Théo Varlet par Eric Dussert
Théo Varlet (1878-1936)
C’est moi, moi! qui suis la Drogue, la vraie, la seule, l’unique, l’incomparable Drogue.
Je guéris les cors aux pieds des imbéciles, et je sais faire, dans les cerveaux de mes fidèles, ruisseler les cataractes de la Joie cosmique.«L’après-midi d’un poète», 1909
Né à Lille en 1878, Théo Varlet est un personnage remarquable. D’abord parce que sa ligne de conduite est celle d’un réfractaire au bon sens bourgeois qui fait son footing dans les rues enneigées de sa ville natale, qui rase avec sa moustache tout signe d’appartenance au genre mâle, qui opte enfin, en 1914, alors que les troupes montent au front, pour un pacifisme de mauvais aloi. Bref, un homme qui ne se prive pas de mots pour faire son devoir de poète.
Dans les années dix, Théo Varlet entame sa carrière de prosateur. Il a publié les poèmes d’Heures de rêves en 1898, collaboré à de multiples revues dont Les Bandeaux d’or qu’il a fondée en 1906 avec Paul Castiaux et Pierre-Jean Jouve dans l’amitié du groupe de l’Abbaye. Son nom circule, il est remarqué. Il préfère cependant l’exil de Knokke-le-Zout d’abord puis de Cassis où, retiré de la «ruche sociale» trop trépidante, il produit entre 1920 et 1930 l’essentiel de son oeuvre.
En 1917, la révolution russe le ruine. Il entame des travaux alimentaires, la traduction des oeuvres de Stevenson pour les éditions de la Sirène. C’est son grand-oeuvre, du moins le seul que la postérité a retenu. Injustement. Il enchaîne donc romans et traductions. Ses livres se vendent mais la maladie s’en mêle et le couche. Finis les voyages à Kairouan, en Grèce, en Scandinavie. Il est abattu en 1936 par un mal irrémédiable.
Le coup est d’autant plus rude que Théo Varlet est un adepte de la vie, un frénétique des expériences nouvelles, un dynamique ébloui par les capacités humaines et la technologie, par les magies humaines et cosmiques. Nageur, marcheur, cycliste, il consomme la vie sans négliger ni la spéculation ni le rêve.
En avance sur son siècle, Théo Varlet est l’adepte de Whitman. Il jouit des ressources de la nature, y puise auprès des forces-mères toute l’énergie que réclament son corps et son esprit. Par le naturisme il communie avec le Cosmos — «Pas de barrière entre le moi et le non-moi» écrit-il — et tente toutes les expériences de son temps: l’opium qu’il évoque dans Le démon dans l’âme (1923) et le haschich, un sujet sur lequel il revient souvent. Dans «Télépathie» d’abord qu’il donne aux Bandeaux d’or à la fin des années dix, puis dans les «Notes de Haschich» (id., février 1922) enfin dans les «Autres notes de Haschich» qui verront le jour avec Le dernier Satyre (Malfère, 1923) volume réédité aux éditions Littéra en 1997). Plus tard, il rédigera Aux paradis du Hachich (sic) (Malfère, 1930) dont une esquisse paraît dans la revue Le Manuscrit autographe sous le titre «Topographie du hachich» (mai 1930, n° 27). Géographie des sensations, étude minutieuse des béatitudes paradisiaques, cet essai était conçu pour faire suite aux explorations baudelairiennes dont il réfute les impressions qu’il juge trop inexactes.
Fantasmagorie fantastique, rêve coloré, envol spirituel, la «littérature des intoxiqués» (dixit René Dalize dans Les soirées de Paris) s’enrichit avec Théo Varlet de formidables évocations, riches, lumineuses, tentantes pour tout dire. Reste que ce «jaloux de la divine extase» troque un jour sa version idyllique pour celle, plus authentique sans doute, de son overdose. «L’après-midi d’un poète» relate cette aventure fâcheuse où la drogue personnifiée le tance: «Ne fais donc pas tes yeux en billes de billard: tu y as coupé aussi, le jour où je t’ai si gracieusement suggéré que tu agonisais. Hein! ta frousse, citoyen positiviste, pour cette pauvre hallucination inoffensive de rien du tout!»
Avec l’accent de sincérité qui marque ses Épilogues et souvenirs (les Humbles, 1925), il reviendra sur l’épisode. Il la date des toutes premières années du siècle. Sa «Découverte du haschisch» est aussi celle du cauchemar et de la mort. L’«ami Paul (…) proposa incidemment l’expérience (…) mais je croyais le dawamesk (la fameuse confiture indienne de Baudelaire et du comte de Monte-Cristo) un produit exotique des plus difficiles à se procurer». Elle ne l’est pas et une crise «classique d’hilarité» le conduit à réitérer l’expérience. Mais «par une malencontre qui se révéla seulement par la suite, [le fournisseur] avait épuisé son extrait «gras», et nous fournit de l’extrait hydro-alcoolique dix fois plus actifs». Inconscient du danger, Théo Varlet absorbe quatre grammes de ce puissant hallucinogène «contre quarante centigrammes qui eussent été le maximum légitime!» Hallucination macabre, délires, sensation d’agonie, sommeils opaques, le poète ne se remettra que trois jours plus tard de cette «folie haschischique» durant laquelle il se souviendra avoir parcouru les limbes d’«une dimension de l’espace et de la durée inconnue aux humains (…) traversé de délices paradisiaques et de spleens affreux.»
Éric Dussert (extrait de la présentation de «Télépathie», Le Codex Atlanticus n°4).
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11/09/2013