La honte de soi
La Honte de Soi
Une femme me dit un jour : « j’ai honte parfois de ce que je pense. » Et toutes les inquiétudes de certains d’entre nous se trouvent en ces mots.
Il existe en nous des pensées que nous n’oserions et ne pourrions, d’ailleurs, avouer qu’à un très petit nombre de personnes. Ces pensées existent chez tous ; certains les traduisent en actes, d’autres les réprouvent, la plupart les ignorent.
Je ne sais si vous avez lu Le Petit Ami, de Paul Léautaud, ou Amours. Cet écrivain, s’étant dit, sans doute, qu’on ne raconte bien que ce qu’on a vécu soi-même et qu’il y aurait originalité à choisir le sujet de ses contes et roman dans ses propres souvenirs, s’ingénie à traduire en récits simples et sincères ses impressions, ses menues aventures d’enfance et de jeunesse. On comprend qu’il y ait de grandes difficultés et on assiste parfois à des hésitations significatives, hésitations dont il faut triompher, du reste, car l’éditeur est souvent obligé de remplacer par des lignes de points des aveux par trop dangereux. – Je suis sûr que beaucoup de lecteurs de ces livres trouvent cet homme cynique. Et bien, s’il est cynique, il m’a fait l’impression de l’être à peu de frais. Ou bien, malgré son apparente sincérité, il cache beaucoup de choses, ou bien c’est un saint. J’ai essayé de me représenter ce que serait un livre où je me raconterais avec une absolue loyauté et je déclare que je n’oserais le publier. Pourtant, je ne me crois pas l’envergure d’un monstre et je pense que la plupart de mes semblables, mes frères, reculeraient comme moi devant une confession totale. C’est pourquoi je proclame que Léautaud, s’il est franc, est un saint, et je pense qu’il n’est guère possible à la plupart d’entre nous de l’imiter. Il faut ajouter qu’il est fort difficile de lire en soi et que nous sommes aussi très habiles à dissimuler sous un tas d’excellentes intentions nos plus inavouables pensées, ce qui fait que nous nous apparaissons, en somme, assez présentables. Mais pour peu qu’on insiste ! – Aussi les prêtres sont ils forcés de s’entourer de précautions et d’user de subterfuges ingénieux pour obtenir, non de la simple sincérité – la sincérité est facile – mais quelque lucidité.
Il y a donc en nous des pensées que nous n’oserions avouer, soit qu’elles se traduisent en actes, en velléités, soit même que nous les ignorions.
Or, que nous n’osions avouer nos pensées par prudence, parce qu’il y aurait danger ou sottise à le faire, j’y consens ; mais non que nous en ayons honte devant nous-mêmes. – J’entends ici par honte tout sentiment qui peut paralyser notre volonté, et par pensées, tous les mobiles possibles de nos actes. – En avoir honte, c’est les reconnaître coupables. Et beaucoup n’hésiteraient pas à dire qu’il faut les annihiler en effet.
Mais, quand nous les jugeons ainsi, nous nous plaçons évidemment au point de vue extérieur de la morale et de la société. Cependant, il en est un autre, car, lorsqu’il nous arrive d’avoir honte de nous-mêmes, nous sentons pourtant que nos pensées et nos actes secrets ont une légitimité qu’aucune réprobation ne peut détruire.
Il y a donc là une question qui n’est pas résolue. Si je me juge au nom de la morale et de la société, je dois faire abstraction de moi-même. Mais ai-je pour devoir certain de le faire, voilà ce qu’il faut examiner.
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On voit sans peine que la cause de l’antinomie que je signale se trouve dans l’antagonisme qui existe et persiste malgré tout entre l’individu et la société.
En réalité, et quelles que soient les apparences, nous sommes toujours en révolte contre les lois de la morale et de la société, et quand nous les subissons, c’est parce qu’elles s’imposent par la force, force conventionnelle ou fictive, force sociale réelle. Certes, il y a en nous une conviction plus ou moins raisonnée, plus ou moins puissante, de la nécessité de notre soumission à ces lois; mais nous sentons aussi qu’elles sont souvent en opposition avec nos besoins et nos désirs. Et nous agissons dans un sens ou dans l’autre selon les circonstances. Tantôt ce sont les lois, tantôt ce sont nos désirs qui l’emportent. Mais quand ce sont les lois, si notre personnalité est faible, nous sommes satisfaits ; si elle est forte nous éprouvons une espèce de mécontentement et de regret ; nous avons fait notre devoir moral ou social, mais c’est comme si nous nous étions trahis nous-mêmes. Quand ce sont nos désirs au contraire, si notre personnalité est faible, nous sommes troublés, craintifs, comme le chien dont la chaîne vient de se rompre et qui se cache précipitamment dans sa niche ; si notre personnalité est forte nous ressentons de l’orgueil, un certain plaisir d’avoir osé braver les contraintes extérieures.
