Les âmes d'Atala

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Octave Uzanne

Chicago. Une visite matinale aux yards d‘Armour and Co. Croquis à la sanguine.

– Êtes-vous allé chez Armour ? me demandait-on sans cesse dans la métropole de l’Illinois.
– Non, cela ne m’excite que médiocrement.
– Allez-y, je vous assure ; venir à Chicago et ne pas visiter Armour, c’est, comme disent les Anglais, voir la pièce sans Hamlet !
Las de m’entendre répéter cette invitation à la boucherie, je me décidai à filer vers les « yards ». Je me rendis donc par le railroad du Lake shore, tout là-bas, vers l’Ouest, à ces Union Stocks Yards où se découvre la plus grande industrie de Chicago, celle des bestiaux qui, dans un vaste enclos ayant quatre fois plus d’étendue que notre Champ de Mars, sont parqués au nombre de vingt-cinq à trente mille environ.
A l’arrivée au milieu de cette plaine immense, parmi une armée de cavaliers, fermiers et cow-boys montés sir des chevaux superbes, d’une fringance égale à celle des coursiers de Buffalo-Bill, je me sentis comme naviguant sur un océan de bétail. A l’infini, tout à l’entour, sous le soleil du matin, des dos de moutons ou de porcs ondulaient, à peine endigués par de légères balustrades ; par places, le fauve pelage des bœufs émergeants apparaissait comme de longs rochers vivants, et de cette marée animale, embrumée de poussière, sortaient des rauquements, des bêlements, des mugissements de détresse, ainsi que d’une foire colossale et apocalyptique.
Avec l’esprit statistique cher aux Américains, on me montra la longueur kilométrique des rues pavées en bois ; on me parla de 20,000 auges à boire, de 50,000 auges à nourrir, de six puits artésiens fournissant l’eau et de 24,000 employés pour toute la surface de ces yards.
Puis, dans une poussière noire, au travers de rails encombrés de locomotives, de voitures d’approvisionnement, de carrioles de visiteurs, de courses de chevaux lancés au galop, par groupe de six à huit, avec un seul cavalier au centre, je fus conduit devant d’immenses et vilaines bâtisses grises et rouges, d’aspect sinistre, où l’on me confia à un boy pour la visite de ces fameuses entreprises qui font d’un bœuf ou d’un cochon vivant une certaine quantité de viande aussitôt salée et empaquetée pour la consommation quotidienne de l’univers.
Je me trouvais chez Armour and Co.
Déjà l’estomac comme dans une étau et le cœur en détresse, je revoyais au-dessus des bâtiments, en travers des rues et ruelles de cette ville lugubre, de larges ponts de bois sur lesquels bœufs ou moutons étaient poussés par bandes, et l’horizon était de tous côtés comme barricadé par ces viaducs vers la mort.
Dans l’atmosphère, une lourde odeur de viscères ouverts, mêlés à la tiède et fade vapeur du sang.
Aucun bruit d’usine ; un elevated spécial circulant là-haut, chargé de matières animales, quelques mugissements sourds et le martellement des sabots sur ces ponts élevés, canalisant les bœufs du Far-West vers les boîtes de conserves de la maison Armour.
Le boy me tira par la manche et me fit signe de le suivre au haut d’un escalier rouge, comme naguère celui de la veuve à la Roquette. Il m’expliqua que c’était ce matin-là une tournée de bœufs ; les cochons, plus gais dans la mort, plus rébarbatifs, plus folâtres comme masque d’agonie, étant réservés pour le lendemain.
Le petit escalier gravi, une porte s’ouvrit et aussitôt l’affreux spectacle se dessina, dont je ne compris le truquage et la mise en scène que peu après.
Au milieu d’une salle longue de mille pieds, trois ou quatre cents bœufs  déjà décapités, étaient pendus par un jarret d’arrière que les hommes demi-nus, sanglants, sciaient en deux, tailladaient à coup de hache, dépiautaient à l’aide de cisailles ingénieuses. Sur les côtés, des spécialistes rivalisaient de zèle et d’activité pour laver sur des éviers inondés d’eau tiède les tripes, les matières grises du cerveau, les rognons, les riz et les fraises, tandis que d’autres, perdus dans des montagnes de têtes, d’un rouge intense, que Delacroix même n’atteignit jamais, luttaient, la scie, la hache ou le couperet à la main, pour faire jaillir des boîtes osseuses les exquises cervelles et les yeux, régals des délicats.
Une puanteur intolérable, faite de boyauderies excrémentielles, de sang chaud et caillé, de graisses évaporées, de peaux retournées, montait en buée de cet abattoir dont je ne voyais encore que l’effroyable ensemble.
Le boy, très attentif, me fit remarquer le mécanisme initial ; – là-bas, à gauche, se lisait la préface, – j’approchai.
Des wagons, privés de toit, circulaient sans relâche, chargés chacun de deux bœufs et, au passage, des contrôleurs à massue leur octroyaient avec une vitesse prodigieuse la contremarque pour le paradis de la salaison.
A peine le coup de massue asséné, le wagon basculait, une des parois s’ouvrait et les deux bœufs  encore animés de spasmes musculaires, roulaient sur le sol, aussitôt harponnés par le jarret d’arrière, hissés sur un triangle, la tête en bas et, en une demi-seconde, largement égorgés.
Oh ! ce sang tombant en large cascade et qui, éclairé par le soleil fenestral, apparaissait en transparence vineux et violacé ! Combien de flots, en dix secondes, n’en vis-je point couler ! Combien de têtes hardiment coupées d’un habile coup de scie ne vis-je point tomber, immobile, écœuré, les semelles de mes chaussures comme collées aux dalles gluantes et visqueuses de cette ignoble fabrique !
Des boueux, munis de leurs repoussoirs de cuir, chassaient devant eux cette épaisse masse liquide au vermillon intense ; les bœufs en leur dernier convoi arrivaient toujours, aussitôt occis, et l’odeur devenait plus lourde, plus chaude, plus viscérale … Je m’enfuis, le visage verdissant, secoué par des nausées, et je visitai encore des pièces diverses, dévidages de boyaux, salles de salaisons, glacières, mises en boîtes, sans reconquérir mon aplomb. Ahuri de mon peu d’estomac, le boy me fit visiter la Fabrique de beurre d’Armour and Co.
Je croyais à l’idylle après le carnage, aux laiteries souriantes, aux senteurs réconfortantes et fraîches des caillés, à la blancheur des lins tamisant le beurre nouvellement sorti des batteuses. Hélas ! ce n’était point cela.
Le manager de la beurrerie me montra avec orgueil et complaisance des chambres de graisses porcines et bovines aux tons jaunes et blancs, réunies en d’énormes séchoirs ; il m’expliqua et me fit comprendre la mixture de ces suifs étranges avec des huiles aux provenances douteuses, et je dus passer successivement par tous les degrés de la fabrication de ce beurre innommable : je le vis accumulé dans des caves, plus jaune que nature, remué à la pelle par des terrassiers enfouis à mi-corps dans ces terrains graisseux ; puis, remontant vers d’autres étages, je pus en étudier la salaison mécanique et observer le maquillage de cette horrible mixture, la mise en boîtes, en petits pâtés fleuris de vignettes, encollerettés de papier par de jolies filles au doigté délicat.
O Virgile ! O Delille ! O Florian ! poètes des exquisités rustiques et des douceurs bocagères, qu’eussiez-vous pensé d’un tel démarquage de la nature !
Au sortir de cette beurrerie infâme, je n’avais plus qu’à regagner les bords du Michigan ; je repassai au travers de l’Union Stocks Yards, parmi les cow-boys et leurs véhémentes montures, et devant cette mer de bétail prête à s’écouler vers les archipels d’abattoirs voisins, je ne fus pas insensible aux cris stridents des cochons, à ces couinements déchirants et térébrants comme le bruit des scieries mécaniques et dont la plainte me suivra toujours lorsque je reverrai notre antique foire aux jambons.
Pendant huit jours, sinon davantage, je demeurai végétarien, et je puis être assuré de me défier à l’avenir de ces conserves de corned beef, de tongue of beef, d’extract of beef dont les boîtes, enveloppées de chromos violentes, s’étagent en pyramides aux vitrines de nos grandes épiceries et de nos marchands de comestibles.
Il est juste de dire que le spectacle de nos abattoirs est non moins révoltant, et que la nécessité de se nourrir créant la nécessité de tuer, il est un peu excessif de montrer des nausées devant le meurtre, alors qu’on n’en ressent aucune devant le bifteck ou le pot-au-feu ; mais ce qui répugne ici, c’est l’usine expéditive, l’organisation monstrueuse de la boucherie universelle qu’on prétend imposer à notre admiration. (*)

