Editeurs pauvres !
Reproduites ci-dessous quelques réflexions intéressantes adressées à ceux et celles qui aiment les livres par Michel Valensi, des éditions de L’Éclat (Paris) à l’occasion des Troisièmes Rencontres de l’édition indépendante de Marseille, et qui nous parlent, à nous, pauvres trublions du lumpen éditoriat.
Le plus simple, c’est encore de ne pas se définir et de faire, dans l’ombre et en fermant sa gueule. Reste que nous demeurons des éditeurs fauchés. C’est indéniable. Sommes-nous pour autant des éditeurs pauvres ? Pourquoi pas, mais ça implique la profession de foi. Le côté curé qui déboite ne nous déplait pas, mais ouvre la porte, les fenêtres et la trappe du chat (saleté de chat !) aux zélateurs de tout poil (saleté de chat !). A regarder la tête de François Marie Machin quand nous entrons dans son magasin de livres, l’air constipé de la madame de la Poste quand nous essayons de la gruger sur le poids de nos paquets ou l’air dédaigneux de nos pairs sorbonnards quand nous oublions de payer l’entrée à un colloque, nous serions plutôt cataloguer Éditeur voyou. Ce que nous assumons à coup sûr parce qu’il nous arrive de casser des genoux et parce qu’il est hors de question de se faire piquer l’éclatant épithète par la fange patronnière. Pour le reste, on fait des livres. Un peu comme on fait des conneries.
» Je ne sais pas si j’édite librement, ni si je suis indépendant. Mais pour le moment, je me sens pieds et poings liés par une situation économique difficile, et assez peu libre de mes mouvements. Au point que je me demande, par exemple, si la nouvelle collection que je viens d’inaugurer à L’Éclat – et qui consiste à publier des petits livres de petits formats à petits prix « dans l’air du temps » – n’est pas le résultat d’une dépendance absolue par rapport à un marché ou une nouvelle configuration des temps de lectures. J’espère que non, et le plaisir que je prends à concocter ces petits « éclats », et l’accueil des lecteurs qui ont plébiscité depuis longtemps cette « idée » vieille comme le livre lui-même, me donnent quand même quelque nouvel espoir. Adrienne Monnier [1] avait d’ailleurs en son temps fait l’éloge de ces « livres pauvres », ce qui n’est pas sans rapport avec notre sujet.
« Liberté d’éditer » : le thème sonne un peu comme un sujet du bac, ce qui remonte pour moi à trop loin dans le temps pour que je puisse m’appuyer sur quelque souvenir personnel des cours de philo. C’est donc en « candidat libre » et sans filet que je vais devoir affronter l’épreuve, devant un public, en forme de jury, probablement bienveillant, mais qui ne me pardonnera probablement pas mes trop grands écarts par rapport à la ligne définie ici : « Indépendance = Liberté, et vice-versa. »
Je ne vous cache pas que j’ai beaucoup de mal avec ces deux termes, et surtout avec leur application au « commerce » du livre. Ce qui ne veut pas dire que je les rejette – le catalogue des éditions de l’Éclat, qui a accueilli plus de 200 auteurs au cours de ces 27 années d’existence, semble s’être construit « malgré moi et malgré eux » précisément autour de ces notions, comme on le verra bientôt. En tout cas, la formule « éditeur indépendant » a surgi il y a quelques années, au sein de diverses instances fédératives (centres régionaux, syndicats, collectifs d’éditeurs, etc.) pour définir une catégorie d’éditeur, un type de travail, qu’on a voulu dissocier d’une autre catégorie d’éditeur, d’un autre type de travail. Les proto-« éditeurs indépendants », dont je faisais partie et qui ont vu le jour à la fin des années 1970 et au début des années 1980, étaient en quelque sorte des M. Jourdain qui faisaient dans l’indépendance sans le savoir. Nous aurions pu alors, et tout aussi bien, prendre le parti d’un Joseph Beuys qui, face à ce que devenait l’art contemporain, avait écrit l’ouvrage resté célèbre, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, et clamer à notre tour : « Par la présente, nous n’appartenons plus à l’édition », laissant les éditeurs à leurs bricolages, tandis que nous aurions inventé une autre manière de faire des livres [2].
