Otrante n°25
Otrante n°25 :
Hantologies :
les fantômes et la modernité
Présentation de l’éditeur :
À l’origine de ce numéro d’Otrante, une évidence : les fantômes sont omniprésents dans la littérature, le cinéma et l’art contemporains. Au-delà des territoires habituels du fantastique, ils apparaissent communément sous la plume des écrivains et sur l’écran des cinéastes pour désigner les métamorphoses de l’individu, les effets de retour de la violence historique, la magie blanche des techniques d’enregistrement du réel ou encore les paradoxes de la fiction. C’est désormais un lieu commun de désigner notre modernité comme hantée.
Or cette multiplication des rôles et des figures du fantôme se comprend mieux quand on la met en relation avec la prolifération simultanée de la métaphore spectrale dans l’élaboration des discours théoriques et critiques sur la modernité. Rejeté dans les temps révolus d’une histoire mythique ou dans l’ailleurs lointain des sociétés primitives, le fantôme se définit en marge de la modernité et pour ainsi dire contre elle. Et pourtant, la figure spectrale devient dans le même temps une métaphore centrale du discours historiographique, philosophique ou psychanalytique. On assiste ainsi à un curieux renversement, qui fait d’une fiction marginale – définie génériquement comme une sortie des territoires de la raison, et historiquement comme un contrepoids au triomphe de la rationalité des Lumières – un outil heuristique central pour penser et représenter les paradoxes de notre temps.
De Kierkegaard à Derrida, de Barthes à Didi-Huberman, ce numéro cherche à éclairer, mais aussi à critiquer, les présupposés théoriques de la mélancolie qui préside à l’apparition des fantômes dans les figurations littéraires du deuil (Nooteboom, Sebald, Heaney, Guyotat), dans la réception contemporaine du cinéma muet (Auster, Llamazares), ou encore dans l’évolution récente du western hollywoodien (Eastwood, Dominik). Définir la modernité comme un temps des fantômes, c’est donc s’ouvrir à la complexité d’un présent dans lequel se mêlent et s’hybrident des spectres de tous les temps et de tous les lieux, à la difficulté d’une histoire anachronique des formes et des êtres, à l’impureté d’une époque traversée par de multiples revenances. C’est alors sur le modèle d’une hantologie évidemment paradoxale et instable plutôt que sur celui de l’ontologie traditionnelle que l’on tente ici de définir le devenir inassignable du moderne.
Sommaire :
Raphaëlle GUIDÉE
La modernité hantée
Jean-François HAMEL
La ronde philosophique des fantômes. Pouvoir et puissance de la répétition
Henri GARRIC
Fantômes silencieux. Notes sur les ambiguïtés de la réception contemporaine du cinéma muet
Lucie CAMPOS
Traduction et hantise. Circulation et délocalisation des fantômes chez C. Nooteboom, W.G. Sebald, S. Heaney
Lionel RUFFEL
Spectralité et sacralité. Sur Coma de Pierre Guyotat
MEDIUM Nr. 6
Joanna Fiduccia to Amelia Earheart
François-Xavier MOLIA
Hantise du western. Images fantômes et deuil d’un genre
Guillaume ARTOUS-BOUVET
Apprendre à vivre enfin. Spectrographie de Jacques Derrida
Raphaëlle GUIDÉE
Conjurer les fantômes. Exclusion et retour des spectres dans les discours de la modernité
Carole KSIAZENICER-MATHERON
Le fantôme du texte : intertextualité et revenance fantastique (Wedekind, Thomas Hardy et Dostoïevski)
Raphaëlle GUIDÉE
Dialogue avec les fantômes : à propos de la revue MEDIUM
BIBLIOGRAPHIE
VARIA
Denis MELLIER
Le serial-killer et la nostalgie du grand récit : idéal d’interprétabilité et suspicion policière.
Notes de lecture
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Autre prière d’insérer:
La fiction contemporaine est le lieu d’un profond bouleversement dans le champ des études fantastiques. Car qui veut analyser les fantômes qui hantent la littérature depuis le début des années 1980 se heurte à une confusion des genres inédite. A côté d’une littérature fantastique toujours prolifique, on voit désormais apparaître des fantômes sous la plume d’auteurs plus canoniques, sans que personne ne songe pour autant à lire leur oeuvre dans le cadre générique des littératures de l’imaginaire, ou à identifier dans ce phénomène la création d’un nouveau genre. C’est que, même en se limitant aux exemples les plus connus, on serait bien en peine d’identifier une quelconque communauté esthétique, ou plus modestement une signification commune des apparitions spectrales, chez des auteurs aussi différents que Paul Auster, Don DeLillo, Will Self, Salman Rushdie, Toni Morrison, W. G. Sebald, J. M. Coetzee ou en France Marie Darrieussecq, Marie Ndiaye, Jean Echenoz et Antoine Volodine.
Dans la tradition fantastique, les revenants venaient toujours dénoncer un certain ordre du réel. A l’inverse, dans ces récits contemporains, l’apparition des morts est d’autant moins perturbatrice qu’elle semble communément admise par ceux qui en font l’expérience. Renversant l’effroi fantastique, de nombreuses fictions contemporaines jouent même du sentiment de malaise suscité par l’indifférence générale à la présence des revenants. En même temps que le fantôme perd sa capacité à marquer par l’effroi l’entrée dans le genre fantastique, le champ de ses significations semble ainsi s’étendre : tour à tour figure des métamorphoses de l’individu contemporain, des revenances de l’histoire, des magies de la technique ou encore des paradoxes de la fiction, le fantôme est désormais une figure polymorphe, apparemment susceptible d’incarner tous les rôles que la fiction lui prête.
Or cette multiplication des rôles du fantôme se comprend mieux quand on la met en relation avec la prolifération simultanée de la métaphore spectrale dans l’élaboration des discours théoriques et critiques sur la modernité.
L’inflation des fantômes surnaturels et leur exclusion de la culture et de la littérature dominante sont donc paradoxalement contemporaines de ce qu’on pourrait appeler une forme de naturalisation du spectre, à mesure que celui-ci devient une métaphore commune de la condition moderne, une possibilité de la technique, et un élément omniprésent du personnel romanesque et cinématographique. On assiste ainsi à un curieux renversement, qui fait d’une fiction marginale – définie génériquement comme une sortie des territoires de la raison, et historiquement comme un contrepoids au triomphe de la rationalité des Lumières – un outil heuristique central pour penser et représenter les paradoxes de notre temps.
Ce numéro de la revue Otrante cherche ainsi à rassembler, dans une perspective pluridisciplinaire, des approches théoriques et critiques explorant ces nouveaux territoires du fantôme, et montrant en quoi ils reconfigurent la réception et l’écriture des fictions fantastiques traditionnelles.
Sous la direction de Raphaëlle Guidée et Denis Mellier
Éditions Kimé, Printemps 2009, 172 pages.
- ISBN : 9782841744916
- Prix : 20 €
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11/07/2009