OCTAVE UZANNE
Couverture de la revue Art & Métiers du Livre
N°295 mars-avril 2013
Contient, sur 16 pages avec 35 illustrations en couleurs, un article intitulé :
« Octave Uzanne (1851-1931) Homme de lettres, bibliophile, journaliste … indépendant »
par Bertrand Hugonnard-Roche
Prix : 8,50 euros – Disponible dès maintenant en kiosque ou sur abonnement.
 » Une lueur pâlotte et vacillante flottant devant les rayonnages d’une bibliothèque chargée de riches reliures décorées : voilà ce que l’injustice oublieuse d’une notoriété mal récompensée laisse entrevoir d’Octave Uzanne. Fragile souvenir aujourd’hui que celui de l’œuvre de cet homme essentiel aux « Arts du Livre », depuis l’édition bibliophilique jusqu’à l’art de la décoration des reliures, entre 1875 et 1900. Ambitieux, déterminé, volubile et distingué par la plume, animé de « sensations d’art », Octave Uzanne est avant tout, et surtout, de ces caractères « indépendants » qui ne s’en laissent pas conter au risque de perdre beaucoup. Un chroniqueur écrit à sa mort en 1931 : « Dilettante laborieux, ayant vécu à une époque d’élégance, d’art désintéressé, d’indépendance ardemment défendue et de philosophie aimable, il aimait à répéter qu’il avait fait de sa propre existence un chef-d’œuvre. » Qu’en était-il vraiment ? C’est le portrait vivant d’un homme de lettres, d’un homme d’esprit qui fut tour à tour bibliographe travailleur, éditeur, écrivain, bibliophile novateur, journaliste affranchi, doué de la passion du livre et du beau et, osons le mot, « philosophe », que nous souhaitons esquisser. « 

Bertrand Hugonnard-Roche

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1/05/2013

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