Nous serions devenus, par exemple, « éditant », ou « publieur », ou encore, plus subtilement, « édilétant » (où l’oreille bien intentionnée entend aussi : « édiles », qui étaient magistrats romains issus de la plèbe et dont la première fonction était l’entretien du temple de Cérès, déesse des moissons et de la fécondité ») ou « publicateur » (où l’on entend « public », au sens du « service public », que se doit d’accomplir celui qui a la tâche de fournir les outils, en forme de livre, d’une meilleure éducation civique). On a préféré dire que nous étions « indépendants », et affirmer que nous pouvions ne plus « dépendre » de qui que ce soit, ni de quoi que ce soit, sinon de ces instances qui existent parce que nous existons, et trouvent leur raison d’être, à juste titre, parce que nous nous débrouillons par nous-mêmes et tirons le diable par la queue.
Sur les questions d’indépendance et de liberté, j’ai voulu interroger les quelques livres publiés à L’Éclat depuis 27 ans, et y ai finalement trouvé pas mal de choses, comme je le disais au début. Je commencerai par une citation du philosophe italien, Carlo Michelstaedter, extraite de La Persuasion et la Rhétorique, que j’ai fait paraître en 1989. Ce texte, diabolique, dont nous ne sommes pas sortis indemnes, qui interroge les concepts de persuasion et rhétorique chez Platon et Aristote, était à l’origine un mémoire de maîtrise, que l’auteur, à peine âgé de 23 ans, avait adressé à ses professeurs. Sans attendre le verdict de l’autoritas, il avait mis fin à ses jours le soir même de son achèvement, d’un coup de revolver:
Michelstaedter écrit : « Un poids pend à un crochet et parce qu’il pend, il souffre de ne pas pouvoir descendre : il ne peut se dégager du crochet puisqu’en tant qu’il est un poids, il pend, et en tant qu’il pend il est dépendant. Nous voulons le satisfaire. Nous le délivrons de sa dépendance, nous le laissons aller afin qu’il assouvisse sa faim du plus bas et descende en toute indépendance jusqu’à ce qu’il se satisfasse de descendre. – Mais s’arrêter ne le contente en aucun des points atteints et il veut encore descendre, car le point suivant est plus bas encore que celui qu’il atteint chaque fois. … Sa vie est ce manque de sa vie. Le poids s’empêche lui-même de posséder sa propre vie et ne dépend plus d’aucune autre chose que de lui-même en tant qu’il ne lui est pas donné de se satisfaire. »
Qu’est-ce à dire, appliqué au sujet qui nous intéresse ? Qu’il est dans notre nature d’éditeur de pendre et de dépendre du crochet auquel nous sommes suspendus : crochet d’éditeur, comme on dit « crochet de boucher » dont nous serions le « bœuf écorché », défini par les lois du marché qui nous contraignent, et qu’il serait illusoire de penser que nous pourrions ne pas en dépendre, que nous pourrions toujours « descendre » vers le point le plus bas d’absolu, libre de toute contingence économique, libre de la librairie, libre du « livre », ces fameux livres qui pèsent de tout leur poids sur nos frêles épaules d’individus dépendants, persuadés de notre indépendance. Je sais bien que la question de la dépendance, dans la discussion qui nous concerne, renvoie plutôt à la dépendance économique de groupes plus ou moins gros, plus indépendants des contingences quotidiennes, plus « riches », tout simplement et je reviendrai sur ce mot tout à l’heure.
Mais je voulais tout de même en ouverture, dire cela pour éviter toute équivoque ultérieure.
Indépendance, donc qui nous rendrait plus libres. Voyons voir. Et traitons la question comme s’il s’agissait de savoir : qu’est-ce que la liberté ?
Je parle de la liberté toujours à venir, qu’il va nous falloir construire. Pour la construire, il nous faut nous tourner vers ceux qui nous ont précédé, pour voir comment ils s’y sont pris pour aboutir finalement à la catastrophe toujours présente de notre absence de liberté. Il faut bien dire cela. Si ça n’était pas le cas, ça se saurait.
Un petit saut donc au XIIIe siècle avec Dante, qui écrit : « Liberté, qu’il va chercher au loin, qui lui est si chère, comme le sait celui qui pour elle refuse sa propre vie » (Purgatoire 1, 71-72). J’avais déjà cité ces vers au point 10 du « Petit traité plié en dix sur le lyber » paru en 2000 dans Libres enfants du savoir numérique, une anthologie du libre, préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, qui était un moyen, alors, de jouer pleinement la carte de cette « liberté en puissance » que pouvait nous donner internet, avant que les marchands de bits et de mégabits s’en mêlent.
