Claude Guillon lit Patrick Drevet
Je considère tout ce qui ressemble à un « journal de confinement » comme un dégât collatéral de l’actuelle épidémie ; je me suis donc tenu soigneusement à l’écart de telles publications. Si j’ai fait une exception pour Quand la ville se tait. Chronique d’une sidération, c’est que j’ai croisé – il y a fort longtemps – son auteur, Patrick Drevet, avec lequel je partage un intérêt pour l’Enragé Jean-François Varlet.
Moi qu’une sidération bien réelle, au moins durant les premières semaines de confinement a rendu incapable de tout travail intellectuel, je ne peux que juger admirable le travail de Drevet. Il est de surcroît courageux, dans la mesure où l’auteur a résisté à la tentation de rectifier après coup ses impressions quotidiennes. Il a encore effectué un travail considérable de veille sur Internet, et reproduit communiqués, statistiques et déclarations, en France et à l’étranger (hélas sans sourcer les informations, sans doute pour conserver une fluidité littéraire à son texte).
Outre les remarques de bon sens qu’un auteur, que je qualifierai d’« outre-gauche » pour utiliser l’expression de Lola Miesseroff, peut faire sur le renforcement croisé du sécuritaire et du sanitaire à l’occasion de la crise épidémique sans précédent que nous traversons, on apprend donc beaucoup de choses.
J’ajoute encore que le texte est exempt d’hypothèses complotistes. Cependant, s’il se dispense à la fois de nier l’existence du virus Covid-19 et de l’attribuer à je ne sais quelle manipulation de la CIA, Drevet ne peut se défendre de ce que j’appellerai le « surplomb du non-dupe ». Or, comme le disait Lacan, honnête calembourier du XXe siècle, « les non-dupes errent ». J’en veux pour exemple le passage où il se plaint du refus de quelques amis de venir prendre un verre chez lui :
J’invite des amis à prendre un verre chez nous. Refus catégorique. Obéissance. Confinement. Pas même dehors et à distance ! Par des gens plutôt généreux. Se rendent-ils compte que leur regard est ostracisant dès lors qu’en temps de crise ils traitent leur non-hôte en pestiféré potentiel, et brisent tout lien. [24 mars, p. 19]
Au moins au moment où l’auteur rédige les lignes qui précèdent, il est manifestement incapable d’envisage l’hypothèse qu’il peut être aussi « généreux » que prudent de décliner une invitation à prendre l’apéro quand on ignore les modes de contagion et que l’on ne dispose pas de tests…
Pourquoi ? Sans doute parce qu’apparaît comme un piège par essence toute mesure imposée ou recommandée par un gouvernement. On ne saurait partager l’avis du gouvernement en quelque matière n’est-ce pas ? Même sur la propagation d’un virus. Ne risquerait-on pas – et je m’empresse de préciser que j’ignore tout du point de vue de Drevet sur la question – de considérer comme « ostracisant » l’emploi systématique du préservatif comme moyen de prévention des maladies vénériennes (y compris mortelles).
On m’objectera que l’usage du préservatif n’est pas obligatoire. J’en conviens, et j’en profite pour formuler une remarque. Le confinement, même contourné, a contrarié beaucoup de relations affectives et·ou érotiques, dont bon nombre n’avaient rien de clandestines. C’est à ma connaissance la première fois que – certes indirectement – l’État moderne s’immisce de manière aussi invasive dans la vie relationnelle d’un aussi grand nombre de personnes. Je crains que ce précédent serve dans l’avenir de modèle à d’autres « mesures de santé publique » qui visent directement les « comportements sexuels ».
Drevet a, semble-t-il, pratiqué l’objection de conscience vis-à-vis des autorisations dérogatoires de sortie. Je ne trouve cela ni dérisoire ni admirable. Mais lui présume l’état d’esprit des « obéissants » :
Ceux qui se promènent avec leur petit papier ont l’air satisfait, incapables d’imaginer qu’une énorme machine s’est déclenchée, qui va broyer ce qui les faisait vivre. [5 mai, p. 66]
Pourquoi prendre les gens pour des imbéciles ? Et ont-ils vraiment – sous le masque – « l’air satisfait » ? Ne pourrait-on pas dauber pareillement sur qui se plie à l’obligation, permanente celle-là, de porter sur soi (ou de pouvoir produire) des papiers d’identité en règle ?
Ce léger mépris a bien un caractère politique puisque Drevet fait montre par ailleurs d’une belle sensibilité à propos du sort réservé aux personnes âgées confinées dans des établissements « spécialisés ».
Du coup, semble considéré comme un signe encourageant le fait que « la plupart des passants le baissent [le masque] puis le quittent hors de la gare et des transports publics où c’est pointilleusement surveillé. » [23 mai, p. 89] Pour ma part, je veux croire que c’est le bon sens le plus ordinaire qui fait conserver un masque dans un espace réduit et mal ventilé, tandis que l’on peut sans risque s’affranchir de l’obligation légale de le porter quand on est en plein air.
Même amertume dans la postface, signée de Julien Coupat « et autres », et intitulée « Choses vues ». C’est une longue énumération des phénomènes observés durant l’épidémie, énumération qui n’est pas sans rappeler la déploration ordinaire des ménagères de plus de cinquante ans dépassées (et comme on les comprend !) par leur époque : « Avec tout ce qu’on voit ma pauv’ dame ! » Sans vouloir me pousser du col, je ne considère pas impossible que l’une des notations me vise (au moins pour partie) :
Nous avons vu les grands libertaires faire l’apologie du confinement et promouvoir le port citoyen du masque et les plus gros fachos en dénoncer la tyrannie.
Car voyez-vous bien, ni le confinement ni le masque ne peuvent présenter la moindre légitimité médicale, puisqu’ils sont imposés par l’État… Et voilà pourquoi votre fille de 30 ans est muette de fatigue, trois mois après avoir été guérie de son infection au Covid !
Je citerai cependant, pour clore ce billet, une formule (Agambienne, d’origine Benjaminienne) de la litanie des « Nous avons vu… » qui me paraît juste et belle, même si nous n’en tirons manifestement pas toujours des conséquences identiques, les auteurs et moi :
Nous avons vu dans toute sa nudité le réseau des dépendances à quoi nos existences sont suspendues. Nous avons vu à quoi tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus.
Drevet Patrick, Quand la ville se tait. Chronique d’une sidération mars– juin 2020, Éditions Pli (Nantes), 2020, 118 p., 10 €.
Statut de l’ouvrage : acheté à la librairie La Galerie de la Sorbonne (mais les éditions Pli sont diffusées par Les Presses du Réel ; vous ne devriez pas avoir trop de mal à le trouver).
Claude Guillon (lu sur son blog)