L’insomnie des morts
Nous les commémorations, hein… ! ça publie à tout va en ce moment sur La Commune de Paris à l’occasion du 150ème anniversaire (on voit même des simulacres de barricades dans des vitrines de commerces essentiels lillois !!!). Pour notre part, nous préférerions remettre ça, hic et nunc comme disent certains et certaines, mais ça n’a pas l’air au programme des festivités (ni même du off). Alors en attendant, pour marquer le coup quand même, on exhume un petit passage d’un entretien qu’on a mené avec André Chabot, promeneur nécropolitain comme il se définit, paru dans le cinquième numéro de la revue finissante Amer. André est photographe de cimetière et auteur de nombreux ouvrages dont L’érotique des cimetières. Nous nous disions que pour parler de morts toujours vivants et ô combien désirables, ça faisait sens…
Amer : Nous fêtions récemment le cent quarantième anniversaire de la Commune de Paris qui s’acheva, au terme de la Semaine sanglante, le 28 mai 1871, par le massacre des communards et une répression terrible menée par le gouvernement Thiers à l’encontre de ceux et celles qui firent vivre, pendant 72 jours exactement, cet « État d’un type nouveau » selon l’expression de Marx. Ces 72 jours de joie et de fureur déclenchèrent dès le début du soulèvement deux réactions diamétralement opposées chez les écrivains et l’intelligentsia parisienne. Quelques auteurs, très peu au final, parmi lesquels Jules Vallès, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine ou Villiers de l’Isle-Adam (cf Amer#3, l’entretien avec Sao Mai) témoignèrent leur soutien ou leur sympathie à l’adresse des communards tandis que la grande majorité des autres littérateurs, de quelque obédience politique qu’ils soient, manifesta une haine incroyable à l’encontre de la Commune et de ses acteurs. Qu’ils soient anciens « révolutionnaires romantiques » de 1848, républicains patentés, monarchistes ultra réactionnaires ou écrivains conservateurs comme Maxime Du Camp et Gustave Flaubert, tous partageaient l’avis répandu dans les milieux bourgeois que les classes laborieuses étaient en somme des classes dangereuses, de la « canaille » uniquement mue par « l’envie » et le vice. Tous ces braves gens se mirent donc à hurler avec les loups, vitupérant unanimement, dans une espèce de rejet de classe instinctif, la révolution parisienne, « gouvernement du crime et de la démence » selon Anatole France. Cette littérature anticommunarde dont ils accouchèrent comme on chie, se caractérise par l’outrance verbale, les préjugés de classe les plus éculés et une haine à l’égard du prolétariat que Théophile Gautier comparait à une « race nuisible », celle des « nouveaux barbares » menaçant la « civilisation ». Rien d’étonnant donc si très peu de ces bonnes plumes s’émut de la sanglante répression qui s’abattit du 22 au 28 mai 1871 sur le peuple parisien en lutte, car beaucoup d’entre elles l’appelaient de leur vœux. Pour Edmond de Goncourt, « les saignées comme celle-ci, en tuant la partie bataillante d’une population, ajournent d’une conscription la nouvelle révolution. C’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant elle ». Leconte de Lisle, plus acerbe encore espérait « que la répression sera(it) telle que rien ne bougera(it) plus ». « Pour mon compte », conclut-il, « je désirerais qu’elle fût radicale ». Et Flaubert, dans une lettre à George Sand, le 18 octobre 1871, trouvait « qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. Mais cela aurait blessé l’humanité. On est tendre pour les chiens enragés, et point pour ceux qu’ils ont mordus ». Bref, les chiens ne sont pas toujours ceux qu’on croit, quant aux charognards, nous les pensions moins dociles et beaucoup moins soumis qu’ils ne le parurent alors. L’intelligentsia littéraire, en ordre de bataille, relaya et diffusa les pires calomnies distillées par les Versaillais, et notamment à l’encontre des femmes qui participèrent activement à l’insurrection. Aussi créèrent-ils certains néologismes comme celui de « pétroleuse » et Gautier, d’écrire : « Pétroleuse, mot hideux que n’avait pas prévu le dictionnaire ». Il fustigeait à travers cette expression haineuse la transgression absolue de ce que Versaillais et bourgeois disaient être l’identité féminine, considérant que les incendiaires, les combattantes et les émeutières « hystériques et échevelées » figuraient autant la barbarie révolutionnaire que l’inversion apocalyptique des valeurs patriarcales. Les plumes vengeresses avaient au moins raison sur un point : les femmes participèrent corps et âmes à la Commune de Paris, bien plus qu’elles ne l’avaient encore jamais fait lors des précédentes insurrections. On se rappellera de Rosalie Bordas, une des égéries de la Révolution interprétant sa plus célèbre chanson, composée sous l’empire après l’assassinat de Victor Noir, et que les insurgés reprenaient en chœur sur es barricades : « C’est la Canaille. Eh bien j’en suis. ». A ce propos André, pouvez-vous nous rappeler qui était ce Victor Noir et surtout, pour quelles raisons « son gisant » est devenu un incontournable du Père Lachaise ?
