Le Rauque !
Georges Eekhoud est un écrivain homosexuel et anarchiste belge. Il a écrit l’essentiel de son oeuvre entre 1880 et 1914. Pour la plupart de ses nouvelles et de ses romans, une première version a été publiée à Bruxelles puis une deuxième version, plus audacieuse, est parue à Paris. Eekhoud fait parti des fondateurs de La Jeune Belgique et a collaboré pendant plus de vingt ans au Mercure de France. En 1900, il a comparu devant les Assises de Bruges pour son roman Esal-Vigor, premier roman à revendiquer clairement le droit à aimer un autre homme. Après la premère guerre mondiale, Eekhoud fut encore blâmé et sanctionné par ses compatriotes pour ne pas s’être assez nettement démarqué par rapport au mouvement flamand. Toute son euvre magnifie le velours chatoyant, rêche et doux des costumes de peine, mais aussi ces éclats si particulier du français quand y brûle le flamand du peuple, la langue refoulée et idéalisée. Ce velours, Georges Eekhoud l’a instauré en fétiche et son écriture obéit sans cesse à la pulsion de la réparation.
Mirande Lucien, Eekhoud le rauque, Villeneuve d’Ascq (Nord), Presses Universitaires du Septentrion, 1999
L’ouvrage consacré à Georges Eekhoud par Mirande Lucien a l’incontestable mérite de venir combler une lacune. Nul ne conteste qu’il revient à Eekhoud une place d’importance dans le cadre de la transition entre Naturalisme et Fin-de-siècle, dans le contexte de cet « âge d’or » de l’histoire de la littérature en Belgique francophone, qui s’étend jusqu’à la rupture représentée par la Première Guerre mondiale. Une étude d’ensemble sur l’auteur s’imposait toutefois, puisqu’il convenait de reprendre, compléter et corriger les matériaux existants, bien lacunaires en effet.
2La première partie du cette étude, couvrant quelque 200 pages, présente ainsi une biographie de Georges Eekhoud. Elle exploite de nombreux matériaux d’archives inédits, qui sont présentés en interaction permanente avec l’ensemble de l’œuvre, mettant notamment en évidence la genèse de beaucoup de ces textes. Dans une seconde partie plus courte et intitulée « Les caractères tremblés de l’existence de soi », Mirande Lucien quitte délibérément le champ de l’histoire littéraire et se consacre à une lecture personnelle et critique de l’œuvre, abondamment nourrie par les instruments de la psychanalyse et prenant comme fil conducteur « Le Cycle de Laurent », à savoir les romans dont le personnage principal est Laurent Paridael : La Nouvelle Carthage et L’Autre Vue. À cette analyse s’ajoute un commentaire d’autres textes et récits. L’ouvrage est complété, outre la bibliographie générale et l’index, par une bibliographie de Georges Eekhoud, tenant compte notamment du volumineux Journal inédit, des traductions faites par Georges Eekhoud et des traductions de son œuvre.
3Qu’il nous soit permis de concentrer l’essentiel de nos commentaires sur la partie biographique de l’ouvrage. La lecture de la seconde partie résulte d’une rencontre toute personnelle entre Mirande Lucien et Georges Eekhoud. Elle prend « délibérément le risque », nous dit l’auteure, « de faire de la connivence un outil de connaissance » (p. d’introduction). D’autres commenteront mieux que nous la pertinence de cette lecture qui se présente pour l’essentiel comme un « fleuve qui forme des méandres pour mieux poursuivre dans la direction obligée » (p. 245). Cette interprétation se fait en grande partie sur le mode associatif et reste proche du texte étudié. La grille de lecture psychanalytique peut convaincre à certains moments, moins à d’autres. Elle offrira certainement matière à débats.