Il n’y a donc, dans toutes nos façons d’agir et d’interpréter nos actes, qu’une seule raison, celle de la force. Il ne s’agit pas ici de faire intervenir des facteurs hors d’usage, la conscience, la science infuse du bien et du mal ; on ne peut invoquer que les influences de l’éducation et du milieu, et ce sont là encore causes de faiblesse simplement, signes d’assujettissement aux suprématies sociales ou religieuses.
Or, la honte de soi n’est également qu’une forme des craintes que peut éprouver un caractère sans force. Il n’y avait, dans les cas que nous venons d’examiner, comme manifestation de volonté personnelle, que le mécontentement lorsqu’il s’agit d’obéissance, manifestation toute platonique d’une énergie qui se surprend en état de faiblesse, et l’orgueil quand il s’agit d’un acte de révolte effectif. S’il faut admettre la honte de soi, la force individuelle ne s’exerce plus nulle part d’une façon active et il faut accepter aussi qu’il ne puisse y avoir que satisfaction pour tous de céder aux contraintes extérieures, ce qui est absurde, à moins qu’on ne veuille – l’asservissement absolu de l’individu à la volonté sociale.
Ainsi, dira-t-on, vous permettez qu’on obéisse plutôt à ses désirs qu’aux lois ? Oui, si on le peut. Et je veux même qu’on accepte ce principe comme un devoir, qu’on cesse de se croire coupable parce qu’on lutte pour l’accomplissement de son désir, quel qu’il soit, et par n’importe quels moyens. Je veux que ceux qui l’osent cessent de se désapprouver et qu’ils s’estiment au contraire, car en se désapprouvant ils diminuent leur effort. Leur honte les affaiblit, les retient dans leur élan ; elle entraîne pour eux une méconnaissance de leur propre valeur et, par conséquent, des hésitations dangereuses.
Il leur sera facile, d’ailleurs, de reconnaître que leurs désirs sont aussi légitimes que les lois de la morale et de la société.
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Quand on définit les rapports de l’individu et de la société, on subordonne généralement la vie de l’un à celle de l’autre ; il semble établi que le devoir social prime le devoir individuel.
Or, je crois que cette idée n’est basée que sur des apparences. La société proclame que l’individu doit vivre d’abord pour elle ; c’est son droit. Et c’est son devoir de défendre cette conception. Mais c’est aussi le droit et le devoir de l’individu de la nier et de n’y point obéir. L’individu ne peut reconnaître qu’une seule loi, la sienne, sinon il est victime de la société. Mieux que cela, en se trahissant, il la trahit. L’individu est l’adversaire éternel de la société. Mais, par un effet qui peut paraître étrange et qui n’est que logique, c’est en la combattant que nous la servons, c’est en la servant que nous manquons à notre devoir envers elle comme envers nous-mêmes. Entre elle et nous il y a bataille sans trêve. Il faut que, de part et d’autre, l’acharnement soit absolu. Que la société se défende et opprime l’individu de tout son pouvoir, mais que l’individu s’insurge de toute son énergie contre elle. Si la société triomphe, c’est la fin de tout, c’est l’extinction de la vie humaine; il faut que ce soit l’individu, mais de haute lutte.
Telles sont les conditions réelles des rapports de l’individu et de la société. Généralement on en reconnaît d’autres, c’est-à-dire on reconnaît celles que dicte la société, excellentes pour elle, fausses pour l’individu. L’individu n’a pas à s’y soumettre, car c’est se déclarer vaincu d’avance et c’est compromettre l’avenir même de la société.