André Chabot : Il y a des sculptures dans le cimetière auxquelles on rend un hommage qui manifestement n’est pas seulement moral et intellectuel. C’est de palpu. Je pense par exemple, à une tombe au Père Lachaise qui a provoqué sinon des scandales du moins quelques émotions, il n’y a pas très longtemps de la part d’élus du conseil municipal, parce que manifestement cette statue était l’objet d’attouchements vérifiables parce que certaines parties de la statue de bronze sombre, vert de grisée, étaient polies comme de l’or. Bon. De qui s’agit-il ? Alors, il y a un certain Victor Noir qui était journaliste à l’époque de Napoléon III, aux environs de 1870, à la fin du second empire donc, qui s’est rendu au domicile du neveu de l’empereur, en compagnie d’un de ses amis journalistes, pour régler les modalités d’un duel qui devait avoir lieu (car il y a encore des duels d’honneur à l’époque). Le neveu de Napoléon III qui était par ailleurs une espèce d’hystérique, de malade, s’énerve, et blesse mortellement Victor Noir d’un coup de pistolet. On descend le corps du jeune journaliste agonisant à l’extérieur de l’hôtel et on le dépose sur le sol d’une pharmacie qui se trouve à côté, là il va mourir dans les instants qui suivent. Il se trouve que Dalou, un célèbre sculpteur de l’époque, passe par là, avec son carnet de croquis et croque Victor Noir. S’en suit évidemment un grand scandale politique. Toute la presse d’opposition, que représentait Victor Noir, est en émoi, elle s’en prend au gouvernement et à l’empereur et les funérailles de Victor Noir sont l’occasion d’une grosse émeute. On est à deux doigts de la guerre civile. Victor Noir est d’abord enterré à Auteuil, puis, par son frère qui s’occupe de ses intérêts et grâce à une souscription qui évidemment n’est pas une souscription
nationale ou officielle, mais une souscription de toute la gauche, on veut offrir une espèce de tombe de martyr à Victor Noir. Car c’est toujours bon pour des partis d’avoir des martyrs. On sait même que parfois, on en fabrique exprès, on va quelque fois jusqu’à descendre un mec pour pouvoir s’en
servir par la suite, ça s’est déjà vu dans l’histoire. Bref. Là ce n’est pas le cas : ce Victor Noir devient le héros de l’opposition et on demande tout naturellement à Dalou qui avait assisté aux derniers instants du jeune homme de s’en charger.