4Les biographes les plus avertis d’Eekhoud s’étaient donc jusqu’ici reposés sur une légende biographique faite de travestissements et d’omissions, largement entretenus par Eekhoud lui-même. À cela s’ajoute que le Journal inédit conservé aux Archives et Musée de la Littérature (AML) tient manifestement par endroits de l’auto-fiction, certains passages relatifs à l’homosexualité d’Eekhoud ayant été censurés. Eekhoud commença son Journal à l’âge de quarante ans, soit le 1er janvier 1895. Les quelque 5000 pages du manuscrit s’interrompent précisément à la veille de sa mort, le 28 mai 1927. Bien au-delà de la connivence avouée et de la passion qui l’unit à l’auteur, Mirande Lucien s’est adonnée à un minutieux travail de recherche. Épluchant systématiquement archives familiales, registres de l’État civil et collections particulières, elle a découvert des pans entiers de la biographie de l’homme et a corrigé en bien des endroits cette légende personnelle savamment entretenue. Le tout se lit avec plaisir et témoigne d’une maîtrise érudite du sujet, alliant la recherche documentaire en profondeur au sens du détail scientifique pertinent. La biographe ne se limite pas non plus au seul parcours de l’homme ; elle élargit la perspective et fait s’inscrire le parcours d’Eekhoud dans l’histoire des mentalités et les réseaux littéraires nationaux et européens de l’époque. Qu’il soit ainsi question de Gide, Zola, Wilde ou encore des nouvelles théories de l’homosexualité dans l’Allemagne de la seconde partie du XIXe siècle (p. 136ss), ajoute à la valeur de l’ouvrage.
5On appréciera aussi l’honnêteté intellectuelle avec laquelle M. Lucien met en évidence les contradictions et les faiblesses d’une personnalité pour laquelle elle ne cache pas par ailleurs son admiration : lorsqu’elle reproduit intégralement la réponse d’Eekhoud au Néerlandais Hubertus Johannes Schouten, où le premier renie son homosexualité, par obligation de ne pas s’exposer dans un pays où il doit faire face à l’obligation de gagner sa vie (p. 153) ; lorsqu’elle explique plus loin l’accord d’Eekhoud pour faire traduire son œuvre par l’éditeur allemand Anton Kippenberg en pleine occupation par des raisons pécunières et un enthousiasme poétique et humain débridé, couvrant un manque total de lucidité politique (p. 181sq) ; lorsqu’elle constate avec justesse la contradiction inhérente au comportement d’Eekhoud, qui soutient vouloir former les masses pour permettre l’accès du plus grand nombre à un niveau supérieur d’éducation, mais comprend aussi qu’en éduquant le jeune Campinois Stan Bartholomeus, boucher et tailleur, il tue précisément ce qu’il aime chez celui-ci (p. 191).
6Les qualités de cette biographie sont donc réelles, même s’il nous faut à présent en relever quelques lacunes. Dans le tableau dressé du paysage de la Belgique littéraire de la fin du xixe siècle (p. 57ss), un manichéisme sous-jacent et assez caractéristique de la démarche globale simplifie les antagonismes en présence : il ne suffit pas de dresser le dérangeant Edmond Picard, « personnalité d’une envergure assez exceptionnelle » (p. 59) et partisan de l’art « au service de la transformation de l’homme et de la société » (ibid.) face à la doctrine de l’art pour l’art d’un Albert Giraud, dont le souci d’épurer la langue est rapproché de l’« épuration ethnique » (p. 60)… Ce n’est pas à tous égards que l’exemple moral de Picard s’avère édifiant. On sait en effet que les préjugés antisémites contaminèrent aussi les milieux socialistes de l’époque, et notamment Picard. Eekhoud lui-même n’échappe pas tout à fait au stéréotype du « juif banquier ». Qu’on se rappelle le portrait du juif rhénan Fuchskopf (« tête de renard ») dans le chapitre de La Nouvelle Carthage consacré à la bourse. Lorsqu’on sollicite son appui financier, Fuchskopf « tire de son porte-monnaie un luisant écu de cinq francs et au lieu de le consacrer à une exceptionnelle aumône, le passe à deux ou trois reprises sous le nez du solliciteur, puis le presse amoureusement entre ses doigts crochus et moites comme des ventouses, l’approche même de ses lèvres comme s’il baisait une patène… […] . Puis, ricanant, remet l’hostie dans son gousset et jouit de la déconvenue du malencontreux intercesseur et de l’approbation de ses courtisans et complices » (La Nouvelle Carthage. Éd. définitive. Paris, Mercure de France, 1914, p. 23). Il eût fallu épingler qu’un certain manque de tolérance caractérisait aussi, à plusieurs égards, les milieux de gauche.