À lire Dante, donc, s’agissant de liberté, on tomberait d’emblée sur un os. Comme le poids de tout à l’heure, la liberté serait ce point ultime vers lequel on tend, vers lequel on pend et dont on dépend, et dont l’atteinte est contemporaine du refus de sa propre vie. On comprend alors pourquoi Michelstaedter s’est tiré une balle dans la tête.
Liberté d’éditer serait donc ce point ultime vers lequel l’éditeur indépendant tend, et pour lequel il renonce à sa propre vie comme existence privée. La liberté serait finalement la vie passée à tendre vers la liberté, sans jamais l’atteindre. Une Will zur Freiheit, toujours insatisfaite. Même sans avoir une vieille expérience d’édition, je suis sûr que certains confrères dans la salle ne pourront que confirmer l’exactitude de cet axiome. Y a-t-il une vie après la vie d’éditeur (indépendant, libre, comme vous voudrez) ?
Vous allez trouver que j’exagère, et effectivement j’exagère, mais une fois qu’on aura tout ébranler on aura une idée de ce qui est « inébranlable », comme le dit le bon Jules Lequier, philosophe breton du XIXe par lequel s’ouvre le catalogue des éditions en 1985.
Lequier, comme nous aujourd’hui, s’est posé la question de la liberté et de l’indépendance. On peut même dire qu’il n’a fait que cela au cours de sa courte vie, qu’il achève en se noyant dans la baie des Rosaires à quelques kilomètres de Saint-Brieuc.
Le titre qui inaugurait L’Éclat était Comment trouver, comment chercher une première vérité. J’insiste bien sur l’ordre des verbes : d’abord trouver, ensuite chercher. Ce qui veut dire que finalement ce qu’on trouve, comme vérité ultime de notre « liberté », c’est notre propre recherche. Le texte en question est fragmentaire, inachevé. Quelle est-elle cette première vérité que l’on trouve dans la recherche ? se demande Lequier. Dans la cinquième partie du livre, qui regroupe des notes encore non articulées, on se réjouit d’apprendre qu’au milieu du chemin de sa vie, Lequier est parvenu à une définition de cette première vérité. Lequier écrit : « À présent je possède, désormais je tiens sous ma garde les plus certaines des vérités et les premières en ordre : je suis libre ; je suis par-delà ma dépendance indépendant, et dépendant par-delà mon indépendance ; je suis une indépendance dépendante ; je suis une personne responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m’a créé créateur de moi-même. Enfin je respire. Je l’ai trouvée cette première vérité. La liberté, condition positive de la connaissance. »
On ne pouvait pas mieux illustrer le propos de nos journées : « Une indépendance dépendante, […] une personne responsable de moi qui suis mon œuvre, à Dieu qui m’a créé créateur de moi-même ».
On m’excusera de parler de Dieu dans cette enceinte séculière, mais il suffit de remplacer Dieu par « le monde », ou « la nature », ou « la réalité socio-économique », ou « les trois formes de pratique sociale », et on approchera de ce statut de l’éditeur que nous voudrions illustrer aujourd’hui : cette indépendance dépendante que le-monde-tel-qu’il-est a créé « créateur de lui-même », et donc libre de sa décision de renoncer à sa vie (privée) pour se faire « édilétant » ou « publicateur », comme je disais tout à l’heure.
Mais je n’en ai pas fini. Parce que j’ai bien conscience de n’avoir fait jusqu’à présent que tourner autour du pot, en évitant soigneusement d’évoquer la question précise de l’édition indépendante, telle qu’elle a pu être définie dans le livre – en tous points remarquable – de Thierry Discepolo – remarquable bien entendu en ce que lui ne tourne pas autour du pot et appelle un chat (qui mange les souris) un chat (qui mange les souris). Et il est probable que le silence relatif qui a entouré sa parution soit dû essentiellement au fait qu’aujourd’hui on a changé le sens des mots et qu’on essaie de nous faire passer des vessies pour des lanternes.