Le simple examen des faits nous fournira la démonstration de ceci. Il suffit, pour en reconnaître la signification, de se placer au point de vue de la nature même, et non au point de vue social, ce que l’on fait généralement et ce qui, d’emblée, altère l’aspect des choses. On commet presque toujours cette erreur initiale d’admettre la société comme but et raison de la vie humaine, quand elle n’est en réalité qu’une résultante toute logique des activités humaines. Dès lors on juge nécessairement à faux puisqu’on limite la valeur de l’acte humain à un de ses effets, et qu’on supprime le reste. On voit tout de suite que c’est ainsi qu’on est arrivé à proclamer l’illégitimité des besoins et des désirs de l’individu, du moins de tout ce qui ne semble pas se rapporter directement à un état donné de la société. Or, ce qui a produit la société, l’acte humain stimulé par le besoin, doit aussi continuer à la faire vivre. Supprimer le désir, c’est immobiliser la société, c’est la condamner à mourir.
Il faut donc considérer la société comme une manifestation de la vie humaine et, par rapport à l’individu, comme un milieu qu’il a contribué à créer en exerçant ses activités, et où il doit continuer d’agir pour et par lui-même, uniquement. Il a contribué à la créer en vivant sa vie, il contribuera à la faire vivre en accomplissant ses propres besoins, en satisfaisant ses propres désirs. Mais, pour cela, il faut qu’il s’insurge sans cesse contre elle, car elle s’opposera toujours à son effort, parce que le phénomène social n’a pu détruire la loi naturelle de la lutte pour l’existence. Notre vie est toute d’hostilité envers nos semblables. Elle est restée essentiellement telle que celle des bêtes qui luttent et s’entredévorent. Et c’est pour cela que l’individu est l’adversaire éternel de la société. Nous verrons dans quelles conditions s’offre pour lui la lutte et comment il peut exercer son devoir individuel.
Je pense donc trouver l’explication que je cherche, c’est-à-dire celle du devoir humain, en considérant la société comme une résultante des activités humaines et en ne perdant pas de vue que l’individu y doit rester soumis aux lois qui dominent toute la vie. Il n’y a pas de lois sociales, il n’y a que des lois naturelles, et l’homme ne doit connaître que celles-ci. Il faut détruire les interprétations conventionnelles au moyen des seuls arguments que nous donne la compréhension de la nature.
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Ce serait commettre une erreur du genre de celle que je signalais tantôt que de dire qu’il faut choisir entre la société et l’individu, que l’un doit céder devant l’autre. La société est une nécessité. Elle résulte des propriétés mêmes qui sont en nous. L’homme, avec quelques autres animaux détient une faculté en quoi se résument pour ainsi dire toutes les causes de supériorité. L’homme est un être sociable. Il l’est à un degré beaucoup plus élevé que n’importe quel autre animal, parce que les facultés qui créent la sociabilité sont développées chez lui au plus haut degré : affectivité, langage, association des idées, conception du temps et de l’espace, etc. Et c’est ce qui a été cause de sa victoire sur ses congénères. Plus la faculté générique qu’on appelle sociabilité est grande chez une race, plus cette race a de chances de perdurer. On pourrait citer de nombreux exemples de ce fait. La force de l’espèce n’est pour rien dans l’affaire, puisque des êtres très faibles réussissent à vivre en société, là où d’autres, très forts, mais isolés, ont trouvé la dégénérescence et la mort.
Donc, la sociabilité est un bien, et c’est elle qui permet à l’homme d’accomplir les œuvres qui assurent sa domination sur le monde. Il faut même reconnaître que la forme que revêt la société, forme d’une signification qui se définit de plus en plus nettement et qui s’avère de plus en plus en opposition avec les tendances de l’individu, il faut reconnaître que cette forme est toute naturelle, qu’elle s’impose en vertu de lois contre lesquelles nous ne pouvons rien. Les sociétés humaines tendent à devenir ce que sont les sociétés animales, où l’individu est complètement asservi à la collectivité ; et c’est là leur signification même, il serait inutile de le nier. Tout au plus peut-on dire que l’individu humain résistera plus longtemps que les autres à l’emprise sociale, à cause de ses facultés supérieures ; mais sa défaite est pour ainsi dire certaine.
Sa défaite ! J’ai employé là intentionnellement un mot dont je me propose de tirer quelques considérations.
