« Élections, piège à cons »
Le suffrage universel atomise les « hommes » concrets
Le suffrage universel est une institution donc un collectif qui atomise ou sérialise les « hommes » concrets et s’adresse en eux à des entités abstraites, les citoyens, définis par un ensemble de droits et de devoirs politiques, c’est-à-dire par leur rapport à l’État et à ses institutions. L’État en fait des citoyens en leur donnant, par exemple, le droit de voter une fois tous les quatre ans, à condition qu’ils répondent à des conditions très générales – être Français, avoir plus de vingt et un ans – qui ne caractérisent vraiment aucun d’entre eux. De ce point de vue, tous les citoyens, qu’ils soient nés à Perpignan ou à Lille, sont parfaitement identiques, comme nous avons vu qu’étaient les soldats dans l’Armée : on ne s’intéresse pas à leurs problèmes concrets qui naissent dans leurs familles ou dans leurs rassemblements socioprofessionnels.
En face de leurs solitudes abstraites et de leurs séparations se dressent des groupes ou partis qui sollicitent leurs voix. On leur dit qu’ils vont déléguer leur pouvoir à l’un ou à plusieurs de ces groupements politiques. Mais, pour «déléguer son autorité», il faudrait que la série constituée par l’institution du vote en possédât au moins une parcelle. Or ces citoyens identiques et fabriqués par la loi, désarmés, séparés par la méfiance de chacun envers chacun, mystifiés mais conscients de leur impuissance, ne peuvent en aucun cas, tant qu’ils ont le statut sériel, constituer ce groupe souverain dont on nous dit qu’émanent tous les pouvoirs, le Peuple. Attendu qu’on leur a octroyé le suffrage universel, nous l’avons vu, pour les atomiser et les empêcher de se grouper entre eux. […]
Voter, c’est sans doute, pour le citoyen sérialisé, donner sa voix à un Parti, mais c’est surtout voter pour le vote, comme dit Kravetz ici-même, c’est-à-dire pour l’institution politique qui nous maintient en état d’impuissance sérielle.
« Élections, piège à cons »,
Les Temps modernes, 1973
Note : « De ce point de vue, tous les citoyens, qu’ils soient nés à Perpignan ou à Lille, sont parfaitement identiques » : de ce point de vue, peut-être, mais…
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19/04/2012