Qu’est-ce qu’il fait ? Il le représente gisant, étendu par terre ; il a la lavallière un peu ouverte. Son chapeau haut-de-forme a roulé à côté de lui. Et il a, parait-il, comme bien les gens décédés de mort violente, une érection, bien visible en haut du pantalon. Disons qu’il a la culotte bien garnie. Et qu’est-ce qu’il se passe ? Cette tombe devient une tombe fétiche. Il y a une espèce de légende, de superstition qui naît autour de ce personnage et les femmes qui sont en mal d’enfant, vont voir Victor Noir, passent leur main sur le sexe de Victor noir et là elles sont pratiquement assurées que dans les neufs mois, il y’aura un bébé en conséquence. Et le pire, c’est que cette espèce de croyance superstitieuse – qui chez certaines peut être un jeu, on peut encore la vérifier de nos jours. Moi j’ai déjà vu dans le chapeau de Victor noir des petits billets qui ont été déposé et qui sont des billets de reconnaissance. On peut lire texto : « Merci Victor, tu verrais mes deux jumelles, elles sont magnifiques ». Sous-entendu « c’est grâce à toi ». Donc c’est un gage de fertilité, de fécondité. La version hard si je puis dire de cette affaire, celle qui nous renvoie à l’érotique du cimetière et aux liens qui unissent parfois les vivants et les morts : certaines femmes [des hommes aussi] viennent enjamber la statue et prennent du plaisir en se frottant sur la protubérance ! Ça, il ne faudrait peut-être pas le dire, mais j’ai participé à la chose. Enfin… participé… Nous avons tourné une émission pour une chaîne de télévision allemande pour montrer ce qu’il se passe parfois dans les cimetières et nous avons tourné une scène avec une jeune femme très légèrement habillée qui reconstituait, avec un plaisir non dissimulé, la scène. Nous sommes, dans un cimetière, dans un climat où l’amour et la mort se rejoignent. On peut parler d’une sainte alliance entre la mort et la petite mort. Disons qu’on peut atteindre la petite mort juchée sur un monument funéraire…
Amer : Oui, le lien entre Eros et Thanatos est ici évident. Cela me rappelle cette fameuse histoire d’agalmatophilie autour de l’Aphrodite de Cnide. L’agalmatophilie ou pygmalionisme est une paraphilie relatant une attirance sexuelle pour les statues et les poupées. Cette statue de Cnide, dont je parle, et dont nous pouvons voir une copie grecque au Musée du Vatican a selon la légende été commandée à Praxitèle par les habitants de Cos ; choqués par la nudité affolante de cette déesse, ses commanditaires refusèrent l’œuvre du sculpteur au profit d’une Aphrodite voilée beaucoup plus chaste. L’île voisine de Cnide, en guerre contre celle de Cos, recueille alors la statue dénigrée. Le reste est raconté en grec par Lucien, par Philostrate et par le chrétien Clément ; et, en latin, par Pline l’Ancien, par Valére Maxime et par le chrétien Arnobe. C’est dans les Amores de Lucien que l’histoire est la plus complète. C’est dans l’Histoire Naturelle de Pline qu’elle est rapportée avec le plus de concision : « Selon la tradition, un homme s’éprit d’amour pour elle, se cacha durant la nuit, l’étreignit et une tache trahit sa passion » (Histoire Naturelle XXVI, 21). Un peu plus loin, Pline évoque une aventure semblable à propos d’une autre statue de Praxitèle représentant le dieu Amour : « toujours de Praxitèle, un Cupidon, nu, à Parium, une colonie de Propontide, qui partage la réputation et les outrages de la Vénus de Cnide : Alcétas de Rhodes en tomba amoureux et laissa sur lui aussi une semblable trace de son amour » (Histoire Naturelle, XXXVI, 21-22). Voilà pour les tâches coupables que nous pouvons parfois trouver sur certains marbres ou certains bronzes des cimetières anciens. Car il faut bien le dire : le cimetière, comme espace muséal, est « le théâtre de lubricités cachées » pour reprendre l’expression de Leiris, un lieu froid où l’image multipliée de la femme darde le désir. C’est une définition de l’érotisme pour Hervé Gauville : « le plaisir de jouir indéfiniment reporté ». Et d’aucuns ne reportent plus, mais passent à l’acte. L’Événement du 4 mars 1877, relate l’histoire d’un jardinier, amoureux d’une copie de la Vénus de Milo, qui fut surpris alors qu’il se préparait à commettre sur elle l’acte sexuel. En tous cas, ce que vous racontez à propos de la tombe de Victor Noir n’est pas très éloigné de ce qu’il s’est joué autour de la statue funèbre d`Oscar Wilde, sise au Père Lachaise, elle aussi. Ce monument forgé par Jacop Epstein, représente l’écrivain, nu, sous la forme d’un sphinx ailé à la fois ange et démon et surtout, doté d’une belle et solide érection. La statue aurait de ce fait subit de nombreuses visites nocturnes au cours desquelles les admirateurs de l’écrivain et quelques aventuriers se seraient empalés sous celle-ci. Une feuille de bronze apposée sur les parties décriées de la statue n’a pas suffit à la préserver d’une castration anonyme. Personne ne sait si le vandale était un père la pudeur ou un fétichiste de l’olisbos statuaire. Mais ce sont parfois les mêmes. Vous savez ces choses là ! Ceci dit, revenons un instant si vous le voulez bien aux communards et surtout à leur bourreau, le dénommé Thiers. Si Victor Noir reçoit encore aujourd’hui l’hommage pressant et humide d’hommes et de femmes (car il n’y a pas que ces dernières qui profitent de son embonpoint), Thiers lui s’est attiré les faveurs explosives des amis du négatif et de la dynamite. Les statues et les monuments funéraires attisent les passions. Que savez-vous de cette action retentissante ?
