L’école décadente
Ainsi s’intitule une brochure [L’École décadente / Anatole Baju.– Paris : L. Vanier, 1887.– In-16, 32 p.] qui paraît avoir vivement intéressé nos confrères. Chaque année, vers l’époque où nous sommes, les journalistes parisiens sentent le besoin de s’occuper de la « Décadence ». J’aimerais, puisqu’ils en veulent parler, à les voir saisir les occasions d’en parler comme il faudrait. Il vient de paraître une nouvelle édition des Romances sans paroles. En a-t-on pris texte pour appeler l’attention sur la métrique et le talent de M. Paul Verlaine ? M. Jules Laforgue vient de mourir à vingt-sept ans, et l’auteur de Cruelle énigme est revenu d’Angleterre tout exprès pour conduire le deuil. S’est-on demandé à ce propos ce que voulait ce chercheur, intéressant après tout, qui manqua, je crois, de méthode et de métier, mais qui eut des rencontres, et qu’on ne peut dédaigner entièrement puisque M. Bourget en faisait cas ? Aucunement. Mais que paraisse telle brochure innommable et méprisée de ceux-là même dont elle fait l’éloge : on en parle tout aussitôt pour la railler, et en la raillant on la fait connaître. Il suffit qu’un chroniqueur ait donné le signal, les autres se croient tenus à le suivre. Moi-même, « je le vois bien et je fais le mal, » et ce n’est ni de M. Paul Verlaine, ni de M. Jules Laforgue que je vais vous parler aujourd’hui, mais de l’Ecole décadente, comme tout le monde.
Le titre, d’abord, me trouble. D’Ecole décadente proprement dite, ayant un maître et des disciples, et des principes nettement formulés qui se puissent discuter, il n’y en eut, à vrai dire, jamais. Il y eut seulement ceci. Deux poètes du Parnasse, de tempérament très différent et de valeur très inégale, M. Verlaine et M. Mallarmé, étaient arrivés, chacun de son côté, travaillant solitairement, et, à ce qu’il me semble, sans grand souci du succès ni de la réclame, à une façon d’écrire très personnelle, et la moins faite du monde pour être imitée. Ils y étaient arrivés, l’un par une sorte d’exaspération des sens, l’autre par une manière de dérangement des facultés cérébrales. Des jeunes gens, qui n’avaient ni les sens exaspérés comme le premier, ni peut-être même (en dépit des apparences) le cerveau ébranlé comme le second, mais qui avaient, en revanche, un grand amour du bizarre et un grand désir d’étonner leurs contemporains, imitèrent à froid les étrangetés de ces deux maîtres. Parmi ces jeunes, un seul, M. Jean Moréas, fit preuve de talent ; et il apporta en outre la théorie du Symbolisme. Les autres, M. Vignier, M. Kahn, M. Ghil, sont, peu s’en faut, négligeables. Ajoutez qu’il suffit de parcourir leurs vers pour s’assurer que ce que veut l’un n’a pas grand chose à voir avec ce que veut l’autre, et que les ouvriers de la « Décadence » ne s’entendent guère plus entre eux que ceux de la Tour de Babel.
