Circulez !
Lue dans le Cabinet des curiosités de Eric Poindron, cette traduction du célèbre texte de Harvey par Jean-Paul Fontaine… L’occasion de vous rappelez que le troisième opus d’Amer, la revue finissante, consacrée au coeur, est disponible depuis quelques semaines maintenant !
Étude anatomique du mouvement
du cœur et du sang
chez les animaux
par William Harvey
Cet extrait constitue la traduction du chapitre VIII du livre le plus important de l’histoire de la médecine : Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, publié en 1628.
Pour la première fois, l’auteur démontre que le sang, dans un mouvement circulaire, va depuis le ventricule gauche du cœur jusqu’au bout des membres par les artères, puis remonte des extrémités vers le ventricule droit par les veines, repart de là vers les poumons et termine le circuit fermé dans le cœur gauche. Toute la physiologie moderne est née de cette découverte de la double circulation du sang.
Dès 1553, le médecin et théologien espagnol Michel Servet, brûlé comme hérétique, avait deviné que la cloison du cœur n’était pas perforée, contrairement au dogme du médecin grec Galien, et que le sang de l’artère pulmonaire allait aux poumons et revenait au cœur. L’anatomiste flamand André Vésale, pour la cloison, puis son élève italien Realdo Colombo, pour la circulation pulmonaire, avaient copié Servet, respectivement en 1555 et en 1559, sans le citer, par crainte de l’Inquisition qui sévissait encore, considérant que, créé à l’image de Dieu, le corps de l’homme était sacré et ne pouvait être disséqué. En 1569, le médecin italien Andrea Cesalpino, à qui on doit le mot « circulation », avait découvert la direction du sang dans les veines et avait envisagé la circulation générale. L’anatomiste italien Girolamo Fabrizi d’Acquapendente, plus connu sous le nom de Fabricius, avait publié sa découverte des valvules des veines en 1603 et montré qu’elles étaient dirigées vers le cœur, mais sans conclure qu’elles ramenaient le sang au cœur. Certains de ces médecins avaient pu connaître les écrits, révélés en Europe en 1547, d’Ibn al-Nafis, médecin syrien du XIIIe s. qui réfutait la communication inter-ventriculaire et décrivait la circulation pulmonaire.
L’auteur, William Harvey (1578-1657), était alors médecin de Charles Ier, roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, et professeur d’anatomie au Collège des médecins de Londres. Fils aîné d’un commerçant de Folkestone, il avait obtenu son doctorat en médecine en 1602 à l’Université de Padoue, où son maître avait été Fabricius. Il s’était installé à Londres, avait épousé la fille d’un confrère en 1604, avait été nommé médecin de l’hôpital Saint-Bartholomew en 1609 et professeur d’anatomie en 1615. S’appuyant sur l’anatomie expérimentale appliquée à de nombreuses variétés d’animaux, il avait enseigné ses théories sur la circulation dès l’année suivante. Sur les conseils d’un confrère, il fit imprimer son ouvrage par un jeune imprimeur anglais installé à Francfort. Sa propagation se fit rapidement et la 5e édition parut à Amsterdam en 1645. Plusieurs médecins réfutèrent la découverte d’Harvey, mais les objections se firent à l’image de celles, aussi ridicules qu’incompréhensibles aujourd’hui, de Jean Riolan fils, « le prince des anatomistes », et de Gui Patin, doyen de la Faculté de médecine de Paris. Le premier aurait déclaré : « Il n’y a aucune raison d’accepter que le sang circule et que la tradition soit foulée au pied, pour le seul caprice d’un médecin anglais. » Le second traita Harvey de « circulateur », jouant sur le sens du mot latin « circulator » qui signifie « charlatan ». Même ses malades l’abandonnèrent. Il ne tarda pourtant pas à avoir des partisans, dont l’illustre Descartes, dès 1637, et le roi Louis XIV qui institua en 1673 une chaire d’anatomie pour enseigner les découvertes nouvelles. L’ouvrage sera traduit en anglais en 1653 et en français en 1879. Cette découverte ouvrit la voie à d’autres, en physiologie (capillaires sanguins, vaisseaux lymphatiques, hématose pulmonaire) et en thérapeutique (injection intra-veineuse, transfusion), jusqu’à l’utilisation de la circulation extra-corporelle, au moyen d’un cœur-poumon artificiel, en chirurgie cardiaque.
Pendant la guerre civile, remportée par Olivier Cromwell, Harvey avait suivi son souverain à Oxford où il fut directeur du Collège Merton en 1645. Après la défaite du roi, il renonça à ses charges, défendit sa théorie de la circulation dans deux Dissertations anatomiques sur la circulation du sang adressées à Jean Riolan fils en 1649, et poursuivit ses recherches sur la reproduction animale, jusqu’à la parution en 1651 de ses Exercitationes de generatione animalium où il eut l’intuition, prouvée en 1827, que tout être humain provenait d’un œuf.