André Chabot : Je sais que Thiers n’est pas un de mes politiciens préférés, c’est peu de le dire, en même temps, je ne sais pas s’il y en a, mais bref, c’est pour moi le sale type dans toute sa splendeur. Thiers, c’est le Versaillais, l’anti-communard forcené. D’ailleurs, c’est assez intéressant de voir que parmi l’élite littéraire de l’époque, comme vous le rappeliez, il n’y en a pas beaucoup qui étaient du côté des communards. Même des gens qu’on aime beaucoup lire et qui sont jugés comme étant des gens remarquables, je pense à Flaubert par exemple, ou Théophile Gaultier, étaient vraiment odieux avec ceux dont ils disaient qu’ils étaient la plaie de la terre, juste de la racaille. Et puis alors le massacre justement dans le cimetière du Père Lachaise, contre le mur des fédérés… Mur des fédérés qui attire toujours une foule considérable, à la Toussaint évidemment, mais aussi le jour du premier mai. Il n’y a pas seulement que les anarchistes, les libertaires. Il y a aussi les franc-maçons. Alors évidemment il y a tout le folklore. Moi, je n’aime pas le folklore. Je n’aime pas l’uniforme de manière générale. Même s’ils ne se valent pas tous, j’ai tendance à assimiler tous les uniformes. Les flics, les militaires, les gendarmes, ça me fout des boutons. Mais l’insigne des franc-maçons, c’est pareil ! Ça m’agace. Je trouve que c’est une preuve de faiblesse : vouloir absolument s’affirmer sous un uniforme, ça m’a toujours paru pitoyable. Je comprends d’ailleurs. On se sent toujours plus fort en appartenant à une communauté. Il y a une espèce d’instinct comme ça qui vous pousse à vous mettre en groupe, alors on arbore les signes de cette appartenance. Pour tout dire, ça me gène infiniment ! Ceci dit, habillé comme je suis, on peut dire que j’appartiens moi aussi à telle ou telle catégorie d’individus ! C’est possible. Mais j’essaye quand même d’être unique et d’échapper à tout ça. Donc chaque année, il y a des célébrations devant le mur des fédérés, avec des discours, des discours politiques, parfois très violents contre le pouvoir, à l’intérieur du cimetière. Il y a tous les vieux libertaires qui sont là et ça chante le temps des cerises. C’est chouette. Mais bon, je vais pas dire qu’ils vont droit dans le mur mais quand même… Là, je crois que je commence à avoir un raisonnement de vieux con. C’est bien possible… Je le sens venir. J’ai un peu perdu mon enthousiasme d’antan. Bref. De quoi parlait-on ? Ah oui. Thiers, cette crapule. Vous voyez, ça revient ! Thiers, il a un monument que je trouve ridicule, débordant : une espèce d’hypertrophie d’un bonhomme qui était tout petit, on sait que c’était un nabot. Je trouve ça assez ridicule. Et puis il a été plastiqué, comme vous dites, je ne sais plus quand exactement, quelques années après mai 68. Ce qui était bête. Ça n’était pas très finaud… je veux dire, tant qu’à faire, il fallait mettre une vraie charge. Là ils l’ont juste ébréché. Ils ont mis une colonne de travers et ils étaient contents. Fallait le raser le truc. Parce qu’au final ça a quand même coûté beaucoup de sous. A la communauté. Moi il aurait pas fallu venir avec un tronc pour la reconstruction du monument de Thiers, hein, ils auraient été reçus !
Allez donc lire la suite dans le Amer, revue finissante #5, toujours disponible sous format papier et quelque part sur ce blog en version électronique gratuite… Et Vive la Commune !
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18/03/2021