Ce n’est pas nouveau et déjà au Ve siècle avant Jésus-Christ Thucydide dénonçait cela. Je vais vous lire un passage qui mérite l’attention et qui illustre, je crois, notre propos. Il fait l’objet d’un long développement de Massimo Cacciari, dans un livre que j’ai publié en 1995, Déclinaisons de l’Europe : « Mais la guerre, en faisant disparaître la facilité de la vie quotidienne, enseigne la violence et met les passions de la multitude en accord avec la brutalité des faits. Les dissensions déchiraient donc les villes. Celles qui en furent victimes les dernières, instruites par l’exemple qu’elles avaient sous les yeux, portèrent bien plus loin encore l’excès dans ce bouleversement général des moeurs ; elles montrèrent plus d’ingéniosité dans la lutte et plus d’atrocité dans la vengeance. En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement à l’hétairie; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. Le bon sens n’était plus que le prétexte de la mollesse ; une grande intelligence qu’une grande inertie. La violence poussée jusqu’à la frénésie était considérée comme le partage d’une âme vraiment virile ; les précautions contre les projets de l’adversaire n’étaient qu’un honnête prétexte contre le danger. Le violent se faisait toujours croire ; celui qui résistait à ces violences se faisait toujours soupçonner. Dresser des embûches avec succès était preuve d’intelligence ; les prévenir, d’habileté plus grande » (III, 82-87).
On notera que le fait de « changer le sens des mots » advient ici, chez le grand Thucydide, dont j’espère que vous aurez apprécié la clairvoyance, dans une situation de guerre où désormais tous les coups sont permis. Peut-on dire aujourd’hui que nous sommes en guerre ? Je parle de l’édition. Mais si admet l’idée que, dans les prochaines années, l’édition française comptera plus de morts que de vivants et que les vivants seront regroupés sous quelques bannières que l’on pourra compter sur les doigts de la main, alors oui, d’une certaine manière, une guerre certaine a été déclarée sur le champ de bataille des espaces où le livre s’expose et qu’il nous faudra guerroyer dur pour « tenir nos positions », « tenir nos engagements » « tenir simultanément nos positions et nos engagements », et enfin tenir le coup face aux coups qui ne sont pas des coups du sort.
C’est cet état de guerre qui, je crois, a justifié le livre de Thierry Discepolo, et le ton polémique de certaines de ses parties. On a pu le lui reprocher, parce qu’après tout on est une grande famille, des petits vont jouer dans la cour des grands (rarement l’inverse), les grands partagent quelquefois les miettes de leurs casse-croûtes avec les petits, et on a même un grande récré générale à la Porte de Versailles de Paris, une fois par an, où les casse-croûtes (boisson comprise) coûtent 8 euros. Mais ces reproches ne tiennent pas parce qu’au-delà de la polémique le propos reste d’une parfaite actualité et sa démonstration est implacable. Et il est normal qu’une partie de la profession et de la presse ait préféré le passer sous silence, parce qu’on sait, depuis Giorgio Colli, que « les invicibles, on les tue par le silence ». Guerre, donc, et voyons maintenant comment nous pourrions sortir vivants de cette guerre, et quels mots il convient d’employer pour affûter nos armes.
Indépendance, franchement, ne me satisfait pas. En repensant à ce qui pourrait définir notre « action », quelque chose comme une évidence s’est imposé à moi. Tout cela, finalement, est une question d’argent. L’argent que l’on a (ou pas) pour construire des outils de réflexion qui permettraient de penser notre « liberté » comme une condition positive de la connaissance, un moyen de connaissance. L’argent que d’autres ont pour transformer cette condition positive de la connaissance en « spectacle » (je ne m’attarderai pas sur le sens désormais classique de ce mot, qui dit tout l’arsenal mis en œuvre pour empêcher que se transmette une vérité d’une personne à une autre).
« L’argent rend pauvre », écrit Yona Friedman, dans son Architecture de survie, publiée en 1975, et que j’ai repris il y a maintenant une douzaine d’années. Dans sa concision, la formule de Friedman fait mouche. Parce qu’il y a de l’argent, il y a des riches et des pauvres. Je n’ai pas l’intention ici de prôner l’avènement d’une société sans argent – dans laquelle, comme l’écrivait Lénine, « On pourra élever sur les places des plus grandes capitales, des pissotières en or » -, mais je propose qu’on renverse la perspective et qu’on ne définisse plus la pauvreté comme un « manque d’argent », mais plutôt comme un choix de vie, au sens du « faire » tragique des Grecs : une décision qui engage irrévocablement la totalité de notre être. Les ordres mendiants du Moyen Âge n’ont pas fait autre chose. On regrette que l’Église n’ait pas favorisé leur développement, toute occupée qu’elle était à voler l’or des Indiens ou à brûler les nègres, les juifs et les femmes quand elles étaient sorcières.