L’individu sera vaincu, oui, en tant qu’élément social; mais il gardera entière l’intégrité de son domaine intérieur, du domaine secret des pensées et des actes contre lequel la société ne peut rien.
C’est ce domaine qu’il s’agit de connaître, d’explorer, et dont il faut donner l’hégémonie consciente à l’individu. C’est là qu’il pourra se réfugier; c’est là qu’il pourra constituer sa vie propre, la seule qui vaille, celle pour l’édification de laquelle il accorde à ses semblables l’effort qu’ils exigent. De tout temps, on a tenté de la lui fermer. On a essayé de l’en écarter comme d’un lieu maudit. La société en formation a agi de tout son pouvoir contre le moi intérieur, parce que c’était là, en effet, que résidaient pour elle les plus grands dangers.
Elle le devait et elle le pouvait. Elle le devait et le pouvait en vertu d’une logique harmonie qui explique comment elle a pu se constituer en dépit ou, peut-être, à cause de l’égoïsme humain. Il fallait que l’homme fit les progrès que lui permettait le don de sociabilité pour atteindre à la conscience de son moi, et il pouvait se soumettre aux conditions nécessaires de l’évolution parce que sa personnalité était mal définie encore.
Les forces qui agirent donc alors avaient une raison d’être et elles portaient en elles la cause de leur victoire. Et tandis qu’elles agissaient, la pensée humaine les interprétait selon les apparences qui devaient les favoriser. Faible, elle cherchait dans sa propre impuissance l’explication des phénomènes qu’elle subissait et voulait à sa soumission des raisons surnaturelles. C’est alors qu’elle conçut sa propre réprobation.
La honte de nous-mêmes nous est venue aux temps de terreur et d’asservissement aux grandes forces inconnues du monde. L’homme tremblait devant les mystères de la vie et de la nature, et la peur lui fit découvrir le mal en lui-même. Tant de menaces, tant de calamités ne pouvaient sévir que parce qu’il y avait à châtier. Et que pouvait-il y avoir à châtier, sinon la malignité humaine ? Ainsi l’homme fut victime à la fois de sa faiblesse et de son orgueil à une époque de formation sociale, c’est-à-dire à une époque où logiquement il devait l’être.
Il fallait donc qu’il créât le mal, et il ne pouvait le créer que de ses désirs et de ses espérances, n’ayant que des espérances et des désirs à opposer aux forces qui le dominaient et qui en étaient adversaires. Tout ce qui était ardeur, puissance, volonté, devait donc être réprimé, anéanti ; tout ce qui s’élevait vers la clarté et le bonheur devenait donc révolte. Le bien ne pouvait naître que de la douleur et du renoncement.
De là, toutes les religions protectrices, créatrices de la société, et leur haine de l’individu et de la vie. Les religions sont sociales, elles sont anti-individualistes. Elles mettent au service de la société les forces surnaturelles, c’est-à-dire les illusions et les effrois, sans lesquels les sociétés ne pourraient se constituer. Elles ne peuvent tirer de l’individu les forces cohésives dont la société a besoin ; elles les tirent du monde extérieur de la convention, pour le plus grand bien de l’individu, oui, mais contre lui-même.
Et tout ce qu’elles inventèrent prouve leur préoccupation de rabaisser l’individu, de l’atteindre dans tout ce qui favorise son développement personnel. Elles voulaient le bien de l’homme, mais par sa soumission à la collectivité. C’est ainsi qu’elles cherchèrent l’ombre, le silence, l’expiation ; elles proscrivirent la beauté ; elles refusèrent à l’homme tout ce qui pouvait lui inspirer confiance et orgueil ; elles voulurent qu’il se complût dans la tristesse et le désespoir. Et plus étaient âpres les conditions de l’existence, plus l’homme était malheureux, plus elles pouvaient et devaient être cruelles. Celles qui fleurissaient dans des milieux plus cléments étaient douces et parfois souriantes ; elles concevaient des divinités qui permettaient à l’homme de croire au bonheur.
D’une signification identique, apparaissent évidemment les dogmes sociaux, les lois qui consacraient l’organisation graduelle de la société. Les lois sociales sont toujours semblables aux lois religieuses : les unes ne sont que la transcription des autres. C’est ainsi que nous trouvons les mêmes rigueurs, aux mêmes époques, dans les unes comme dans les autres.
