La société des buveurs d'eau
Alfred Delvau dans un joli livre intitulé Henry Mürger et la Bohème accuse l’écrivain d’avoir tiré sur ses troupes. Il écrit :
« Henry Mürger a été le garde mobile de la Bohème, enrégimenté d’instinct dans l’armée de l’Ordre. On ne l’a pas appelé bourgeois, -mais il l’a été.
Je ne lui en voudrait pas de s’être détaché peu à peu du milieu dans lequel le hasard l’avait poussé, d’avoir nagé vigoureusement loin du radeau de la Méduse où se débattaient ses compagnons, -dont quelques-uns, comme J. Desbrosses, dit le Christ, comme Cabot, comme Karol, comme Montaudon, étaient morts de misère. Je ne lui en voudrais pas d’avoir réussi à emmerger de l’ombre vers la lumière, de l’incongnito vers la réputation, de la pauvreté vers l’argent si, une fois arrivé où ses instincts, son tempérament et son talent le poussaient, il n’avait pas cru devoir fusiller de ses ironies les compagnons restés en arrière, dans le peuple. Il fallait laisser à d’autres le soin de cette exécution. «
Mais qui était cet Henry Mürger et de quelle bohème parle Delvau ? Pour faire court, Mürger est un écrivain parisien, né le 27 mars 1822 et qui va connaître le succès en publiant en 1847 les Scènes de la vie de bohème, retraçant son parcours au sein d’un petit cénacle d’artistes maudits vivotant au quartier latin et parmi lesquels figuraient les frères Bisson (les photographes), Eugène Villain, Champfleury, Schanne, Antoine Chintreuil, Léoplod Tabar, Adien Lelioux, les frères Desbrosses, Léon-Noël et Félix Tournachon, c’est-à-dire Nadar. Cette presque triste association avait pris pour nom la « Société des buveurs d’eau » eu égard à leur condition d’extrême précarité. Mais ce qui n’était que la résultante d’une nécessité économique devint rapidement une éthique. Les réunions se tenaient rue de la Tour d’Auvergne, dans la chambre même de Mürger. Cette société d’encouragement et d’entraide mutuelle en vue de percer, n’avait pas pour but de vilipender la société à travers l’exaltation d’un idéal artistique et romantique, comme le firent presqu’à la même époque les Jeunes France, mais d’accèder au monde de l’Art officiel sans pour autant se compromettre. Néanmoins, la misère est ce qu’elle est, et partout s’y développent les bacilles de la rage et de la révolte. Aussi Jerrold Seigel écrit-il dans Paris Bohème :
« A vingt ans, Mürger vivait dans un monde d’artistes ou de prétendus artistes, qui se confondaient avec l’extrémisme politique d’un côté, et avec la criminalité de l’autre. »
Mais comme depuis toujours, ces histoires là finissent mal, un peu plus qu’en général. En 1843, deux ans après s’être constituée, l’association se dissout. Si Nadar, Champfleury ou Mürger finissent par s’en sortir, d’autres n’ont pas cette chance, ni cette ténacité, à l’instar de Joseph Desbrosses, Le Christ, qui clamse à l’hôpital St-Louis en mars 1844. C’est qu’à l’époque, la préoccupation de La Bohème, à qui l’on a accolée de nos jours le vilain terme de « bourgeois », n’était ni de manger bio, ni de lire Léon Bloy ou d’écouter Manu Tchao -au choix-, mais de survivre. On comprend que Delvau ait eu des mots durs pour Mürger lorsque celui-ci écrit, par exemple, à propos de ses anciens compagnons d’infortune :
« Ô ma jeunesse! C’est vous qu’on enterre ! Jacques faisait partie d’une société appelée « les Buveurs d’eau », et qui paraissait avoir été fondée en vue d’imiter le fameux cénacle de la rue des quatre-vents, dont il est question dans le beau roman du « Grand Homme de province ». Seulement, il existait une grande différence entre les héros du cénacle et les « Buveurs d’eau », qui, comme tous les imitateurs, avaient exagéré le système qu’ils voulaient mettre en application. Cette différence se comprendra par ce fait seul que, dans le livre de M. De Balzac, les membres du cénacle finissent par atteindre le but qu’ils se proposaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit ; tandis qu’après plusieurs années d’existence la société des « Buveurs d’eau » s’est dissoute naturellement par la mort de tous ses membres, sans que le nom d’aucun soit resté attaché à une oeuvre qui pût attester de leur existence. »
Henry Mürger, Scènes de la vie de Bohème, 1847.
Paix à leur âme. Nous l’avons dit, Mürger lui, s’en est autrement mieux sorti. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut reprocher à quelqu’un qui n’a pas marché sur des têtes. Lucide, il avait écrit dans la préface du même ouvrage : la bohéme c’est « la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue ». IL reviendra par ailleurs sur cette époque de sa vie en 1862, dans un roman à clé intitulé sobrement Les Buveurs d’eau. Notez pour finir que Mürger a collaboré à de nombreuses revues dont celle des deux mondes, et qu’il fût le secrétaire de Léon Tolstoï. Quand même. Allez, moi je vais m’enfiler un petit verre d’eau. A bulles. J’ai mon standing.
Son oeuvre la plus connue a été adaptée en pièce de théâtre en 1849, et en livre en 1851, et elle est également à l’origine de deux opéras :«La Bohème» de Giacomo Puccini en 1896 et «La Bohème» de Ruggero Leoncavallo en 1897. Elle fut également portée au cinéma par Aki Kaurismaki.
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11/08/2008