J’introduis donc un nouveau terme,« argent », dans notre équation de départ : « Indépendance = liberté ». Argent. Avec le signe plus on obtient : « Indépendance + argent = liberté ». Ou « Liberté+argent= indépendance ». Avec le signe moins, c’est plus compliqué : « Indépendance – argent = – de liberté ». Ou « Liberté – argent = – d’indépendance ».
Quand on parle d’éditeurs indépendants que l’on opposerait à des éditeurs dépendants, on se trouve devant un renversement de perspective où les riches et les pauvres ne sont pas ceux qu’on croit. Le serf est pauvre en ce qu’il dépend du seigneur. Le seigneur est riche en tant qu’il ne dépend de personne. J’ai reçu récemment un courrier à l’en-tête des « Éditions indépendantes ». C’est leur nom. Je me suis donc empressé de l’ouvrir, pensant que cela avait à voir avec l’invitation d’aujourd’hui. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand j’appris en fait qu’« Éditions indépendantes » était le nom de l’éditeur qui publie le magazine Les Inrockuptibles, propriété de M. Pigasse – qui ne fait certainement pas partie de cette assemblée aujourd’hui.
Logiquement, donc, on associe l’indépendance à une certaine richesse, et la dépendance à une certaine pauvreté. Dans l’édition, ce n’est pas le cas. L’éditeur indépendant est, finalement, pauvre, ce qui explique ce phénomène étrange, que relève Thierry Discepolo dans son livre, à savoir que, dès lors qu’il perd son indépendance, ce même éditeur clame sur tous les toits qu’il n’a jamais été aussi libre, ce qu’il faut entendre finalement comme « Je n’ai jamais été aussi riche ».
Si on concevait la pauvreté non plus comme « manque d’argent » mais comme choix de vie, on pourrait alors penser l’édition indépendante d’une tout autre manière. On assisterait aujourd’hui, non plus aux Rencontres de l’édition indépendante, mais plutôt celles de l’édition pauvre, comme il y eut naguère un théâtre pauvre (Grotowski) ou un art pauvre (arte povera), terme forgé par Germano Celant pour définir une « attitude » prônée par des artistes italiens, à la fin des années 1960 qui (je cite Celant) « adoptent un comportement qui consiste à défier l’industrie culturelle et plus largement la société de consommation, selon une stratégie pensée sur le modèle de la guérilla ». Je propose donc que nous adoptions désormais ce terme pour définir notre activité. Nous ne serions plus alors des « exclus de la dépendance » (qui donne toute liberté d’agir et de dépenser l’argent des autres), mais désormais des guérilleros qui ont fait le choix de cette pauvreté, par laquelle il nous est possible désormais de montrer à ceux qui nous lisent le véritable prix des choses.
Dans cet esprit, pauvreté n’est pas indigence, mais : calcul au juste prix, salaires modestes et raisonnables, rémunérations selon les revenus, « économie des moyens » et « moyens de faire des économies », chasse au gaspillage et prise en compte de la notion de service public inhérente à toute activité associée à l’éducation, développement de tous les outils disponibles sur internet et qui échappent à l’immédiateté de l’économique [3]. Nous deviendrions alors véritablement des « édilétants », édiles-éditeurs dilettantes dévolus au service de la moisson nouvelle et de la fécondité.
Michel Valensi
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Texte d’une intervention aux Troisièmes Rencontres de l’édition indépendante (Marseille, 20-21 février 2012), organisé par l’Agence régionale du livre PACA et la Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône.
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Notes
[1] Poétesse et éditrice, Adrienne Monnier (1892-1955) a reçu la fine fleur des lettres françaises pour des lectures publiques dans sa librairie La Maison des Amis des livres (Paris). [ndlr]
[2] Dans la discussion qui a suivi, Michel Valensi a convenu qu’on devrait légitimement plutôt garder le qualificatif d’« éditeur » et demander aux marchands de livres de trouver un autre nom pour qualifier leur activité. [ndlr]
[3] Je n’ai pas le temps de parler ici du lyber, qui a certainement pris, comme moi, un coup de vieux depuis les nouvelles liseuses, mais le modèle qu’il proposait était une véritable complémentarité entre le marché et l’espace public. (Sur ce sujet, lire aussi « Marchands de bits », texte qui annonce ce qui va devenir la règle de la numérisation des livres et le scandale des « agrégateurs ».) ».
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14/03/2012