. Personne n’a pu nous le dire. Il est à remarquer qu’il ne s’était jamais posé en adversaire de l’école naturaliste ; bien au contraire il nous avait écrit, quelques jours avant de publier son article, pour nous offrir spontanément le manuscrit d’un livre à lui, qu’il eût voulu voir paraître dans notre collection naturaliste ! Par la même occasion il nous demandait de lui envoyer gracieusement un exemplaire de Autour d’un clocher. Nous déclinâmes son offre d’édition, mais nous empressâmes- de lui faire l’envoi du livre demandé. On a donc le droit de supposer que, contrairement à son affirmation, Octave Mirbeau avait certes lu Autour d’un clocher, sinon il n’aurait pu proclamer qu’il contenait des cochonneries » etc.. Attitude pour le moins bizarre de sa part, mais qui était de nature à fournir des armes aux parquets pour les poursuites futures contre les écrivains !
C’est pourquoi il était nécessaire de consigner ici cet incident, et de faire savoir qu’Octave Mirbeau a réfléchi depuis, et que trois ans plus tard (le 6 février 88), il nous fut mis sous les yeux une lettre de lui adressée à un ami commun, et que ce dernier n’a pas voulu considérer comme ayant un caractère exclusivement privé. Elle se terminait ainsi :
Hélas ! Quel est celui d’entre nous qui n’ait à se reprocher une opinion ? Quel est celui qui ne voudrait effacer de sa vie littéraire bien des pages hâtives ?… Je n’ai pas attendu vos réflexions pour regretter cet article. Bien des fois j’y ai pensé, non sans émotion et sans remords, car bien des fois je me suis dit que j’avais été peut-être pour quelque chose dans les chagrins qui ont abrégé la vie de ce pauvre garçon…
* *
Le 9 janvier 1885, Desprez nous écrit une longue lettre dans laquelle il s’analyse lui-même. Il nous y parle de ses vastes projets d’avenir. En voici un extrait :
J’ai à vous parler aujourd’hui d’affaires très sérieuses. Vous m’offrez d’éditer Lit de Famille au mois d’octobre ou de novembre, dans des conditions très sortables, et je ne discuterai aucun point matériel, j’écarte toute question de gros sous. Et j’arrive au point essentiel.
Ce que je cherche, ce que je voudrais, c’est un éditeur qui me prît tel ou tel livre, mais assez large pour laisser un tempérament se développer à sa guise, dans la forme la plus favorable… J’ai souvent fait ma propre analyse ; j’ai constaté que je n’étais pas un coloriste comme Huysmans, comme Loti, comme Bonnetain, comme Nizet, et que je ne bâtissais pas du tout comme eux, en sensationniste, en visionnaire intime ; que j’étais avant tout psychologue, critique, polémiste, partant, homme de théâtre (comme ils disent), car le drame c’est le heurt des diverses psychologies ; le dialogue scénique n’est que la synthèse critique d’une individualité; et tout cela marche, vit, se promène, lutte terriblement, et le batailleur qui est en moi jouit de toute cette vie intense et de tous ces chocs. J’ai donc depuis longtemps, – il y a trois ans j’en esquissais le vague projet à Zola, – l’intention d’écrire tout un théâtre moderniste qui culbutera les conventions (j’ai là de curieuses et particulières idées), une série de vingt à vingt-cinq pièces, très écrites, très littéraires, avec un titre pied de nez à Sardou… Mon idée est très simple, très variée : c’est de l’action forcenée.
Et Lit de Famille est coupé scéniquement : c’est du roman théâtre. Et quoique je n’aie fait dans mon adolescence que deux drames stupides (André Chénier, 3 actes, et Jean de Leyde, 5 actes), je ne me sens point embarrassé à manœuvrer dans un cadre étroit.
Seulement, – et voici une de mes révolutions, -je pense que pour éviter les voyages dans les cartons, l’atroce ingérence des directeurs et des acteurs, il faut imprimer la pièce, aussitôt écrite, et la jeter dans le monde, etc., etc……
Je ne dissimule pas que c’est là un projet immense, et qu’il faudrait y consacrer résolument toute ma vie.
Mais la tentative vaut d’être suivie, et je n’aime pas les chemins frayés. L’obstination, c’est tout.