Docteur Jean-Paul Fontaine
« [C]e qui me reste à dire (…) sur la masse du sang qui passe dans les artères, et sur son origine, est si nouveau et si peu admis, que je crains non seulement la jalousie de quelques personnes, mais l’inimitié de tous, tant il est vrai que la routine et une doctrine adoptée, profondément enracinée dans notre esprit, sont pour nous comme une seconde nature, surtout quand le respect de la grande antiquité vient s’y joindre. Néanmoins, que le sort en soit jeté ! J’ai confiance dans la loyauté des savants et dans leur amour pour la vérité. En considérant la grande quantité de sang que je trouvais dans les vivisections et les ouvertures d’artères, la symétrie et l’étendue des ventricules et des vaisseaux afférents et efférents, je me disais souvent que la nature (n’ayant rien fait en vain) ne pouvait avoir donné en vain à ces vaisseaux une telle étendue ; enfin, en réfléchissant à l’admirable mécanisme des valvules, des fibres et de toute la structure du cœur, à l’abondance du sang mis en mouvement, à la rapidité de ce mouvement, je me demandais si le suc des aliments ingérés pouvait suffire à renouveler incessamment le sang incessamment épuisé ; je compris que les veines seraient vidées et épuisées, et que, d’autre part, les artères se rompraient par cet afflux continuel de sang, si le sang ne retournait par quelque voie des artères dans les veines et ne revenait dans le ventricule droit du cœur.
Je me suis donc d’abord demandé si le sang avait un mouvement circulaire, ce dont j’ai plus tard reconnu la vérité ; j’ai reconnu que le sang sortant du cœur était lancé par la contraction du ventricule gauche du cœur dans les artères et dans toutes les parties du corps, comme par la contraction du ventricule droit, dans l’artère pulmonaire et dans les poumons ; de même passant par les veines, il revient dans la veine cave et jusque dans l’oreillette droite, et passant par les veines pulmonaires, il revient dans le ventricule gauche.
On peut donc appeler ce mouvement du sang, mouvement circulaire (…) [G]râce au mouvement du sang, toutes les parties de notre corps sont alimentées, réchauffées, vivifiées par l’afflux d’un sang plus chaud, d’un sang complet, chargé de vapeurs et de vitalité, d’un sang (pour ainsi dire) nutritif. Arrivé aux différentes parties du corps, le sang se refroidit, se coagule, devient inactif ; il retourne alors à son principe, c’est-à-dire au cœur, comme au dieu créateur et protecteur du corps, pour y reprendre toute sa perfection : là il trouve une chaleur naturelle, puissante, qui est le trésor de la vie, qui est riche en esprits vitaux, riche (pour ainsi dire) en parfums, puis il est de nouveau envoyé dans tous les organes, et ce mouvement circulaire dépend des mouvements et des pulsations du cœur.
Ainsi le cœur est le principe de la vie et le soleil du microcosme (comme on pourrait en revanche appeler cœur du monde le soleil), c’est par lui que le sang se meut, se vivifie, résiste à la putréfaction et à la coagulation : en nourrissant, réchauffant et animant le sang, ce divin organe sert tout le corps, il est le fondement de la vie et l’auteur de toutes choses ; mais nous en parlerons mieux en discutant sur la finalité du cœur.
Ainsi les veines sont des vaisseaux qui ramènent le sang ; il faut les diviser en deux ordres, la cave et l’aorte, non pas parce qu’elles se jettent chacune dans un côté du cœur différent (comme le dit Aristote), non pas (comme le croit le vulgaire) parce que leur structure est différente, car chez beaucoup d’animaux (comme je l’ai dit) la structure de la veine ne diffère guère de celle de l’artère, mais ce qui les distingue profondément, ce sont leurs fonctions et leurs usages ; la veine et l’artère, appelées toutes deux veines par les anciens, avec raison (comme l’a remarqué Galien) sont des vaisseaux qui amènent tous deux le sang : l’artère du cœur dans les organes, la veine des organes dans le cœur ; l’une part du cœur, l’autre y va ; l’une contient un sang froid et épuisé, impropre à la nutrition, l’autre un sang chaud, complet et nutritif. »
Etude anatomique du mouvement du cœur et du sang chez les animaux, par William Harvey, chapitre VIII.
Traduction du latin par le docteur Jean-Paul Fontaine.
Jean-Paul Fontaine, docteur en médecine, est aussi historien du livre, chercheur et auteurs de plusieurs ouvrages sur l’histoire du livre. Il est aussi le directeur de publication et le rédacteur en chef de La Nouvelle Revue des Livres Anciens.
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2/01/2010