7Concernant le Journal d’Eekhoud et la fiabilité qu’on peut lui accorder, le lecteur y perd quelque peu son latin. Quelle est par exemple la « main pieuse » qui a censuré le Journal à certains endroits ? Est-ce Eekhoud lui-même qui a réécrit son histoire, comme il est suggéré à la première page de l’introduction ? S’agit-il d’une autre personne, comme il est affirmé ailleurs (p. 91 et 106) ? Il faudrait pouvoir manier partout avec une rigueur égale la critique d’interprétation, appliquer ainsi la méthode du doute systématique, puisqu’il est clair qu’Eekhoud aime nous mentir. Alors que Mirande Lucien nous avertit de cet état de fait, on a parfois l’impression qu’elle fait trop facilement confiance à certains témoignages autobiographiques.
8Un nombre exagéré de coquilles témoigne d’un manque criant de soin dans la finition. On peut être indulgent face à quelques imperfections dans l’orthographe de certains noms propres : Molenbeck pour Molenbeek (p. 88 à trois reprises ; orthographié correctement par ailleurs) ; Grinmelshausen pour Grimmelshausen (p. 103) ; Dwelshauvers (p. 145) ou Dwelshauers (p. 169) au lieu de Dwelshauwers ; Annette Kolk au lieu de Kolb (p. 182) etc. En revanche, l’écorchement systématique des noms de revues allemandes empêche une bonne compréhension : « La vie sexuelle de notre époque » ne se traduit pas par Das Sexualenleben unsere Zeit (p. 152) mais par Das Sexualleben unserer Zeit, le r de unserer indiquant le génitif ; « série flamande » se dit Flämische Reihe, pas Flamïsch Reihe (p. 166) ; la transcription allemande de l’« Annuaire pour les recherches folkloristes concernant le développement historique de la morale sexuelle » (p. 139) est tout simplement incompréhensible, etc. Le phonème holh — mis en parallèle avec le néerlandais hol et l’anglais hole — n’existe pas en allemand (p. 244, note 52). Cette nonchalance dans la finition peut affecter l’interprétation : à supposer qu’Eekhoud se trompe, lorsqu’il écrit en anglais dans son Journal « I cannot have my heard into my mouth » (p. 190), il conviendrait de le relever et de remplacer heard par un terme adéquat (heart ?).
9Plusieurs citations devraient être renvoyées à la page du texte dont elles sont issues (p. 46, note 28 ; p. 85, note 77 ; p. 98, note 5). Nous avons également l’habitude de renvoyer à la cote d’un document trouvé aux AML ; celle-ci est parfois mentionnéee, parfois pas (p. 41, 45, 63ss, 81, 112 etc.). On aimerait enfin connaître l’auteur de la notice la plus récente consacrée à Eekhoud dans la Biographie Nationale, dont l’analyse ouvre le livre (p. 17).
10Certaines tournures stylistiques sont plutôt maladroites : en quoi la relation amoureuse entre Eekhoud et Sander Pierron est-elle particulièrement « exceptionnelle » (p. 88) ; n’est-il pas d’autres correspondances amoureuses couvrant aussi trente-cinq ans ou plus, « un espace de temps remarquable » (p. 89) ? Pourquoi affirmer qu’Eekhoud traduit « fidèlement » l’Edouard II de Christopher Marlowe (p. 85) et démontrer par la suite qu’il adapte le texte très librement (p. 86) ? S’il est rappelé qu’il est difficile d’étiqueter Eekhoud politiquement, pourquoi décréter qu’il est « à gauche de toute gauche » (p. 73), slogan bien peu significatif en vérité.
11Le difficile exercice de la biographie impose certes qu’on fasse des choix et il est légitime qu’on se laisse guider par ses affinités. Dommage toutefois qu’on en apprenne somme toute bien peu sur Cornélie Eekhoud, compagne d’une vie et manifestement chérie par Eekhoud, même s’il ne s’agissait pas d’un mariage d’amour. (Fallait-il en revanche citer à cinq reprises deux extraits quasi identiques du Journal relatifs à certains détails physiques des amours homosexuelles d’Eekhoud (pp. 108, 109, 238, 269) ?
12L’utile travail de défrichage effectué par Mirande Lucien est donc quelque peu gâché par des problèmes de méthode et un manque de rigueur. Sa valeur documentaire reste réelle et devrait pouvoir être utile aux recherches ultérieures sur l’écrivain.
Hubert Roland, « Mirande Lucien, Eekhoud le rauque », Textyles [En ligne], 16 | 1999, mis en ligne le 02 août 2012 : http://textyles.revues.org/1231
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17/07/2017