Et, de même que la loi religieuse cherche ses sanctions dans l’illusion, dans le monde surnaturel, dans les terreurs humaines, de même la loi sociale cherche les siennes dans les erreurs, les ignorances humaines, et les formule sous l’aspect de conventions, de préjugés qui lui permettent de se constituer progressivement.
Ce que je viens de décrire là, c’est donc l’histoire de l’asservissement de l’individu à la société. La société se développe en vertu de nécessités qui sont en l’homme même ; pour pouvoir se constituer, elle doit dominer l’individu, se servant, pour cela encore, des faiblesses qu’elle trouve en lui. Mais tout ne se termine pas là, et l’homme ne doit pas devenir vraisemblablement ce que deviennent les autres individus animaux réunis en sociétés. Sous les conventions, les préjugés, les apparences, la vie individuelle persiste en lui. L’homme est l’animal chez qui le sens de la personnalité est le plus développé; c’est peut-être le seul chez qui il se soit constitué entièrement; c’est lui qui a le plus fortement conscience de son moi. On peut dire que, de même que l’individualité physiologique, l’individualité psychologique a atteint chez lui la plus haute expression. Il n’est pas, en effet, difficile de suivre, par l’échelle des êtres, les degrés d’une évolution qui montre parfaitement ce développement. On voit que les premières formes de la vie se scindent facilement sans périr ; mais la constitution graduelle des centres nerveux rend progressivement de plus en plus difficile toute scission et, en même temps que la concentration de la vie physiologique, doit se produire évidemment celle de la vie psychologique, puisque l’une n’est qu’une résultante de l’autre.
On peut présumer que c’est à ce sens plus nettement défini de sa personnalité que l’homme doit la survivance de son moi, sa résistance aux forces sociales qui tentèrent de l’annihiler ; là où les animaux inférieurs succombèrent comme individus, furent résorbés par l’organisme supérieur qui se formait d’eux, l’homme sut garder son individualité.
Ce sont les manifestations de cette survivance que l’on peut nettement définir en l’homme et ce sont elles qui constituent l’antinomie désormais irréductible entre l’individu et la société. Si parfois l’individualité humaine souffrit, si parfois elle sembla languir sous toutes les contraintes qu’elle subissait, jamais elle ne fut vaincue et même, à aucun moment, elle ne fut sérieusement menacée. Constituée comme elle l’est chez l’homme, rien ne peut prévaloir contre elle; l’homme lui-même ne peut la détruire. Humiliée, elle prend des apparences cauteleuses et ironiques. Et elle rend avec usure le mal qu’on prétend lui faire. Elle se retourne contre ceux qui la persécutent et se venge en les corrompant, en les livrant à toutes les angoisses du doute; à toutes les terreurs du regret. En vain lui opposa-t-on l’espérance des compensations éternelles ; elle s’en rit et, malgré les apparences, toute-puissante, garda sous sa domination ceux qui la reniaient. Plus ardemment, plus passionnément, ils se donnèrent à elle, les pauvres blasphémateurs, mais comme se livrent ceux qui ont la hantise du mal, avec des désirs de haine, des rages mauvaises, la maladive recherche du péché, l’espérance du châtiment, le bas orgueil des voluptés de l’ordure. A aucun moment, le goût du crime, le besoin de braver la terreur ne furent plus grands qu’aux siècles de grande religiosité ; à aucun moment, les hommes ne descendirent à de plus vilaines, de plus ridicules, de plus grotesques dépravations. Enfantinement, ils s’en prenaient à leurs propres créations. C’était la vie qui se soulevait en eux de toutes ses forces trop longtemps écrasées, et elle leur faisait expier leur haine en les jetant à des assouvissements de folie dont ils sortaient brisés d’effroi et de dégoût.
Ainsi, le mensonge devint une nécessité pour l’homme. Il avait fait le mal de tout ce qui aspire en lui au bonheur, au libre élan de l’être vers l’espérance, parce que ses aspirations, manifestations de sa vie individuelle, hostiles au développement social, devaient être asservies à une nécessité supérieure. Il fut condamné à créer le monde du mensonge, où il devait vivre en apparence, tandis qu’il se réduisait aux assouvissements secrets ; obligé de se cacher pour vivre selon ses désirs, et aboutissant au plaisir du péché pour tenter de recouvrer les joies perdues.
