Choses décadentes
Voici longtemps qu’on ne parlait plus guère des écrivains dits « décadents » ou symbolistes. Si l’on continue à n’en point parler, ce ne sera pas du moins leur faute : ils recommencent de s’agiter. Et, tout d’abord, le chef de l’école (si école il y a) publie une nouvelle édition, extrêmement augmentée, de ses Poètes maudits.
Ces « maudits » qu’exalte M. Verlaine, génies inconnus ou méconnus, ce sont : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam, et enfin « Pauvre Lelian », c’est-à-dire Paul Verlaine lui-même. Si je mets de côté Mme Valmore, dont le nom est ici assez imprévu, j’avoue que ce n’est guère que sur Verlaine poète que je suis de l’avis de Verlaine critique. Et surtout, je me refuse à m’apitoyer sur le cas de M. Stéphane Mallarmé.
Le mérite le plus clair de M. Mallarmé, c’est d’avoir écrit encore moins de sonnets que M. de Hérédia, de qui déjà c’était le plus clair mérite d’en avoir écrit très peu. Il y a de M. Mallarmé, sept ou huit sonnets que l’on voit reparaître dans les feuilles à tour de rôle ; si bien que ceux-là mêmes qui les admirent le moins en viennent à les savoir par cœur. Ces sonnets, le public assurément les juges absurdes (et je ne lui en fais pas un crime) mais il les connaît enfin et il en parle. Et parce qu’il suppose que le poète les comprend, tout en s’en moquant, il ne laisse pas de sentir une sorte de considération pour lui… Et puis, des fervents l’exaltent, les uns ingénus,les autres moins. M. Renan a parlé excellemment de l’attrait singulier des petites églises. « Il est si doux de se croire une petit aristocratie de la vérité ! »
Il est si doux de se reconnaître, à cinq ou six, droit de pitié et de mépris envers tous ! Cette douceur, les « mallarmistes » la goûtent et bien mieux que les « verlainiens ». L’inconvénient au vrai, c’est qu’il est difficile de la crier des années impunément. Dès aujourd’hui, tout le monde sait que M. Verlaine est un poète délicieux, tout le monde, et même les sots. Cela est devenu le secret de Polichinelle. Il n’y a plus de plaisir. Avec M. Mallarmé on est bien tranquille. On peut prêcher le culte en toute sécurité. On n’a pas à craindre qu’il se répande. Aussi on y va de tout cœur. Nul n’a fait de vers plus rocailleux que M. Mallarmé. Je ne sais si le lamentable Chapelain lui-même fut dépourvu d’oreille à ce point. On le déclare grand musicien. Nul n’a fait de vers si froids ni si vides, et ne s’est travaillé tant à embrouiller et à compliquer des pauvretés.. Ajoutez qu’il n’y parvient pas. Il n’est même pas tout à fait inintelligible. Je le comprends, quant à moi, juste assez pour m’apercevoir qu’il écrit en style écolier, et aussi que le fond chez lui est peu de chose. On le proclame grand penseur.
Et l’on veut que je le plaigne ? O l’homme heureux entre tous ! Il écrit peu, et ce peu n’est rien. Et voici qu’il a des amis et même des ennemis… Les vrais « maudits », ce sont ceux plutôt que ne maudit nul être humain, qu’on n’attaque ni ne défend, qui vivent et écrivent dans un grand silence, et qui savent seuls qu’ils ont du génie. Ceux-là n’ont rien de ce qui attire les charlatans et surprend le vulgaire. Ils ne sont point inintelligibles, et c’est pourquoi nul ne se fait gloire de les comprendre. Ils sont bien plus loin de la foule que M. Mallarmé. Leurs paroles ne l’arrêtent par aucune bizarrerie facile et grossière. Elles glissent sur elles et ne laissent nulle trace. Je pense surtout à l’auteur de l’Illusion, au rare et magnifique poète Jean Lahor, vrai « maudit », celui-là, et tout à fait différent de ceux dont le martyre consiste à être à la mode.
Mais j’y songe. Verlaine lui-même admire-t-il tant M. Mallarmé ? Que le plus naïf et le plus frissonnant des poètes se sente au cœur une profonde tendresse pour un rimeur si martelé et si froid, cela est possible à la rigueur, mais je me méfie. Et si Verlaine d’aventure n’admire guère Mallarmé, pourquoi « fait-il semblant ? » J’y vois double inconvénient. Inconvénient pour le poète. L’équivoque là-dessus n’a que trop duré. Que gagne l’auteur de Sagesse à affecter de confondre sa cause qui est bonne, avec celle de M. Mallarmé qui est mauvaise ? Inconvénient pour le critique aussi. Car cette critique incohérente, décousue, toute d’impression personnelle et d’arbitraire, que lui reste-t-il vraiment, si l’on n’y sent pas du moins l’accent de la sincérité, et si, comme je crois, elle implique, autant ou plus de convenu que la critique académique elle-même ?
Avec tout cela, les Poètes maudits sont un livre infiniment amusant. Une des originalités de Verlaine, poète et prosateur, c’est qu’il écrit, si j’ose dire, une langue vivante. Songez-y, et vous verrez que la chose est rare. Nous écrivons tous une sorte d’idiome littéraire, conservé seulement par la tradition écrite, infiniment éloigné par les tours et le vocabulaire de la langue que nous entendons parler et que nous parlons nous-mêmes. Nous n’exprimons pas nos sentiments directement : nous commençons par les traduire dans cette idiome-là. Nous faisons du « français » comme on ferait des vers latins. Verlaine, non. De-là le charme de ses vers. De-là ce qu’il y a de plus inquiétant dans sa prose. Car, ici et là, il écrit comme il parlerait.
Mais les vers, il les écrit à des minutes tout à fait singulières, les yeux fixés sur son rêve seul, en pleine possession de son génie. Et ce génie le sauve de tout ce qui pencherait au trivial et au vulgaire. Qu’est le génie, sinon la forme supérieure et divine du goût ? Sa prose, il l’écrit en des minutes moins rares ; et de-là les trivialités, les trébuchements, les cahots… Malgré tout cela, elle reste vivante et curieuse. Forme et fond, vous trouverez dans les Poètes maudits le plus divertissant mélange d’un sens littéraire très riche et très fin, et d’un incroyable mauvais goût…
Je ne voulais pas du tout vous parler longuement des Poètes maudits. Je me suis laisser entraîner. Je comptais vous signaler sur Verlaine poète une subtile et enthousiaste étude de M. Charles Morice (Paul Verlaine, 1 v., Vanier, éd.). Je vous la signale plus rapidement que je ne voulais. Je comptais aussi insister sur le réjouissant « Glossaire » de la langue décadente que les érudits viennent de publier sous le pseudonyme collectif de Jacques Plowert. J’y reviendrai.
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24/01/2011