Mais le titre importe peu. Va pour l’Ecole décadente, et voyons le contenu de la brochure. C’est, nous dit-on, un « résumé historique ». Suivons le résumé. Avant la Décadence, ou plutôt le Décadisme, pour parler le langage de l’auteur, régnait l’école naturaliste. Sa littérature était immorale et grossière. Cet honneur était réservé au Décadisme « de broyer le naturalisme, et de créer un goût nouveau qui ne fût plus en contradiction avec le progrès moderne ». Car il y a un progrès moderne. « Notre époque n’est point malade ; elle est fatiguée, elle est écœurée surtout. Etant fatigué et écœuré, l’homme aspire au néant ; et quoiqu’il ne soit pas malade, il souffre intensément de cette maladie atroce dont les effets sont d’autant plus terribles que les causes en sont inconnues, ou peut-être n’existent pas ». De ce qu’il souffre intensément, « il ne faudrait point inférer que l’homme moderne est triste. Au contraire, il est gai ». Ce qu’il a de gai, c’est « l’ironie amère de son intolérable désespoir ». Mais, pour gai qu’il soit, il s’ennuie. « La littérature décadente se propose de refléter l’image de ce monde spleenétique ». Et comment va-t-elle en refléter l’image ? « Pas de descriptions : on suppose tout connu… Ne pas dépeindre, faire sentir. Tel est ce programme si simple et bien en harmonie avec la vie moderne. »
L’auteur, « plein de ces idées », s’entendit avec un ami pour fonder le journal le Décadent. Les débuts furent pénibles. « Heureusement, nous avions soin de purifier notre esprit dans l’eau lustrale des bocks ou des verres d’absinthe, douce consolation qui nous dédommageait amplement. » Ces consolations, auxquelles ne paraissent avoir songé ni Hugo luttant contre les classiques, ni Zola combattant les idéalistes, donnèrent aux rédacteurs du Décadent la force de continuer leur œuvre. Ils reconnaissaient pour maîtres trois hommes, MM. Barbey d’Aurevilly, Verlaine et du Plessys.
« Barbey est grand », dit l’auteur, et il ajoute : « Prétendre le prouver supposerait qu’on peut en douter. » Il n’est pas seulement grand, il est « le plus colossal penseur de tous les siècles et de toutes les nations… Victor Hugo qui passe pourtant pour un géant, n’est qu’un nain auprès de lui. » Quant à Verlaine, il est « le poète du cœur… le plus grand poète de tous les temps » ; et l’auteur observe en passant qu’il a bien plus de génie que le général Boulanger. Et M. du Plessys ? Celui-là joue le rôle que jouait dans le cortège de Marlborough l’officier qui ne portait rien. Il n’a rien fait. « Son incurable mépris de l’écriture l’empêchait de prendre la plume. » D’ailleurs, s’il n’écrit rien, « il pense ». Que pense-t-il ? « Comme Socrate, il aime le beau. » cela n’est pas fort nouveau, depuis Socrate. « Son âme paternelle a des aspirations vers le Néant, et rêve de cataclysmes qui, détruisant l’univers, aboliraient la souffrance. » Mais l’âme paternelle de Schopenhauër a eu de telles aspirations, et l’âme maternelle de Mme Ackermann en a aussi. Non décidément la force de du Plessys n’est point de penser, c’est de ne pas écrire. Son silence est l’aboutissant logique du système. « Pas de descriptions : on suppose tout connu. » Peut-on mieux éviter de décrire qu’en n’écrivant pas ? Et dès qu’on suppose tout connu, le mieux n’est-il point de se décider à ne rien dire ? Admirons du Plessys, et regrettons seulement que des trois maîtres que reconnaît l’auteur de la brochure, ce ne soit pas celui-là seul qu’il ait imité…
Je ne veux point terminer sans prévenir une équivoque. Ne vous y trompez pas : le rédacteur de cet étonnant opuscule ne parle qu’en son propre nom. S’il représente quelque chose, ce n’est point même la Décadence, c’est proprement le « Décadisme ». Et s’il a un frère d’armes, ce ne peut être que le poète déménageur Paterne Berrichon, dont vous connaissez les mésaventures. M. Verlaine et M. Moréas sont gens de talent. M. Mallarmé, M. Vignier, M. Kahn sont des lettrés dont pour ma part je ne goûte guère les productions, mais qui enfin savent leur langue, encore qu’ils s’appliquent trop souvent à l’oublier ; et il n’est pas jusqu’à M. Ghil à qui je ne craindrais de faire injure en rapprochant ce qu’il fait de ce prodigieux et inconscient fatras d’écolier en délire. On me dit que c’est à un jeune instituteur que nous devons l’Ecole décadente. Si cela est, il fait peu d’honneur au corps auquel il appartient, et pour qui l’on s’est imposé, ces temps-ci, tant de sacrifices. Au reste, ne me demandez pas comment il s’appelle. J’ai fait une chose vaine en vous parlant de l’œuvre ; je ferais une chose cruelle vous nommant l’auteur.
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20/01/2011