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Et c’est cette contradiction entre le devoir social et le devoir individuel qu’exprimait cette femme qui me disait: (« J’ai honte parfois de ce que je pense. ») Elle avait honte parce qu’elle ne savait pas encore discerner ses devoirs et parce qu’elle n’avait pas appris à distinguer l’origine et la raison d’être de ses désirs secrets. Elle avait honte parce qu’elle se sentait ennemie des conventions qui réglaient sa vie et parce qu’elle croyait qu’en s’insurgeant contre elles elle faisait mal.
Or, elle ne faisait que se délivrer de l’antique sujétion sociale qui a si longtemps pesé sur les générations d’autrefois. Les ancêtres l’avaient subie parce qu’il y avait à cela une raison ; cette raison n’existe plus, et ceux qui savent secouent légitimement le joug. Ils peuvent le faire sans crainte, donnant enfin à leur moi les droits qu’il réclame et dont il est digne, puisqu’il a su en garder si longtemps le désir.
A ceux qui ont peur d’eux-mêmes et n’acceptent que les lois des antres, il n’y a rien à dire. Ils refusent éternellement les grandes jouissances et passent dans un monde silencieux et vide, à la recherche de quelques illusions. Ce sont de braves gens médiocres et poltrons, qui n’ont que ce qu’ils méritent. Mais la plupart des hommes s’abandonnent à leurs désirs tout en les réprouvant. Ils savent à peine ce qui se passe en eux. Ils subissent le blâme qui frappe leur vie secrète et s’efforcent de se dissimuler à eux-mêmes des aspirations, des besoins qu’ils avouent impurs. Tout, en eux, est hypocrite, et ils se complaisent dans leur lâcheté, car ils goûtent un plaisir pervers à se livrer à des joies qu’ils croient défendues.
Les forts seuls ont l’orgueil conscient ou inconscient de leurs aspirations, parce qu’ils les sentent belles et légitimes. Ils repoussent les réprobations et ignorent les terreurs. C’est à peine s’ils consentent à dissimuler. Il y a dans leur regard le mépris des mesquineries et des mensonges. Ils s’en couvrent comme d’un sale manteau rapiécé qui leur pèse aux épaules et parce qu’on ne souffrirait pas qu’ils fussent nus.
Eh bien, tout est là. J’ai voulu montrer que, de même que la morale diffère de latitude à latitude, elle peut différer aussi d’individu à individu ; donc qu’elle n’existe pas. J’ai voulu montrer que l’individu est l’ennemi éternel de la société, qu’il obéit à des lois qui sont absolument le contraire de celles de la société ; que celles de la société ne reposent que sur des conventions nécessaires, mais n’existent pas par elles-mêmes ; que les seules vraies sont celles de l’individu, parce qu’elles sont l’émanation de son être, la condition de son existence et de son développement continu. J’ai voulu montrer, enfin, l’origine et la signification de ces lois de l’individu et de la société, afin de définir comment il faut se comporter envers elles.
Je propose l’acceptation hardie et fière des unes, l’assouvissement le plus étendu et conscient de tous les désirs de la vie, le culte de toutes les forces qui exaltent la beauté et la joie, la suprématie absolue donnée à l’individu ; et, aux autres, l’acceptation apparente, l’acquiescement indifférent et orgueilleux, l’accomplissement tranquille d’un devoir qu’on dédaigne et méprise.
Cachons nos pensées et nos désirs aux êtres qui ne peuvent les comprendre, mais écoutons-les, obéissons leur. C’est alors seulement que nous vivrons réellement. C’est en ces moments que nous échappons aux banalités et aux laideurs qui constituent ce que l’on a appelé le devoir. L’homme qui ne vit que l’existence d’usage que lui créent ses semblables et leurs exigences ne vit pas. Il n’est lui-même que lorsqu’il échappe aux tyrannies sociales, lorsqu’il se rit des lois et des réprobations, lorsqu’il s’élève en dédains, en solitaires fiertés. Il faut cacher ses pensées, oui, mais il n’en faut pas avoir honte. Il faut cacher ses pensées pour s’en enorgueillir, au contraire, et pour mieux les vivre.
Jean-François Elslander
La Société Nouvelle, août 1907
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4/02/2013