Parmi tous les jeunes éditeurs vous êtes le plus artiste, très capable de me comprendre. C’est une partie à risquer qui sera gagnée, j’espère, si la force physique ne me manque pas.
Hélas, la force physique allait lui manquer ! Le 12 février, il nous fait savoir qu’il entre à Sainte-Pélagie, pour y purger sa peine. Puis un long intervalle. C’est seulement le 26 mai qu’il nous donne à nouveau de ses nouvelles :
Je n’ai pas quitté le lit depuis deux mois. Pélagie m’a fait beaucoup de mal par cet abominable internement au milieu des voleurs (3) ; ces bandits m’ont assassiné. Courage ! L’idée finit toujours par triompher de la force imbécile : Brûlez Rabelais, et Rabelais ressuscite. Nos argousins ont droit à tous nos mépris.
Le drame touche à sa fin. Le 8 décembre, la nouvelle arrive que Desprez vient de succomber ! Il est mort dans ce petit village de Rouvres, qui lui avait fourni les éléments de son livre et lui donna par-dessus le marché la dernière chose dont l’homme ait besoin !
C’est Georges Duval, dans l’Événement, qui est le premier à annoncer sa mort :
M. le Procureur de la République, écrit-il, vous pouvez reposer tranquille : Louis Desprez est mort hier matin à Rouvres (Haute-Marne), des suites d’une fluxion de poitrine contractée à Sainte-Pélagie, où on a cru devoir l’enfermer à la suite de la publication de son livre remarquable : Autour d’un clocher… Il avait saisi la vérité sur le vif. La vérité était nue selon son habitude, et cette fois elle était laide, ce qui lui arrive souvent…
Vous en avez conclu que la Société branlait sur ses bases. Vous avez cru la sauver en mettant sous les verrous un artiste, un écrivain et un infirme ! La Société ne s’est pas mieux portée, et Louis Desprez en est mort
Voilà de la belle besogne.
Dans sa chronique du Figaro, Emile Zola stigmatisa sans ménagements les suites de cette erreur judiciaire « Ceux qui ont assassiné cet enfant sont des misérables » conclut-il. Il prit cette fois ouvertement position dans l’affaire Desprez, hélas, trop tardivement. Nous disons « ouvertement », car s’il est vrai que dans l’intimité il ne cessa de l’encourager avant comme après son procès, on ne le vit pas revendiquer devant le grand publie et le jury sa responsabilité de chef d’école, lorsqu’il était temps encore ; « il ne plaida pas sa cause pour démontrer que Desprez ne pouvait être poursuivi pour avoir été son élève trop docile, pour avoir employé les mêmes procédés et le même art où triomphait son Maître, et que si l’on inquiétait l’élève, le Maître ne pouvait rester embusqué, à l’abri des poursuites » (4).
* *
A quarante ans de distance, c’est pour nous une satisfaction, un soulagement d’évoquer et de faire revivre, dans ce court essai, la curieuse figure de cet écrivain artiste et rare, si prématurément et si tragiquement enlevé à ses travaux et à ses rêves. Sa correspondance mériterait d’être imprimée dans son intégrité, elle donnerait matière à un gros volume. Son œuvre, si incomplète qu’elle soit, ne peut tomber dans l’oubli, car les écrits de ceux qui, par la force ou le génie, dérangèrent les habitudes de leurs contemporains, les scandalisèrent par leurs révoltes ou leurs railleries en tirant à boulets rouges sur leurs hypocrisies ou leurs préjugés, survivent toujours.
NOTES :
(1) Ce qui était exact.
(2) Allusion à la lettre que nous avions adressée à la cour pour expliquer le pourquoi de notre « défaut », tout en réclamant notre part de responsabilité aux côtés de l’auteur. Le principe étant ainsi sauf, nous fîmes opposition par la suite au jugement rendu, et comparâmes seul devant un nouveau jury. Ce second procès ne trouve pas sa place ici.
(3) La loi de 1881 range en effet le délit de presse d’outrage aux bonnes mœurs dans la catégorie des délits de droit commun ! Un écrivain ne peut se réclamer d’un régime de faveur.
(4) Dans l’Evénement du 16 septembre1899 on trouve à ce sujet une curieuse chronique, d’une haute probité littéraire, intitulée Némésis, et signée de Henry Céard. Document précieux pour ceux qui écriront l’Histoire des lettres françaises !
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17/09/2013